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SOUVENIRS 1938 - 1945 de Colette BLOCH - SELLIER et quelques indications sur les 20 années qui ont suivi

Cet article écrit par Colette Bloch relate ses souvenirs de la période de la guerre 1939-1945

Article mis en ligne le 3 avril 2005
dernière modification le 10 mai 2005

Colette Bloch relate ici ses souvenirs de la guerre 1939-1945 :

Vers 1985, juste retraitée, j’ai commencé à écrire le récit de ce que j’avais vécu dans ces années autour de 1940.

J’ai enprunté les «  : » du titre « Occupation(s) : » à Jacques Roubaud, m’autorisant de quelques similitudes ou affinités (au sens mathématique de ces termes (c’est-à-dire toutes proportions gardées)) de mon parcours avec le sien.

En 1936 - 1938 (j’avais 16 - 18 ans) le Front populaire était au gouvernement en France et en Espagne. Impossible d’oublier l’enthousiasme, l’espoir, puis l’élan de solidarité envers l’Espagne après le coup d’état de Franco, l’épopée des Brigades internationales. Aussi quelle angoisse, quel crève-coeur, quelle colère quand la République espagnole a été abandonnée par la France et l’Angleterre et écrasée par les fascistes !

En 1938 j’ai adhéré à l’Union des Jeunes Filles de France. Je préparais, au Lycée Fénelon à Paris, le concours d’entrée à l’ENS de Sèvres ; j’habitais chez mes parents, 32 boulevard Saint-Marcel. Les réunions de l’UJFF avaient lieu le soir, dans un local [1] situé en haut de la rue Mouffetard. C’était très amical ; il y avait des causeries
politico-« culturelles » et la principale activité militante consistait alors à collecter dans les rues de l’argent et des boîtes de lait pour les enfants espagnols, avec un certain succès dans ce cinquième arrondissement. Mes parents n’y voyaient pas d’inconvénient, pourvu que le mot communiste n’apparaisse pas. Socialistes avant 1914, dans le Nord, ils étaient sincèrement
« Front populaire » ; on m’avait appris qu’en principe il faut toujours soutenir les grévistes. Mais le PC leur paraissait excessif, et dangereux - dans tous les sens du terme. Ma mère est venue avec moi un soir à un meeting, salle de la Mutualité, pour la défense de l’Espagne. Margarita Nelken parlait ; à la sortie il y a eu quelques accrochages avec la police.

Je me trouvais bien à l’UJFF et je me suis d’abord tenue à l’écart des Etudiants communistes, pour être plus près du peuple...(!). Claudine Petit , la secrétaire (qui préparait Fontenay à Fénelon), me disait que c’était ridicule. J’ai adhéré le lendemain de Munich, le 1er octobre 1938. Dans notre groupe (des
« classes supérieures » ! - on dirait aujourd’hui classes préparatoires) j’ai connu Yvon Djian (qui sera fusillé), Ania Pozner (nièce de Vladimir), Marcus, Pierre Lamandé (qui sera fusillé lui aussi) et sa femme Colette, Francis Cohen et sa soeur Laurence... Le local était rue Valette. Les réunions, politico-philosophiques, étaient plus agitées que celles des Jeunes Filles.

Je lisais à l’époque À la lumière du marxisme. J’ai entraîné ma soeur Marcelle à une causerie de Jacques Solomon sur les problèmes de la physique moderne ; j’espérais l’entendre aborder la question fort controversée - alors comme par la suite - des relations d’incertitude en physique quantique, mais il n’y a fait aucune allusion (l’auditoire, fort peu nombreux, n’était d’ailleurs pas en majorité scientifique). A la fin j’ai donc demandé à l’orateur si la dialectique permettait d’expliquer cette apparente impuissance de la science et s’il s’agissait réellement d’une impasse, mais je n’ai obtenu qu’une réponse rassurante et dilatoire. J’ai admis que le problème restait ouvert.

(Jacques Solomon, physicien, gendre de Paul Langevin, a été, avec Georges Politzer et Jacques Decour, à l’origine de la résistance universitaire ; ils ont préparé la parution de L’Université libre et de La pensée libre , avant d’être arrêtés. Tous les trois, militants comunistes, ont été fusillés en 1942).

J’avais peu de temps pour les diverses réunions (qui rassemblaient au maximum une vingtaine de personnes), et j’ai raté ainsi une conférence de Jean-Richard Bloch sur l’Espagne, à l’intention des Etudiants communistes. Je l’ai beaucoup regretté car j’avais été très remuée par son roman ...et Cie (...et Compagnie, qui a été réédité par Gallimard en 1997) et je découpais dans l’Humanité ses feuilletons de critique littéraire dont le ton me plaisait beaucoup. (Il semble que personne ne se souvienne de ces articles ; j’en avais toute une liasse que je n’ai pas retrouvée après la guerre.)

En juin 1939 j’ai échoué pour la deuxième fois, et toujours à cause de la chimie, à l’oral de Sèvres ; en revanche j’ai été reçue, grâce aux mathématiques, à l’Ecole supérieure de Chimie de Nancy (j’ai passé l’oral de chimie avec le directeur de l’Ecole lui-même, M.Travers, le 14 juillet 1939).

Septembre 39 - mai 40 - « La drôle de guerre »

La chimie ne m’emballait pas, on s’en doute. D’autre part, après la déclaration de guerre, l’Ecole a été transférée à Lyon ; ma famille ne connaissait personne dans la région, alors que nous avions des amis à Lunéville (qui, juifs, se réfugieraient plus tard à Carpentras...) et les études étaient chères dans cette école privée - qui fut transformée en ENSI après la guerre. J’acceptai donc la bourse de licence à laquelle j’avais droit par l’admissibilité à Sèvres, avec en prime l’équivalence du certificat de Mathématiques générales. Cette bourse n’était pas valable pour Paris, il fallait donc, de toutes façons, aller en province. La prestigieuse Université de Strasbourg se repliait sur Clermont-Ferrand : il fut décidé que j’irais à Clermont.

J’ai passé encore septembre et le début d’octobre à Merlimont [2] ; il a fait un temps merveilleux. J’ai donné des leçons pendant tout le mois de septembre. Le soir j’allais écouter les nouvelles à la radio, tout en tricotant des chaussettes, chez une mère de quatre enfants dont le mari était mobilisé - une connaissance de guerre et de vacances dont je n’ai plus jamais rien su. Le pacte germano-soviétique avait été signé le 23 août ; ça ne m’a pas particulièrement troublée : mon beau-frère Marcel Weill, par qui j’étais devenue communiste, était venu en permission et m’avait exposé les raisons de ce pacte de non-agression [3] entre l’URSS et l’Allemagne. De toutes façons nous avions confiance en l’URSS, confiance dans les communistes de tous les pays - et nous avions raison , quand tout est dit ; notre choix ne devait rien au hasard. On voudrait aujourd’hui, un demi-siècle après, accréditer l’idée qu’il était possible, en toute innocence, d’hésiter entre résistance et collaboration. Pour les communistes la Résistance a été tout naturellement la continuation de la lutte contre le fascisme, de l’aide à l’Espagne et, encore avant, de l’aide aux réfugiés italiens, allemands ou d’Europe centrale qui avaient dû s’enfuir de leur pays. Par eux nous savions ce que personne n’aurait dû ignorer après Mein Kampf, après l’Anschluss et l’occupation de la Tchécoslovaquie. Mais : « Plutôt Hitler que le Front Populaire ! » - ce mot d’ordre est toujours en vigueur aujourd’hui, en remplaçant Hitler par ... ? à vous de voir : les exemples ne manquent pas, même s’ils paraissent plus anodins [4].

« Le pacte » a permis aux dirigeants français de se débarrasser de ces gêneurs de communistes, et ce avec toutes les apparences d’une légitime indignation (parlons-en de la vertu outragée des munichois [5] !). L’Humanité avait été saisie dans la nuit du 25 au 26 août 1939 ; le 27 toutes les publications du Parti avaient été interdites. Le 3 septembre la France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à l’Allemagne, la « drôle de guerre » commence. Le 26 septembre 39 le gouvernement Daladier décrète la dissolution du PC et de nombreuses organisations démocratiques, la confiscation de tous leur biens. Le 26 octobre paraît le premier numéro clandestin de L’Humanité. Après le procès des députés communistes (mars-avril 1940), le décret Sérol (ministre socialiste de la Justice) prescrira la peine de mort pour tout suspect de propagande communiste.

Cette culture, ou plus simplement cette conscience communiste, prenant en compte l’histoire des luttes ouvrières, la solidarité internationale, les combats contre le colonialisme menés par les communistes, avait touché beaucoup d’honnêtes gens de gauche, entre les deux guerres. Ceux qui n’ont pas connu cette période s’étonnent du nombre des intellectuels, et non des moindres, qui s’étaient alors sentis proches des communistes. C’était une question de coeur et de raison. Les militants ouvriers payaient chèrement leur engagement : prison, listes noires des entreprises... - et ils allaient continuer à payer. Tout cela, les donneurs de leçons d’aujourd’hui veulent l’ignorer et mentent sciemment en « rappelant » à tout propos que les communistes ne sont entrés en résistance qu’après l’attaque allemande contre l’URSS. Nous (et combien d’autres camarades !) sommes la preuve (encore) vivante du contraire.

Fin octobre 39 je m’installai donc à Clermont, dans une chambre en sous-sol, rue Montlosier. Je prenais mes repas dans une pension de famille, près de la place Gaillard, et je donnais quelques leçons pour compléter ma bourse.

C’était mon premier contact avec l’Auvergne. Je n’y connaissais personne et en particulier aucun membre du Parti. J’ai échangé quelques lettres avec Francis Cohen qui était mobilisé dans la DCA près de Melun et il m’a dit qu’un ami d’enfance à lui, Michel Bloch, était professeur à Thiers, il lui écrivait en lui signalant mon isolement politique.

C’est en décembre, je pense, que Michel est venu me voir. Il m’a fait connaître des amis à Clermont : les Martin, tous deux professeurs ; les Parrot : Louis, le poète, Denyse et leur fils Jean-François qui avait environ cinq ans ; Dichamp, aussi professeur... Pour les vacances de Noël je suis allée à Paris.

Par la suite, je suis allée voir Michel à Thiers et là j’ai fait la connaissance des Desserin et de leur fils Pierre - Madame Desserin était directrice d’école -, de Marcel Sauvagnat, Toinou Saint-Joanis, Tonine Planche, et de la famille Joubert. Tous m’ont reçue avec la plus grande amitié. Nous avons fait, Michel et moi, de grandes promenades à pied ou à bicyclette dans ce beau pays. Au début j’ignorais qu’il était le fils de Jean-Richard Bloch (Bloch est un nom fort répandu). Je l’ai appris par hasard, en parlant avec les Martin. Pendant nos randonnées à pied nous parlions surtout littérature et, un jour où je faisais allusion à André Maurois en l’appelant « Monsieur Émile Herzog », Michel m’a dit : “Vous savez, c’est mon oncle, le frère de ma mère”. Mais je n’avais pas vraiment gaffé parce que, dans la famille Bloch-Herzog on était assez ironique vis-à-vis d’André Maurois.

L’été 1940

C’est le grand bouleversement de la défaite, de « l’exode » ; Pétain, Laval....la population est comme frappée de stupeur. A Clermont on n’a connu ni les bombardements ni l’arrivée des troupes allemandes, seulement l’afflux des réfugiés. Les examens se sont passés normalement ; j’ai eu l’honneur de passer une partie de l’oral de Calcul diff. avec le célèbre mathématicien Elie Cartan, replié de Paris et donnant un coup de main à son fils Henri. Je suis restée à Clermont, où mes soeurs, après un repli à Bordeaux, sont venues me retrouver avant de regagner Paris. Nos parents, surpris par l’avance foudroyante des Allemands, étaient restés bloqués à Merlimont. Je ne les reverrai qu’en 1943. Je dois attendre la rentrée pour occuper la chambre qui m’a été accordée en Cité universitaire. Madame Desserin, après le départ des réfugiés de l’Est qu’elle avait hébergés dans son école, m’offre généreusement une hospitalité fort bienvenue. En modeste remerciement, j’aiderai Pierrot à préparer les math du bac. Je fais, pour ainsi dire, partie de la famille, comme d’ailleurs Michel.

Mais il n’était pas question de rester inactif. Dès le mois de septembre nous recevions épisodiquement du matériel du Parti et des A.U.S. (Amis de l’Union Soviétique). J’ai transporté des tracts, imprimés sur papier pelure, dans le cadre de ma bicyclette : on ôtait la selle et on glissait un rouleau dans le tube. De Thiers j’en ai porté à des camarades isolés, à Pont-de-Dore, St-Rémy-sur-Durolle, St-Dier d’Auvergne. Nous étions accueillis avec joie ; les gens avaient besoin de reprendre le contact après tant d’événements tragiques et avec la certitude que ce n’était pas fini.

Octobre 1940 - Janvier 1941

En octobre 40 c’était la rentrée des Facultés. Il fallait remettre sur pied l’organisation des Etudiants communistes et surtout faire de l’agitation pour entraîner le plus possible d’étudiants à l’action contre les Allemands et à la résistance contre le régime de Pétain ; dissiper les illusions à son sujet.

Yvon Djian (qui sera fusillé comme otage en 1942 au Mont Valérien) était venu de Paris pour établir le contact. Je n’ai pas connu tous ceux du groupe clermontois des Etudiants communistes des années précédentes, j’en ai connu seulement trois ou quatre , plus deux ou trois étudiants étrangers sympathisants mais qui, étant boursiers et sans relations en France, ne devaient pas être compromis (entre autres Salem Shentoub, un Irakien ; Mayer Cohn, un juif roumain). De toutes façons il valait mieux connaître le moins possible de camarades, pour la sécurité.

La consigne était d’entrer en rapport avec tous les étudiants qui semblaient mal disposés envers les Allemands, choqués par la servilité du régime de Vichy et peu enclins à la collaboration. Nous voulions former un groupe d’étudiants patriotes. Pour cela il fallait d’abord se montrer ouvert socialement et la première chose était de participer activement aux organisations officielles d’étudiants, pour soutenir les revendications matérielles ou autres, et s’y faire au moins connaître pour que, en cas de « pépin » , c’est-à-dire d’arrestation , cela ne passe pas inaperçu. (Je me suis fait élire vice-présidente de l’Amicale des Sciences et j’ai eu l’occasion d’être reçue, avec la présidente, par le Doyen, M. Dubois [6], pour je ne sais plus quelle raison.) Mais en fait, nous n’avons pas eu le temps de réaliser ce programme. Nous avons tous été arrêtés entre novembre 40 et janvier 41 et notre procès a été trop précoce, trop « politique », sans aucune personnalité connue impliquée ; par la suite on n’a retenu que le procès des universitaires strasbourgeois et celui de Pierre Mendès France (voir le film de Marcel Ophüls Le Chagrin et la Pitié).

J’avais évidemment d’autres activités qu’universitaires, essentiellement taper le texte des tracts sur stencil, Marc Lefort se chargeant des illustrations. Nous disposions d’une source pour les stencils, d’une autre pour le papier (produits contingentés et dont la vente était très surveillée) et on s’arrangeait aussi pour le tirage - je ne sais pas par quels canaux et je n’avais surtout pas à le savoir. Ensuite on distribuait les tracts en les fourrant dans les poches des manteaux, aux vestiaires, pendant les cours. Mais de cette façon on ne pouvait toucher systématiquement tous les étudiants.

(Je n’avais jamais vraiment tapé à la machine. Madame Desserin avait été révoquée et, avec sa famille, habitait chez sa mère qui possédait une petite maison à Chamalières. C’est là que j’ai « appris » à taper, la machine étant posée sur un lit et recouverte, ainsi que la dactylo, par un gros édredon pour que les voisins n’entendent rien.)

Le 30 novembre une de nos camarades Nicole Joubert, fille du Docteur Joubert bien connu dans la région, a été arrêtée chez elle, à Thiers (Madame Joubert, d’origine russe et militante des Amis de l’Union soviétique, était déjà internée au camp de Rieucros). Nicole avait, comme moi, une chambre à la Cité universitaire. Il fallait à tout prix, pour tenter de la dédouaner, continuer les distributions de tracts : la consigne, en cas d’arrestation sans flagrant délit, était de nier toute activité subversive et j’étais certaine que Nicole l’appliquerait. Il fut donc décidé que je glisserais un tract, la nuit, sous chaque porte du bâtiment des filles ; les garçons devaient faire de même chez eux (à l’époque il n’y avait pas de mixité). Ce tract nous paraissait particulièrement important car il relatait la manifestation des étudiants parisiens, le 11 novembre à l’Arc de Triomphe, et sa répression par les Allemands ; la première page s’encadrait dans une carte de France dessinée tant bien que mal, avec en exergue la phrase d’Engels : Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ; on citait l’appel à la résistance de Maurice Thorez et Jacques Duclos et on protestait, entre autres, contre l’arrestation, le 30 octobre, du physicien très connu Paul Langevin, membre éminent du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes avant la guerre.Le 8 novembre, jour où il devait faire son premier cours de l’année, il y a eu une manifestation d’étudiants devant le Collège de France, cependant que des professeurs et des chercheurs se rassemblaient dans l’amphi où ce cours aurait dû avoir lieu.

J’ai fait ma distribution comme prévu, sans encombre mais non sans battements de coeur. J’ai appris le lendemain qu’une jeune fille qui ne dormait pas avait vu le papier passer sous sa porte entre deux et trois heures du matin mais n’avait pas bougé. Or le bâtiment des filles était fermé la nuit et jalousement gardé par sa directrice, Madame Violle. « Le » coupable était forcément une résidente. A partir de là, l’enquête a dû être facile. La plupart des filles appartenaient à des familles honorablement connues dans la région, il y avait deux « étrangères », venant du même lycée parisien, l’autre était fille d’officier et connaissait bien mes opinions... Si elle a parlé - ce que j’ignore - elle a sûrement cru faire son devoir de bonne Française. En tout cas j’ai été convoquée au commissariat central peu de temps après. Les policiers de la « Brigade spéciale » (sous-entendu : anti-communiste) m’ont interrogée, ont perquisitionné dans ma chambre, se sont intéressés à un papier d’emballage en provenance de Lyon [7] qui aurait pu contenir les tracts et m’ont finalement laissée en liberté.

Evidemment, après cela il aurait mieux valu changer d’air. Mais que faire ? Nous étions livrés à nous-mêmes, sans aucune expérience de l’illégalité, sans liaison rétablie, après le départ de Djian, lui-même « brûlé » à Clermont. D’autre part je n’avais pas d’argent, il m’aurait fallu en tout cas attendre de toucher ma bourse, à trimestre échu, vers le 15 janvier. Même alors, je ne sais pas trop ce que j’aurais fait. Tout en mourant de peur (je parle du moins pour moi) nous étions très imprudents. Et nous nous considérions comme mobilisés.

Quoi qu’il en soit, Michel a été arrêté le 9 janvier 1941, en délit tout ce qu’il y a de plus flagrant : dans sa chambre la police a trouvé un paquet de 300 Humanité clandestines. Et une lettre de moi, saisie ensuite chez lui, bien que totalement apolitique, n’a fait que confirmer les soupçons de la police, qui est venue me « cueillir » à la Cité le 11 après le repas du soir. Ils ont de nouveau fouillé ma chambre et ont trouvé dans ma serviette de cours un bulletin des A.U.S. (Amis de l’Union Soviétique), que je n’aurais pas dû avoir car il était formellement interdit, par tous les responsables, d’avoir des contacts avec d’autres organisations, fussent-elles amies. J’ai prétendu que j’avais trouvé ce bulletin sur un banc dans un amphi, mais ils ont tout de même compris qu’il s’agissait d’une brochure interne, non destinée au public.

J’ai passé trente-six heures au commissariat avec une pomme pour toute nourriture et n’ai été emmenée à la Maison d’arrêt de Clermont, rue Halle de Boulogne, que le 13 janvier. Je suppose qu’il y avait eu des arrestations chez les garçons, que les interrogatoires ont été menés en parallèle avec ceux de Nicole et moi (car j’ai su plus tard par Nicole qu’un des garçons avait lâché le morceau) et que tout cela a retardé mon incarcération. On verra que cela n’a pas été sans conséquence.

La Maison d’arrêt de Clermont-Ferrand (janvier - juin 41)

La prison de Clermont était surpeuplée. Au public habituel de « droit commun » - et, chez les femmes, de prostituées -, s’ajoutait un grand nombre de militants syndicaux et de communistes arrêté(e)s pour collage d’affiches, distribution de tracts, ou simplement sur la foi de leur réputation. Dans une cellule d’environ six mètres sur quatre, on entassait six à huit femmes, avec le poêle à sciure, le coin toilette (un robinet, une cuvette), la tinette. Au début, au dortoir j’ai partagé la paillasse d’une « fille en carte » tuberculeuse et syphilitique. Ces femmes étaient là, en général, pour « défaut de piqûre » - c’est-à-dire qu’elles ne s’étaient pas présentées à la visite médicale obligatoire, la « carte » établissant officiellement leur état de prostituée. Beaucoup d’entre elles étaient des habituées, bien connues de la gardienne-chef. Elles ne restaient que quelques jours et ne s’intéressaient guère aux « politiques », cette nouvelle population qui prétendait avoir été arrêtée sans avoir rien fait de mal. Elles étaient résignées, attendant que leurs « deux jours » se passent. Il y avait quelquefois des crêpages de chignon entre elles, pour d’obscures rivalités ; cela s’arrêtait avec la menace du « mitard ». Inutile de dire que tout cela était nouveau pour moi.

Il y avait aussi beaucoup de femmes lourdement condamnées pour avortement sur elles-mêmes ou sur d’autres femmes. Il ne s’agissait pas de « faiseuses d’anges » professionnelles mais l’ordre moral pétainiste était à l’oeuvre et n’hésitait pas à faire condamner à deux ans de prison une honnête mère de famille qui avait accepté de « rendre service » et qu’on avait dénoncée. C’était d’ailleurs la législation existante et qui subsistera encore longtemps.

Heureusement j’ai été accueillie maternellement par des femmes admirables, ouvrières chez Michelin, femme de service à l’hôpital, militantes ou femmes de militants, pleines de courage et de bonne humeur, même celles qui avaient des enfants à la maison et qui attendaient (et en même temps redoutaient) les lettres et les « parloirs ». Je cite toutes celles dont j’ai retenu les noms et que j’ai connues à un moment ou à un autre pendant les cinq mois que j’ai passés à Clermont [8] : Marie Chalus, Jeanne Fournier, Alice Jouan, Elise Taiche, Marie-Jeanne Lhoste, de qui j’aurai l’occasion de reparler, Andrée Chapel, plus jeune, avec qui j’ai lu et étudié le petit livre d’Henri Lefebvre Le Matérialisme dialectique ; nous avons beaucoup sympathisé ; elle venait de Vernaison, dans le Rhône, et était ouvrière du textile. J’ai connu aussi, à la maison d’arrêt de Clermont, Hélène Rault, étudiante d’anglais, et sa tante Hélène Madeuf, institutrice révoquée par Pétain, militante de la CGTU ; l’une et l’autre n’ont fait qu’un bref séjour en prison mais je les ai revues par la suite et elles réapparaîtront dans ce récit.

Nous avons reçu aussi des gaullistes, arrêtées non pas en France (il ne devait pas y en avoir beaucoup à l’époque) mais à Dakar, à la suite de la tentative de débarquement anglaise. (De Gaulle était présent, sur une frégate anglaise, mais n’a pas réussi à rallier les forces françaises de Dakar.) Il y avait une demoiselle assez âgée, style dame d’oeuvres, qui était très gênée de faire ses besoins et sa toilette en public, et une jeune femme, Betty Hakim, entraîneuse de bar... et entraînée dans cette aventure par son ami officier de marine. (Michel aura l’occasion, à la Prison militaire, de discuter avec les marins arrêtés dans cette affaire.) Betty sera condamnée à 1 an de prison, peine qu’elle purgera à Riom ; elle prenait les choses avec philosophie, c’était une compagne facile à vivre.

Parmi les détenues notables, je dois en citer encore deux. La première et la plus sympathique c’est « la » Paulette Sahut, une célébrité à la maison d’arrêt : la police la ramassait régulièrement pour racolage ou ivresse sur la voie publique et naturellement insultes aux agents. C’était une femme d’un certain âge, elle avait reçu une bonne éducation puis on l’avait mariée à une brute qui la battait et elle avait fini par partir en abandonnant, je crois, deux enfants. Sa famille l’avait reniée, elle avait « fait la vie » mais, malgré les apparences, elle ne se considérait pas comme une épave. Elle était toujours gaie et amicale ; elle brodait à la perfection et récitait volontiers des vers. Elle prenait tout avec humour et fatalisme.

Dans un domaine voisin, j’ai eu l’avantage de faire la connaissance de Nénette Bohatier, sous-maîtresse du Crystal Palace de Clermont. Elle nous expliquait comment faire ce métier consciencieusement et sans histoire, mais je ne me rappelle pas - si jamais je l’ai su - quelle « histoire » l’avait amenée parmi nous. Elle aussi avait le coeur sur la main. Elle m’a prêté une veste, le jour du procès, pour que je présente bien devant le tribunal. Naturellement toutes ces dames regorgeaient d’anecdotes sur la police, la justice et la façon de s’en tirer au meilleur compte. Mais on ne peut pas toujours éviter les ennuis, il y en a dans tous les métiers...

La vie quotidienne était évidemment très monotone. Le matin à 7h, sortie dans la cour ; on se débarbouillait et brossait les dents à la fontaine, à l’eau glacée des montagnes ; on disposait de wc à la turque ; en rentrant on avait le « café », infusion tiède de glands ou de chicorée peut-être ; on se lavait à tour de rôle au robinet de la cellule (à l’eau froide bien sûr) ; j’ai oublié l’heure de la distribution de pain (une demi-boule de pain dur et moisi - il paraît que cela donne les yeux bleus...) comme de celle de la « soupe » ( une demi-gamelle de bouillon avec 4 ou 5 morceaux de chou-rave ; une seule fois nous avons eu une demi-douzaine de pois chiches, c’était jour de bombance) ; et c’était tout pour la journée. Celles qui avaient de l’argent pouvaient « cantiner », je ne me souviens que des macaronis froids et gluants.

J’ai attrapé la gale, c’était presque une aubaine : 3 soirs de suite on devait s’enduire tout le corps d’une pommade au soufre, l’administration vous prêtait une longue chemise de grosse toile pour la nuit et le lendemain matin, oh ! merveille, on avait droit à une douche chaude ! (Les douches étaient normalement réservées aux hommes.) J’ai encore eu cette « chance » une fois, à la maison d’arrêt de Riom.

A part cela les seules distractions étaient le courrier, le parloir avec la famille ou l’avocat et les visites chez le juge d’instruction.

Mon avocat était Maître Rochat, du barreau de Clermont. Il était l’avocat de Pierre Mendès France et il s’exprime dans Le Chagrin et la Pitié. Il était sympathique mais il trouvait tout à fait déraisonnable que je sacrifie mes études et peut-être mon avenir pour affirmer mes idées, puisqu’il n’existait aucune preuve flagrante de mon activité « anti-nationale ». Je n’étais pas décidée à jouer la brebis égarée et d’ailleurs je pense que cela n’aurait rien changé au verdict. Je me reproche de n’avoir pas écrit à maître Rochat après l’avoir vu et entendu dans le film de Marcel Ophüls ; j’aurais pu lui dire qu’après quelques avatars et une vingtaine d’années j’avais eu la chance de pouvoir terminer mes études à l’université de Poitiers puis d’y enseigner les mathématiques.

Le procès

Nous sommes passés devant le Tribunal militaire de la XIIIe Région à Clermont le 15 mai 1941, tous les étudiants et Michel. Pour les étudiants, les avocats ont plaidé l’inconscience de la jeunesse. J’ai simplement déclaré : je suis marxiste, c’est une opinion philosophique. Michel a été condamné à 5 ans de prison, Nicole et moi à 2 ans et tous à 20 ans de privation des droits civiques, civils et de famille. Ces militaires ne doutaient de rien, ils voyaient le nazisme et le pétainisme au pouvoir pour toujours et ils exprimaient leur haine du communisme qu’ils croyaient contribuer à écraser.

Après cette journée éprouvante, l’émotion de se retrouver puis de se séparer peut-être pour très longtemps - tous les amis étaient venus -, nous sommes rentrés dans nos prisons respectives en sachant que c’était provisoire car Clermont ne gardait que les prévenu(e)s ou les très courtes peines.
Nous quitterions bientôt Clermont pour Riom. De même Michel quitterait la prison militaire de Clermont pour celle de Nontron en Dordogne.

A l’époque il n’y avait pas de femmes militaires et donc pas de prison militaire pour les femmes ; même condamnées par un tribunal militaire, nous devions partager le sort des prisonnières de droit commun. Après la condamnation, les visites et la correspondance étaient restreintes strictement à la famille. Pendant 18 mois je ne pourrai pas correspondre avec Michel, ni même faire allusion explicitement à lui dans mes lettres à ma mère ; vraiment une brimade gratuite sous prétexte de moralité !

En fait de lettres d’ailleurs ce n’étaient que des cartes inter-zones, au texte pré-écrit laissant seulement des blancs à remplir. Mes parents étaient évidemment consternés par ma condamnation. Je leur disais : considérez que je fais mon service militaire, mais cela ne les consolait pas. Mon père avait déjà plus de 80 ans.

En théorie, ayant une peine de plus d’un an, nous aurions dû aller en Centrale ; mais la seule prison centrale pour les femmes était à Rennes, en zone Nord. En Centrale la discipline est plus stricte mais le personnel pénitentiaire est plus qualifié. A Riom je crois que notre gardienne, qu’on devait appeler « madame chef », avait pour toute formation d’être la femme du surveillant-chef.

La maison d’arrêt de Riom (juin 41 - janvier 43)

Un mois après le procès il y a eu un transfert pour Riom. Je crois que nous étions quatre : Nicole, Marie-Jeanne, Betty et moi, dans une fourgonnette. Heureusement il n’y avait que 15 km à faire. Cette fois nous étions de vraies prisonnières, nous devions mettre tous nos vêtements dans notre valise, déposer montre et éventuellement bijoux ou alliance au greffe, et revêtir la tenue réglementaire, soit une robe de bure marron (comme les paysannes dans les films « d’époque »), soit une jupe et un caraco en coton assez épais rayé noir et blanc, c’est ce qui m’est échu. Le régime alimentaire restait le même, si ce n’est qu’il se dégradera encore au cours des mois, en prison comme à l’extérieur, si bien qu’après quelques décès d’hommes à la Centrale de Riom les colis seront autorisés. Le peintre et dessinateur Boris Taslitzki, qui avait fréquenté ces lieux avant d’être déporté à Buchenwald, disait qu’on était mieux nourri en Allemagne. Je ferai la même observation à Fresnes, section allemande.

Dans la journée toutes les femmes étaient dans une grande pièce, l’atelier (où on ne faisait rien), un rez-de-chaussée humide dallé en lave de Volvic, d’après la couleur, avec une seule petite fenêtre, à barreaux bien sûr. J’ai oublié de dire que, à Clermont comme à Riom, devant toutes les fenêtres à l’étage, il y avait une espèce de trémie en tôle ne laissant voir qu’un petit bout de ciel à la verticale ; cela pour éviter toute communication avec l’extérieur. A Riom la « promenade » avait lieu dans une grande cour avec de l’herbe au milieu, ce qui faisait un effet tant soit peu agreste, rafraîchissant après Clermont. Mais même absence totale de sanitaires et dortoirs infestés de punaises : avant de se coucher on cognait les lits de fer sur le sol, les punaises tombaient en troupe et nous les écrasions avec nos sabots (l’odeur !) ; le plâtre se décollait des murs et, quand on posait un doigt près d’une fissure, les punaises s’enfuyaient de leur cachette sous le plâtre.

La population carcérale n’était pas la même qu’à Clermont. En dehors des femmes qui, comme nous, venaient purger une peine de plus d’un an, il y avait les petites délinquantes locales (vols de poules et lapins, querelles de voisinage...) Et il y avait aussi les justiciables de la Cour d’Assises, dont le siège est à Riom, qui étaient là pour infanticide ou encore pour détournement d’héritage, falsification de testament, que sais-je, ces choses étant évidemment criminelles. La mère Pileyre, comme nous l’appelions, relevait de ce dernier cas mais elle avait un bon avocat, était elle-même très au fait des subtilités du droit et ne se faisait pas trop de souci - sauf pour son bon ami, beaucoup plus jeune qu’elle. Etant en préventive, elle pouvait correspondre librement et ne s’en privait pas. Je lui ai quelquefois servi de secrétaire. Je ne me rappelle pas si nous avons su la fin de son procès.

En revanche une très jeune fille accusée d’infanticide a connu un sort tragique. Renée Raque, fille unique de parents assez âgés, cultivateurs, avait « fauté » avec un prisonnier allemand employé chez eux comme ouvrier agricole. Elle avait accouché clandestinement, seule, debout, et avait dit ensuite que l’enfant était mort en tombant sur le sol. Elle avait dix-sept ans, on l’avait jetée en prison, peut-être laissée sans soins (on nous a dit qu’elle avait « de l’albumine »), en tout cas elle est morte après quelques mois sans avoir été soignée ou beaucoup trop tard. C’était une jolie fille, fine, instruite ; quel aurait pu être son sort si elle avait vécu pour être jugée ? Je me rappelle avoir vu ses parents, désespérés ; sans doute les a-t-on laissés entrer après son décès, je ne me l’explique pas autrement.

J’ai vu une autre mort, celle d’une vieille femme qui avait la gangrène dans une jambe, qui criait la nuit (on sait que les douleurs sont atroces) et qu’on a trouvée morte un matin au dortoir ... Il n’y avait pas d’infirmerie pour les femmes.

Au bout d’un certain temps Nicole et Marie-Jeanne ont été affectées au « service ».

Dans la journée elles se tenaient dans une assez grande pièce, chauffée, où se faisaient épluchage, raccommodage et autres activités ménagères. Nicole s’occupait de diverses comptabilités : effectifs, rations etc. Elles ont trouvé là une grande fille de la campagne, Jeannette, qui était passée aux Assises pour avoir tué et enterré dans les champs, à deux reprises, les jumeaux dont elle venait d’accoucher ; après quoi, chaque fois, elle était retournée au travail comme si de rien n’était. C’était une force de la nature ; toute la journée elle lavait, au lavoir dans la cour, par tous les temps, draps, couvertures ou vêtements des prisonniers. J’ai appris ainsi que, pour aller à la guillotine, les hommes revêtaient un pantalon spécial, entièrement boutonné sur les côtés, afin qu’on puisse le leur enlever facilement... après.

Dans l’atelier aucune activité n’était prévue. L’hiver on tournait en rond, en sens inverse des aiguilles d’une montre, au bruit des sabots, pour se réchauffer. Quelquefois on essayait de changer de sens mais cela ne durait pas : impossible d’y tenir ; y aurait-il là un effet des forces de Coriolis ? A part cela, on se racontait des recettes de cuisine ; on tuait les poux, de corps ou de tête, pour ces derniers on avait droit ensuite à une cuvette d’eau très chaude pour un shampooing. J’ai déjà parlé du traitement de la gale. A cela se bornait la surveillance sanitaire mais, sans doute après les décès à la Centrale, nous avons été pesées, une fois par mois je crois, sans qu’il en résulte une amélioration de l’ordinaire.

J’ai obtenu de recevoir des livres, du papier et de garder porte-plume et encrier, ce qui m’a permis de travailler un peu et de distraire quelques volontaires en leur faisant faire des dictées et de la grammaire (Renée Raque était une excellente élève, Betty était un peu fumiste). Personnellement j’ai étudié tout à loisir (!) la Géométrie de Robert et Iliovici, j’ai entrepris de traduire Also sprach Zarathustra avec la seule aide du tout petit dictionnaire Garnier rouge, et j’ai commencé à apprendre l’anglais dans l’Assimil, volume 1, sans les disques évidemment, mais j’ai constaté plus tard que la transcription phonétique dans cette méthode est très fiable. Un excellent exercice, dans une semblable situation, consiste à se remémorer des poèmes, à tâcher de les restituer intégralement : je m’y suis efforcée avec Hourra l’Oural ! d’Aragon, Le cimetière marin de Valéry comme pur exercice de mémoire, des poèmes de Hugo, Vigny, Hérédia, Rimbaud. Réciter des poèmes vous incite à en composer, qui sont évidemment d’abord des imitations. À Riom je me suis inspirée de Verhaeren, que j’avais lu avant la guerre, d’Aragon,.... À Fresnes mes sources d’inspiration, si j’ose dire, seront les 33 sonnets écrits au secret, qui venaient de sortir aux Éditions de Minuit (clandestines) sous le nom de Jean Noir, pseudonyme de Jean Cassou. J’avais caché mes œuvres dans ma paillasse et n’ai pas pu les récupérer lors du dernier changement de cellule. (Voir plus loin.)

(Des années après, au cours d’un déménagement, le livre de Nietzsche et mon début de traduction, ainsi que le cahier des poèmes de Riom, ont disparu je ne sais comment - sans que ce soit une perte irréparable pour la littérature -, mais à l’époque j’étais encore facilement dépressive et cela m’a affectée : c’étaient les seules choses que j’avais faites, à part les enfants. Ont disparu en même temps toutes les lettres que j’avais reçues en prison.)

Revenons à la prison de Riom. J’étais donc restée seule « politique » dans l’atelier mais j’y ai eu une très bonne camarade, Marinette Cohade, fille de cultivateurs de Pontgibaud, ouvrière chez Michelin, condamnée à 2 ans pour avortement. Elle avait une vingtaine d’années et était dotée d’un solide appétit : pour son déjeuner elle emportait à l’usine une mallette pleine de victuailles. En prison la mallette ne contenait plus rien de comestible. L’hiver au dortoir nous rapprochions nos lits et réunissions nos couvertures pour avoir moins froid. J’ai encore le porte-aiguilles qu’elle m’avait confectionné avec les moyens du bord. La gardienne prêtait une aiguille quand on avait quelque chose à raccommoder et oubliait parfois de la reprendre - ou bien on s’arrangeait avec les femmes de service. J’ai même pu tricoter des gants jacquard à dessin norvégien avec de la laine de pulls détricotés et des aiguilles taillées au couteau (clandestin), par Marinette, dans des bouts de bois pour le feu. Marinette a aussi essayé, sans aucun succès, de m’apprendre à valser ; dans ce domaine je n’ai jamais pu dépasser la java ; les femmes chantaient pour remplacer l’orchestre et on dansait en sabots. La chef aimait mieux cela que les bagarres. Ce n’était pas une mauvaise femme, madame Dumas, mais elle ne voulait pas d’ennuis, et d’abord avec son mari, un ivrogne.

Elisa, une Espagnole, n’était pas la dernière pour danser ou plaisanter, c’était un petit bout de femme entre trente et quarante ans, mère d’un garçon d’une douzaine d’années ; en France depuis 1937, elle se présentait toujours comme « Elisa Tolosa "époussa" Martinez », avec l’accent ; elle avait été condamnée pour avortement. Elle était pleine d’énergie, dure à l’ouvrage, et la chef l’avait fait passer au service. Les « politiques » et les « avorteuses » étaient tout de même mieux considérées que les « droit commun ».

Je me souviens d’une autre fille sympathique, souriante mais qui ne parlait guère, une gitane de 18 ans, Lucie May, mariée avec le Reinhart que Michel a connu à la prison militaire de Nontron. Il semble qu’ils avaient été arrêtés pour vol de chevaux, peut-être des chevaux de l’armée ? Elle ne savait ni lire ni écrire et ne s’en souciait pas. Grâce à elle j’ai goûté du hérisson et l’ai trouvé bon, peut-être parce que c’est très gras : nous étions, plus encore que les autres Français, terriblement privées de matières grasses ; le dimanche un morceau de « pot-au-feu », en fait un peu de peau et de gras, flottait dans la soupe et nous le dévorions alors qu’il était bon à jeter.

Nous avons connu aussi un phénomène extraordinaire, j’ai oublié son nom (Guilloton ou quelque chose d’approchant) ; elle était titulaire de 36 ou 37 condamnations pour vol et 8 jours après sa libération la « chef » nous a appris qu’elle avait été reprise pour vol de vélo. C’était un cas. Elle nous racontait la vie en Centrale, prétendant qu’elle la connaissait par ses visites à une tante surveillante-chef à Rennes. Elle était très soignée dans sa tenue et avait un débit assez particulier, articulant minutieusement dans un français impeccable avec un léger accent du Midi.

Le coup dur : la maladie (février 1942)

Pendant l’hiver 41-42 la température, à Riom, a varié entre -5°C et -20°C ; les fenêtres étaient couvertes d’une épaisse couche de glace ; il y en avait même sur les portes et les murs, notre misérable poêle à sciure était bien incapable de la faire fondre. A la fin du mois de janvier j’ai commencé à avoir de la fièvre et ma température a rapidement atteint 40° ; on m’a mise seule dans une cellule mais la gardienne, malgré les instances de Nicole, a attendu une semaine avant de faire venir le médecin de la prison. Nicole était chargée de donner aux détenues malades le comprimé d’aspirine ou la pommade prescrits aux rares consultations ; elle a assisté à la visite du médecin. Il a diagnostiqué une congestion pulmonaire et elle lui a demandé s’il allait me faire hospitaliser. A quoi il a répondu qu’il n’en était pas question : « Les détenues politiques n’y ont pas droit ! » Quant aux soins à donner : « Aucun, ça passera tout seul. Cependant si la fièvre dépassait 41°, donnez-lui une aspirine. » D’après les souvenirs de Nicole, j’ai eu 40° pendant au moins 15 jours pendant lesquels j’ai été incapable d’avaler autre chose que les tisanes qu’elle ou Marie-Jeanne m’apportaient. Je me souviens seulement du jour où j’ai ressenti brutalement une très violente douleur dans le côté gauche et où je les suppliais de faire quelque chose pour me soulager. Des médecins, des vrais, m’ont dit bien plus tard que cela s’appelait la douleur en coup de couteau, que j’avais fait l’équivalent d’une phrénicectomie : mon diaphragme ou plutôt sa moitié gauche s’était bloquée en position haute, et cela avait sans doute évité une évolution tuberculeuse rapide, suite à une pleurésie ou pleuro-pneumonie - et pas seulement congestion pulmonaire. Le froid glacial a peut-être été bénéfique : à l’époque on exposait les tuberculeux à l’air des montagnes ?... et il manquait deux carreaux à la fenêtre de ma cellule... Début mars quand le médecin est revenu, il est resté à la porte, il a dit : « Mais elle a bonne mine ! » Cela, je m’en souviens ! C’était trois semaines après sa première visite et ma température venait de descendre à 38°. J’ai dû regagner la salle commune et on nous a justement pesées : j’avais perdu 10 kg.

Mes parents n’ont appris ma maladie que tardivement ; au début je n’avais pas voulu les inquiéter, je pense que c’est Nicole qui leur a fait passer un message par son père (ce qui était formellement interdit et les parloirs étaient évidemment surveillés). En tout cas, environ un mois après, fin mars ou début avril, j’ai été amenée dans le cabinet de consultation où le même médecin, après un examen sommaire, m’a déclaré « que je n’avais rien et que mes parents auraient dû s’inquiéter deux mois plus tôt ».

Presque soixante ans après, les séquelles de cet accident pulmonaire sont encore décelables à l’auscultation ; j’en ai souffert surtout pendant les 15 premières années, au bout desquelles la base de mon poumon gauche s’est en partie redéployée, au grand étonnement des médecins, et en me faisant presque aussi mal que lorsqu’elle s’était totalement affaissée. Mais cela joint aux conséquences sur l’estomac et l’intestin, déjà malmenés par le régime de la prison puis par les aléas de l’illégalité, me fera pour longtemps une vie un peu difficile.

En avril 42 Nicole et Marie-Jeanne ont été transférées à St-Etienne. L’été 42 a été particulièrement dur car, pendant un mois - les vacances du gardien-chef - nous n’avons reçu aucune nourriture mangeable. Déjà depuis quelque temps les demi- boules de pain arrivaient complètement pourries : sous la croûte, c’était une pâte noire et gluante. Mais de plus, pendant le règne du sous-chef, la « soupe » n’a contenu que quelques brins d’herbe. Marinette avait reçu un kilo de sucre en morceaux que nous avons consommé avec parcimonie (d’ailleurs il nous faisait mal à l’estomac) ; c’est peut-être à cette époque que mon amie Suzanne m’a envoyé un pain d’épices de sa fabrication, pour lequel je lui voue une reconnaissance éternelle. Pendant l’hiver 41-42 il y a eu plusieurs décès chez les hommes, à la Centrale et sans doute aussi à la Maison d’arrêt, et les colis ont été autorisés. Mais la nourriture était rare dehors et seules les femmes dont la famille était à la campagne et venait les voir pouvaient enrichir l’ordinaire. J’ai oublié de dire que le Docteur Joubert m’avait fait passer de beaux sabots de bois, une chemise de laine et un petit flacon d’huile de foie de flétan. Ma mère m’avait tricoté deux paires de grands bas de vraie laine qui me serviront encore pendant l’hiver 43-44 et le terrible hiver 44-45.

La sortie, un mois de repos, puis la vie dans la clandestinité

Les derniers mois de mon séjour à Riom ont été un peu moins durs car Marinette et moi avons été appelées à remplacer au « service » Nicole et Marie-Jeanne. Cependant il m’est arrivé de presque me trouver mal quand, après avoir lavé des légumes dehors par grand froid, je rentrais dans la pièce de service, pourtant très modérément chauffée. Mais tout valait mieux que la promiscuité et la saleté de l’atelier.

Après le 11 novembre 42, les Allemands ayant envahi la zone Sud, la ligne de démarcation était supprimée et ma soeur Renée avait pu me rendre visite.

Enfin le 12 janvier 1943 est arrivé. Je m’attendais à trouver les gendarmes devant la porte pour m’emmener dans un camp, c’est ce qu’on m’avait prédit. Apparemment il y a eu une embrouille : j’avais été arrêtée le 11 au soir mais amenée rue Halle de Boulogne seulement le 13 janvier 1941. A Riom on a dû compter ma détention à partir du 12 et me libérer en conséquence ; je me suis trouvée vers 10h du matin sur la place Desaix déserte, et je suis allée avec ma valise prendre le train pour Clermont ; du moins tout porte à le croire mais je n’ai aucun souvenir de cette journée. J’ai atterri à Chamalières chez les Desserin qui m’ont accueillie avec leur générosité habituelle. Je n’avais plus aucun papier valable et surtout pas de carte d’alimentation ; j’ai dû aller au commissariat où un fonctionnaire paternel m’a dit : « Eh ! bien, j’espère que vous avez compris et que vous ne recommencerez pas. » J’ai pris un air pénétré pour affirmer mes bonnes résolutions.

J’étais bien décidée à continuer la résistance. Je ne pouvais pas me réinscrire en faculté, d’ailleurs je n’en avais pas envie - et je n’avais plus de bourse. J’envisageais de donner des leçons, mais il valait mieux quitter Clermont.

Nos amis pensaient avec raison que j’avais besoin avant tout de me reposer au bon air et Hélène Madeuf m’a reçue dans sa petite maison de Fontanas, au-dessus de Royat, qu’elle habitait depuis sa révocation. C’est sa nièce, Hélène Rault, qui m’y a emmenée à bicyclette ; même en poussant le vélo, j’ai cru que je n’y arriverais jamais, j’étais à bout de souffle. Avant de quitter Chamalières j’avais été examinée par le médecin de la famille Rault, le Docteur Bernard-Griffiths, qui gardera ma fiche comme une curiosité, je suppose, et m’enverra une attestation, bien des années plus tard, pour la Commission de réforme.

Chez Hélène Madeuf j’ai repris des forces, j’ai dormi et mangé normalement - pour l’époque -, j’ai lu, écouté les récits d’Hélène, fendu le bois pour le feu, j’ai revécu physiquement et mentalement. Elle incarnait la culture communiste dont j’ai parlé au début. Elle était profondément ulcérée d’avoir été arrachée à son métier et à ses élèves. C’était une camarade très entière dans ses opinions ; célibataire endurcie, elle disait qu’elle ne se serait mariée pour rien au monde, « même pas avec le camarade Staline » !

J’aurai la chance de rencontrer, dans l’illégalité, au moins deux autres camarades qui feront beaucoup pour mon éducation politique : Pierre Rabatel, qui mourra en déportation, et Raymond - on l’appelait Dick, je n’ai jamais su son nom de famille - qui sera tué dans la rue à Marseille au cours d’une action armée.

La plus proche famille de Michel restant en France était en zone Sud (ses parents, recherchés par les Allemands, avaient pu gagner l’URSS in extremis, peu avant l’attaque allemande de juin 1941). C’est mon futur beau-frère, Gérard Milhaud, professeur révoqué lui aussi et voyageant pour placer des livres d’art, qui est venu me voir chez les Desserin. C’est avec lui que je suis allée à St-Chamond, où j’ai fait la connaissance de sa femme Marianne, la soeur aînée de Michel, et de la famille Wolkowitsch (oncle, tante et cousins de Marianne et Michel) réfugiée là sous le nom de David. Les Milhaud et leurs deux filles n’habitaient pas très loin , à St-Julien en Jarez.

J’ai été naturellement très heureuse de les voir, un peu intimidée mais cela n’a pas duré, et une visite à Nontron a été organisée, fin février ou début mars 1943. Je suis donc allée voir Michel avec Marianne, voyage long et compliqué ; nous avons couché dans un petit hôtel à Nontron. Tout cela, bien sûr, pour une brève visite ; telle était la vie des prisonniers et de leur famille ; telle elle est toujours.

C’est aussi par Gérard que j’ai repris contact avec la Résistance, le Front national, le vrai, en la personne de François Le Lionnais, mathématicien, ingénieur chimiste et ergonome, fondateur - avec Raymond Queneau - et président de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Naturellement je n’ai su qui il était qu’après la Libération. Je crois que tout s’est décidé assez vite ; j’ai dû arriver à Lyon au printemps, j’ai logé d’abord dans une chambre de bonne meublée d’un lit de fer sans matelas (mais sans punaises), l’eau et les wc dans le grenier attenant. Et prière de ne pas se faire remarquer. Puis j’ai été hébergée par une demoiselle d’un certain âge, vieille connaisance de Pierre Rabatel, qui au bout de quelques jours a « attendu la visite de son père ». Finalement l’organisation m’a trouvé une chambre d’étudiante (dotée d’un évier, d’un réchaud à gaz et d’un lit avec un matelas et des couvertures) très bien située dans les combles d’une vieille maison des quais de Saône, tout près de la cathédrale Saint-Jean. Je devais régulièrement lever des boîtes aux lettres sans clef et sans locataire, situées de préférence à proximité de traboules, et remettre le courrier, lors de rendez-vous variés, aux quelques responsables avec qui j’étais en contact. Par exemple j’ai rencontré deux ou trois fois Francis Halbwachs, petit-fils de Victor Basch [9], à la Croix-Rousse près du terminus de la « ficelle ». Peu avant sa mort nous avons évoqué cette lointaine époque lors d’un colloque math-physique. A propos de mathématiques, François Le Lionnais m’a prêté Moderne Algebra, de Van der Waerden, Springer éditeur, qui m’a occupée fort utilement et agréablement. Comme le livre est en allemand, il m’avait recommandé de ne pas le lire en public, par exemple dans le train, pour ne pas attirer l’attention. Mais justement le plus clair de mon temps se passait dans les trains : Lyon - Marseille (Toulon, Sanary) - Toulouse - Lézignan - Sète - Montpellier - Alès (La Grand-Combe) - Tarbes, et des coins perdus du Gers ou du Lot où je ne suis allée qu’une fois, où des amis avaient dû émigrer pour se faire oublier quelque temps. Partout j’étais reçue chaleureusement, nourrie, logée comme l’enfant de la famille. A Marseille c’était dans un café du Vieux-Port tenu par un ancien boxeur, cousin et entraîneur de Marcel Cerdan. C’est à Marseille que je rencontrais Dick-Raymond, un métallo de la région parisienne. Il me racontait la vie sans vacances des ouvriers, avant 36, et que prendre un samedi ou un lundi pour passer deux jours à la campagne avec sa copine pouvait lui valoir la porte. D’après ses récits j’ai cru comprendre qu’il était de Dunkerque ; il avait dû faire son service dans la marine et il avait été profondément choqué par le sabordage de la flotte à Toulon, le 27 novembre 1942. Le spectacle de ces magnifiques bâtiments transformés en épaves était poignant.

Les Marseillais, comme les autres, mettaient leur point d’honneur à bien me nourrir. Un jour où ils avaient quelque chose à fêter ils m’ont emmenée manger la bouillabaisse dans un restaurant ami ; j’ai eu bien du mal à lui faire honneur et ensuite j’ai été horriblement malade.

A Toulouse j’étais seule dans un grand appartement, approvisionné en pâtes et huile (denrées rares et précieuses), je me faisais des macaronis en salade et, par vent d’autan, je me réchauffais au four du réchaud à gaz. A Sète j’étais reçue princièrement par Pierre Rabatel tout en haut du Mont St-Clair ; il avait un travail « légal », dans le pétrole, et pour logement de fonction un extraordinaire château tout blanc qui ressemblait à une meringue. Il me nourrissait de riz au lait et de café turc, me prêtait des livres (Le baron Ungern, de Vladimir Pozner, mais aussi des Dickens et des Kipling). Il m’a parlé de la longue marche des paysans sans terre au Brésil avec Luis Carlos Prestes, d’après Le chevalier de l’espérance de Jorge Amado, dont la traduction française ne paraîtra qu’en 1949 ; il me racontait ses reportages-photo sur les clochards de Paris, pour Regards. Souvent je devais repartir pour prendre mon train le matin avant la levée du couvre-feu. Heureusement je n’ai jamais rencontré de patrouille allemande.

J’ai mené cette vie errante - et fatigante - pendant environ un an. Cela me plaisait mais c’était assez dur, dans des trains toujours bondés, non chauffés et avec des repas très irréguliers qui ne convenaient guère à mon état de santé : l’été 43 je me suis nourrie à peu près uniquement de pain au maïs (on ne manquait pas de faux tickets de pain) et de pêches de la vallée du Rhône, alors que j’avais de la dysenterie. Une de mes tâches était aussi d’aller dans les mairies toucher les tickets d’alimentation, quand ils « sortaient », avec des cartes quelquefois vraies, quelquefois fausses mais correspondant rarement à la carte d’identité que j’avais. Les tickets étaient destinés à des camarades, souvent étrangers d’origine, encore plus illégaux que moi. Toutes les mairies n’étaient pas bonnes à fréquenter ; celle de Montferrand était particulièrement bienveillante (j’ai eu l’impression que c’était en connaissance de cause ...) et cela me donnait l’occasion de passer un moment avec Marie Chalus ou Alice Jouan.

Tous les résistants ne menaient pas une vie aussi austère et difficile que la nôtre, même s’ils couraient les mêmes dangers. Les agents de certains réseaux pouvaient se permettre de coucher à l’hôtel et de manger au restaurant, dans les limites de la sécurité. Pour nous les dépenses étaient réduites au minimum mais la fraternité faisait le reste.

Mon circuit de courrier durait environ trois semaines par mois. Il me restait du temps pour me promener dans Lyon et même pour faire quelquefois une petite visite à St-Chamond en fin de semaine (chaque fois j’ai fait le trajet sur les marches du wagon). Je suis allée une ou deux fois à Paris voir mes parents et mes soeurs mais c’était prendre un risque supplémentaire : après l’occupation de la zone Sud, c’était la Feldgendarmerie qui contrôlait toutes les gares mais surtout celles de l’ex-ligne de démarcation. En fait, il a toujours subsisté une différence entre les deux zones ; les Allemands tenaient bien la zone Nord mais n’ont jamais pu aussi bien s’imposer en zone Sud où la Résistance s’était développée sans subir une répression aussi féroce et systématique qu’au nord, et où de plus une partie sud-est était occupée par les Italiens. On le voit bien dans le recueil de témoignages présentés par Jacques Debû-Bridel sous le titre « La Résistance intellectuelle » dans la collection « La Résistance par ceux qui l’ont faite », Julliard 1970.

Les longs voyages en train, quand j’avais une place assise, m’ont permis de lire À la recherche du temps perdu, ce qui était une bonne façon de penser à autre chose qu’à la guerre. Les récits de voyages lointains sont excellents aussi. J’ai oublié de dire qu’à Riom, celui qui avait été ministre de l’Education nationale dans le gouvernement de Front populaire et qui était resté là en détention après le « procès de Riom » (février-avril 1942), Jean Zay (que je ne connaissais pas, bien sûr) m’avait fait passer par les gardiens un livre sur la vie de Blanqui, L’Enfermé -fort intéressant mais pas fait pour se changer lesidées (on sait que Blanqui a passé une bonne partie de sa vie en prison). C’est à la prison de Riom, je crois, que des miliciens viendront chercher Jean Zay pour l’assassiner à Moulins en 1944.

La rechute

Après avoir « porté les valises » pendant environ un an, j’ai été appelée à faire un travail de secrétariat à Paris. Lebureau était rue Marbeuf, tout près des Champs-Elysées. J’habitais chez mes parents et j’avais repris ma véritable identité. Je n’ai pas travaillé bien longtemps car j’ai fait une rechute tuberculeuse avec bacilles.

Mon amie Simone, à l’époque interne à l’hôpital St-Antoine, avait pris ma santé sous sa responsabilité depuis que j’étais revenue à Paris. J’ai logé alors rue de Seine chez ma soeur Marcelle. Elle et son mari m’ont soignée et nourrie du mieux qu’ils ont puetnous avonsfaittoutes les deux de l’anglais intensif. Début mai il fut convenu que j’irais me reposer à la campagne dans la propriété de la famille Wolkowitsch, près de La Châtre. Le 4 mai je me suis rendue rue Marbeuf pour prévenir les camarades et rapporter à Pierre Rabatel le premier tome de Nicolas Nickleby qu’il m’avait prêté en deux volumes reliés (je me suis fixé comme règle depuis lors de ne jamais rendre par morceaux un livre prêté). J’avais aussi dans ma serviette une brochure, évidemment clandestine, des Amis de l’URSS (encore une fois, décidément !). Avant de sonner je la glissai sous le paillasson. J’aurais mieux fait de redescendre rapidement : les camarades étaient arrêtés et la souricière de la Gestapo était prête à fonctionner. Quelqu’un du bureau voisin est venu confirmer que je travaillais bien là. Les tristes individus, de petites gouapes, Français au service de la Gestapo, ont commencé par faire main basse sur ma montre, mon stylo Waterman que j’avais depuis la sixième (!) et ma serviette en cuir, puis ils m’ont « interrogée » ; couchée à plat ventre sur une table, ils m’ont frappée à coups de règle mais seulement entre la taille et les genoux, si bien que, la jupe rabattue, on ne soupçonnait rien ; mais trois mois et demi après, les traces des coups étaient encore visibles. Ils connaissaient les adresses des planques de certains camarades à qui j’étais allée porter des messages, les concierges m’auraient reconnue, il était inutile de nier plus longtemps. J’ai encore été interrogée, mais très courtoisement, avenue Foch ; le fonctionnaire de la Gestapo était persuadé que j’étais la petite amie du camarade qui tenait le plus souvent la permanence au bureau et je ne l’ai pas détrompé, j’ai pris un air honteux-et-confus ; cela faisait de moi, une fois de plus, une innocente entraînée dans quelque chose qui la dépassait. Le camarade en question était d’origine polonaise, dentiste, et j’ai su pas mal d’années plus tard, par Raoul Calas, qu’il était rentré en Pologne et exerçait à Varsovie. Il avait échappé à la rafle. Mais j’ai vu, avenue Foch, en attendant mon transfert à Fresnes, François Le Lionnais, les vêtements en lambeaux ; naturellement « nous ne nous sommes pas reconnus ». Il a été déporté et il est revenu.

La Gestapo est allée chez mes parents, puis rue de Seine, mais il n’y a eu aucune conséquence fâcheuse.

Je n’ai jamais revu François Le Lionnais, pas plus que d’autres camarades de prison ou d’illégalité. Chacun est retourné, quand et comme il l’a pu, à sa vie antérieure ou à une vie différente - rien n’était simple. On était très occupé.

Fresnes. 4 mai - 17 août 1944

J’ai eu la chance d’être tenue pour une comparse sans responsabilité, ce que j’étais d’ailleurs. C’est pour cela qu’on employait des jeunes filles ou des jeunes femmes comme agents de liaison ; elles pouvaient circuler en alléguant des prétextes variés : faire des courses, aller voir leur tante ou leur grand’mère, rendre service à une vague connaissance sans savoir de quoi il s’agissait. Un garçon du même âge était tout de suite suspect, bien plus encore après l’instauration du STO naturellement. J’ai été incarcérée à Fresnes, section allemande, avec le tout-venant des résistantes de tous âges et de toutes opinions, et là aussi il y avait surpopulation. La cellule n’était pas plus grande qu’à Clermont mais nous n’y étions que quatre ou cinq ; il y avait une cuvette de wc avec chasse d’eau et, à part cela, des paillasses par terre comme à Clermont ; on dormait dans la cellule, il n’y avait pas de promenade, les surveillantes étaient débordées. La grande différence était dans la nourriture : tous les matins un morceau de beurre (20g environ) avec le pain ; et la gamelle, propre, était pleine d’une soupe épaisse. J’ai eu plusieurs camarades sympathiques : une Belge, enceinte, qui sera libérée ; une photographe, Pic, de son nom d’artiste (son nom était Picard), qui se rongeait les sangs en pensant à la jalousie de sa compagne... (au début je me demandais bien pourquoi, puis j’ai compris) ; elle sera déportée, reviendra et retrouvera son amie (elles ont fait des photos amusantes de nos enfants petits en 1950).

Il y a eu aussi Geneviève Brallion, fille d’un général en retraite habitant Poitiers, où je la reverrai en 45 ; c’était une belle jeune femme qui avait trompé son mari, un officier, avec un résistant ; elle sera libérée ; elle scandalisait les autres en se servant du beurre comme crème de beauté au lieu de l’avaler ! Je me rappelle encore la femme d’un coiffeur, arrêtée avec son mari et qui se mourait d’anxiété pour lui.

Les surveillantes allemandes étaient intraitables sur l’ordre et la propreté : passé une certaine heure on devait avoir fait sa toilette et plié sa couverture ; un jour une surveillante m’a trouvée couchée à une heure indue, je lui ai dit : Ich bin krank, lungenkrank, ich habe KB (Koch Bazillen) [Je suis malade des poumons et bacillaire], elle n’a pas insisté. Quelques jours plus tard, ce devait être en juillet, j’ai été emmenée à la visite médicale, plusieurs médecins militaires allemands en uniforme m’ont examinée, radioscopée et ont conclu que je ne devais plus manger de soupe (au vu de mon estomac très dilaté) et que je devais être isolée (les Allemands avaient une peur bleue de la contagion). En conséquence j’ai émigré dans une cellule située de l’autre côté du bâtiment, donnant non plus sur la cour mais sur la campagne et dont la fenêtre s’ouvrait (officiellement). Je m’y suis installée avec soulagement, j’ai posé mon écharpe en guise de frise le long de l’étagère, on m’a fourni un cul de bouteille pour « cirer » le plancher (très efficace), j’ai pu faire chauffer de l’eau dans ma gamelle, au soleil sur le rebord de la fenêtre, pour me laver les cheveux. J’ai reçu quelques biscuits et des pruneaux fournis par la Croix-Rouge et j’ai quand même eu de la soupe.

A Fresnes on distribuait des livres de bibliothèque. J’ai lu le récit passionnant d’un Belge explorateur de l’Antarctique ; ses observations des manchots étaient particulièrement bien racontées. Des Anglais ou Français libres, parachutés sans doute, avaient laissé des livres en anglais ; j’en ai profité pour exercer ma fraîche connaissance livresque de l’anglais : j’ai lu, sans me douter que c’était une traduction du français, Forbidden Journey d’Ella K. Maillart, récit de sa traversée, en 1935 en compagnie d’un autre journaliste, Peter Fleming, du Turkestan chinois alors en pleine ébullition. Le titre français de ce livre est Oasis interdites. Je n’ai pas eu le temps de finir un roman irlandais Peg o’ my Heart que j’ai cherché en vain, pour le finir, après la guerre. (Je ne suis pas sûre du nom de l’auteur : Maunders ?)

Pour moi le pire, en prison, c’est le manque d’un espace suffisant, être plusieurs dans la même cellule - c’est une banalité de le dire - mais il paraît que la solitude ne réussit pas à tout le monde ; il me semble pourtant que si on peut lire et s’occuper à un travail quelconque et s’il y a quelques activités en commun, sportives ou autres, c’est plus supportable que la promiscuité en permanence. Evidemment cela demande des locaux. Dans ma nouvelle situation d’isolement une chose me manquait : Radio-Fresnes qui tous les soirs, par la voix d’une nommée (ou surnommée) Brigitte, donnait les dernières nouvelles du front. Le débarquement en Normandie avait eu lieu le 6 juin, comme chacun sait, et nous étions informées de l’avance ou des difficultés des Alliés, du moins ce qu’on pouvait en apprendre par les entrantes ou celles qui allaient à l’interrogatoire. Brigitte était blessée et ne pouvait pas rester longtemps accrochée à la fenêtre (haute) pour nous communiquer les nouvelles, d’ailleurs une gardienne ne tardait pas à venir mais la garde veillait et Brigitte était prévenue à temps. Peu avant le 15 août, je pense, il y a eu un regroupement de détenues, prélude à un transport, sous-entendu vers l’Allemagne. Je me suis retrouvée en cellule avec de nouvelles compagnes. La nuit on entendait les bombardements des Alliés qui se rapprochaient de Paris et l’espoir de la Libération grandissait mais pas celui de notre libération. Nous pensions bien que les Allemands nous expédieraient avant de partir eux-mêmes et c’est ce qui s’est passé.

A lire ce qui précède on peut avoir l’impression que j’étais sereine et détendue. C’est en partie vrai. Quand on est arrêté , d’abord on n’a plus peur de l’être, et puis la vie « normale » s’arrête effectivement. Les interrogatoires terminés, on n’a plus aucune responsabilité.

Le convoi du 15 août 1944

Le 15 août, vers midi je crois, grand branle-bas, on vide le quartier allemand de la prison, c’est le départ pour l’Allemagne. Arrivées près de la porte, nous voyons rangés dans l’entrée quelques hommes en tenue de la STCRP (ce n’était pas encore la RATP), que certaines d’entre nous saluent joyeusement : des gens du dehors, peut-être des résistants ? Nous comprendrons plus tard, en voyant les autobus, qu’il s’agit de leurs conducteurs, remplacés en l’occurence par des militaires allemands, plus sûrs. En partant de Fresnes le convoi d’autobus traverse tout Paris du sud au nord ; il fait un temps radieux, j’emplis mes yeux de tout ce que je vois en pensant que c’est peut-être pour la dernière fois.

On nous débarque à la gare de marchandises de Pantin, sur un quai dont j’apprendrai plus tard (en 1998, dans La Vie du Rail) que c’est le « quai aux bestiaux ». De part et d’autre du quai stationnent deux rames de wagons, effectivement « à bestiaux ». Sur la voie de droite les hommes sont déjà enfermés dans les wagons, on aperçoit ou devine des visages pressés contre la minuscule ouverture d’aération barrée de fil de fer barbelé, des femmes appellent, espérant un dernier signe de vie de leur mari. Mais les SS nous font monter rapidement, sur la voie de gauche, dans les wagons qui sont aussitôt verrouillés et les scellés posés sur les portes Je ne sais pas combien il y avait de wagons dans la rame, ni combien de femmes dans le wagon, en tout cas plus que le nombre réglementaire : « hommes 40, chevaux 8 en long ».

J’avais retrouvé une camarade, Denise Wassermann, pendant le transfert, et nous nous sommes « installées » (avec un bout de pain et quelques pruneaux, me semble-t-il) dans un coin du wagon. Je ne me rappelle pas du tout depuis combien de temps nous étions entassées dans le wagon immobile et surchauffé lorsque les cris et l’agitation se sont amplifiés sur le quai, on a entendu des portes glisser, une grande fille solide, une détenue qui servait d’interprète, est passée devant tous les wagons, en faisant descendre les femmes enceintes et les malades [10] - lesquelles étaient connues des gardiennes, surtout les tuberculeuses, et c’était le cas pour Denise comme pour moi, Denise qui ne voulait pas descendre, disant : « Ne bougeons pas, nous sommes bien, nous avons un coin. » (!) En fait le choix de descendre ou de rester était un pari : en Allemagne ce tri « médical » aurait probablement signifié la mort immédiate et même là cela pouvait encore nous arriver. A Fresnes deux femmes et un certain nombre d’hommes, tous condamnés à mort, avaient été fusillés le 5 août. Mais quoi qu’il arrivât, il valait mieux à tout hasard retarder le départ pour l’Allemagne. J’ai entraîné Denise ; en descendant du wagon elle est littéralement tombée sur sa soeur Fanny qui avait accouché en prison, à Fresnes, peu de temps auparavant (le bébé avait été remis à sa grand-mère).

Nous nous sommes retrouvées, un trop petit nombre, 12 à 15 femmes, assises par terre sur le quai avec notre très maigre baluchon... et le train est parti. Bien peu de ces déportées de la dernière heure sont revenues des camps. Tandis que nous attendions sans savoir quel serait notre sort, un jeune officier SS, élégant dans son uniforme noir, arpentait le quai d’un air vainqueur, cinglant ses bottes bien cirées avec son stick et nous ignorant ostensiblement : du bétail. Nous savions que les Américains approchaient de Paris, tout montrait que les Allemands s’apprêtaient à décamper, la morgue du SS ne nous impressionnait pas.

Madeleine Riffaud, qui était condamnée à mort pour avoir tué un officier allemand, faisait partie de notre petit groupe. Elle devait être fusillée le 5 août avec les autres condamnés mais elle avait été emmenée à l’interrogatoire ce jour-là et avait ainsi échappé à l’exécution. Elle était donc plus en danger que la plupart d’entre nous, résistantes anonymes, ni « jugées », ni probablement appelées à l’être, surtout à ce point de la débandade allemande. On l’a aidée à changer discrètement de vêtements, à arranger ses cheveux, pour que les gardiennes ne la reconnaissent pas au premier coup d’oeil. Elle a raconté tout cela dans son livre On l’appelait Rainer (Julliard 1994).

La Croix-Rouge française, qui avait obtenu pour la première fois de soustraire des femmes à la déportation, nous a ramenées à Fresnes dans un mini-bus, en fin d’après-midi, je pense - mais je n’avais plus la notion du temps. Et là, pendant 48 heures, a soufflé un vent de folie. Nous avons été presque libres dans la prison déserte, portes des cellules ouvertes. Les gardiennes nous ont distribué couvertures, serviettes de toilette, savon, brosses à dents, dentifrice, colis de nourriture, tout ce que la Croix-Rouge avait donné pour les détenues et qui ne leur avait jamais été remis. C’était un crève-coeur de penser à nos camarades si démunies qui roulaient vers l’Allemagne dans des conditions effroyables - et encore ne savions-nous pas avec précision ce qui les attendait... Ce convoi a mis près d’un mois à arriver à Ravensbrück, m’a-t-on dit, et le camp n’a été libéré que le 30 avril 1945.

Le 17 août dans la soirée on nous a rassemblées au greffe de la prison et chacune de nous a reçu en guise de sauf-conduit un petit bout de papier dont je joins la photocopie. La Croix-Rouge, qui avait été soutenue par le consul de Suède, dans ses négociations pour nous faire libérer, nous a emmenées à son siège parisien de la rue Quentin-Bauchart, près des Champs-Elysées. Là chacune, membre de la Croix-Rouge ou camarade de détention, s’est employée à trouver un gîte pour celles qui n’avaient pas la possibilité de joindre leur famille.

Je descendais l’escalier de l’immeuble pour aller chez ma soeur Renée qui habitait non loin, rue de Monceau, et elle arrivait justement avec son mari. Elle était teinturière rue Quentin-Bauchart et avait pour clientes des dames de la Croix-Rouge qui lui avaient parlé ce jour-là de la libération possible d’un certain nombre de détenues malades. Pour nous la question du logement était résolue, Denise et Fanny avaient pu prévenir leur famille.

Dans la nuit du 18 au 19 août le colonel Rol-Tanguy donnait l’ordre de déclencher l’insurrection pour la libération de Paris - contrairement au désir de « trêve » du consul de Suède. (Le consul Nordling, en accord avec certains membres du Conseil national de la Résistance et de la résistance gaulliste, a proposé une trêve, deux jours après le début de l’insurrection. Cette trêve n’a pas été observée : on n’a pas laissé les nazis quitter Paris tranquillement.)

Huit jours après, Paris était libéré mais la guerre n’était pas finie, loin de là.

Après la libération ...

J’ai su assez vite que Michel lui aussi avait échappé miraculeusement à tout ce qui aurait pu lui arriver de fâcheux (et même de très fâcheux) : juif, communiste et en prison, il était tout désigné pour faire un otage, comme ce fut le cas pour beaucoup dont son cousin Jean-Louis Wolkowitsch, fusillé au Mont Valérien. (Quand le bruit a couru, début 44, que la Milice allait « s’occuper » des emprisonnés politiques, je me suis dit qu’on ne les reverrait pas.) Je résume les aventures de Michel, qu’il a racontées lui-même : la prison de Nontron libérée par un maquis de l’A.S. le 10 Juin 44 ; la récupération des camarades par un maquis FTP, l’A.S. ayant déclaré forfait ; les combats en Corrèze ; la libération de Limoges.... Je suis allée le voir à Limoges, en septembre, à l’état-major FFI, avec un laissez-passer délivré par son oncle Marcel Bloch, colonel dans le réseau Résistance- Fer des cheminots. On passait la Loire, à Orléans, à pied avec sa valise, sur une passerelle car tous les ponts avaient sauté.

Je suis rentrée à Paris où je n’ai pas fait grand’chose d’autre que me soigner, avec succès en ce qui concerne les poumons, car les analyses ont montré que je n’avais plus de bacilles. En revanche l’appareil digestif et le système nerveux étaient bien délabrés. Michel est resté à Limoges jusqu’en avril 1945, aux côtés du « préfet de la Résistance » Jean Chaintron, son camarade de la prison de Nontron, puis il a été appelé à Paris pour faire partie du cabinet de François Billoux, ministre de la Santé. Il a été aussitôt surchargé de travail. Nous nous sommes mariés en septembre 45 et nous n’avons eu un logement stable qu’en 1947, dans une HLM assez vétuste à Aubervilliers. On y avait (re ?) logé les gens de la « zone », des « fortifs ».

Je n’avais pas repris mes études, cela ne me disait rien de m’asseoir dans un amphi, à 25 ans, à côté de jeunes gens à peine sortis du lycée. Je ne me sentais pas la force de me remettre à passer des examens. J’ai travaillé un temps à Ce Soir, à la rubrique de politique étrangère avec Jacques Sadoul et Anna Fontenay, puis avec Pierre Hentgès. J’ai dû m’arrêter pour raisons de santé (j’ai fait deux fausses-couches avant que le Docteur Lamaze s’occupe de moi et que je puisse garder mes enfants grâce à un traitement approprié mais assez pénible). Nous avons eu un garçon en 1947 et une fille en 1949. (Notre deuxième fille est née en 1951 à Poitiers.) Les médecins n’imaginaient pas que les anciens internés - et ce sera bien pire avec les déportés - présentaient une pathologie particulière, même si apparemment ils n’étaient pas très malades.

La guerre et l’occupation avaient eu bien d’autres conséquences plus tragiques. Les déportés sont rentrés après la capitulation de l’Allemagne, on a appris toutes les choses abominables que certains persistent à nier malgré les témoins, malgré l’évidence ; on a appris aussi, mais souvent bien plus tard, les noms de ceux qui ne rentreraient pas. La grand’mère de Michel, gazée à Auschwitz, sa soeur France décapitée à Hambourg, son beau-frère Fredo Sérazin, mari de France, torturé et massacré à St-Etienne - et tant d’autres amis et camarades ; M. et Mme Desserin avaient été déportés tous les deux, lui n’est pas revenu. Le Docteur Joubert, très âgé, menacé d’arrestation, avait été mis à l’abri par les maquisards, il est mort au milieu d’eux ; Nicole et son frère Alain, déportés, sont revenus.

Les parents de Michel sont rentrés d’URSS en janvier 45, son père a repris la di­rection de Ce soir avec Aragon ; il a été un temps correspondant de guerre puis a été nommé conseiller de la République, le Conseil siégeant au Sénat. Il est mort prématu­rément en 1947, à 63 ans ; on peut dire que la guerre l’a tué, les deux guerres, celle qu’il a faite en 14-18 et celle de 39-45.

... et la vie ensuite

En 1949, notre fils avait deux ans, notre fille venait d’avoir la coqueluche à trois mois, on l’avait sauvée de justesse grâce à Simone qui était alors interne à l’hôpital Trousseau ; nous n’étions pas en bonne santé, ni l’un ni l’autre ; Michel était rentré dans l’enseignement quand les ministres communistes avaient été définitivement exclus du gouvernement (au printemps 1947) et il devait aller d’Aubervilliers à la Nation presque tous les jours. D’autre part, à Poitiers, la maison de la famille Bloch, La Mérigote, était inoccupée à peu près toute l’année et menacée de réquisition. Michel a demandé son changement et il a été nommé à la rentrée 49 au
Collège moderne et technique, place de la Cathédrale. Nous avons déménagé en septembre et cela fait aujourd’hui un peu plus de cinquante ans que nous habitons à La Mérigote. Nos deux familles et nos amis étaient à Paris ; pour moi, avec les enfants petits, vivre à la campagne était préférable mais je ne connaissais personne à Poitiers, et Michel plus grand monde. Matériellement j’ai été très aidée par la présence de Berthe et Alexandre Pasquier qui habitaient dans la propriété et l’avaient gardée pendant toute la guerre, y compris quand la maison principale avait été occupée par la Gestapo puis par la milice. Grâce à eux il n’y avait pas eu trop de dégâts.

Ma mauvaise santé et la présence des enfants (il n’y avait pas d’école maternelle à proximité) ne me permettaient pas de penser à un travail - et lequel ? - ; j’ai continué à lire de l’allemand et de l’anglais (tout Agatha Christie et tout Dorothy L. Sayers y ont passé). J’ai commencé à traduire un roman de Harald Hauser Wo Deutschland lag, sur l’internement en camp, à la déclaration de guerre, des émigrés anti-nazis allemands et autrichiens réfugiés en France. Répétition, dans des conditions matérielles presque aussi terribles, de l’internement des Espagnols républicains passés en France après la victoire de Franco. Un chapitre de cette traduction a paru dans Europe mais aucun éditeur ne s’est précipité pour publier et H. Hauser, mathématicien lui aussi, est devenu professeur, en RDA.

Quand les enfants ont commencé à aller à l’école, j’ai voulu me remettre aux mathématiques. D’octobre à décembre 1940 j’avais suivi avec gourmandise un cours de topologie que Henri Cartan faisait aux agrégatifs (Cartan lui-même, quand il prononçait le mot topologie, semblait le déguster comme une friandise rare) ; j’ai repris mon cahier, le cours s’intitulait plus classiquement Analyse Supérieure. Plus tard André Lentin, le mari de Laurence Cohen, m’a donné ses Leçons d’Algèbre moderne qui m’ont permis de compléter mes notions de mathématique « nouvelle ».

En 1958, sur les instances d’une vieille amie de l’Union des Femmes françaises, Madame Pivetaud, une institutrice, je suis allée au Rectorat demander un poste en mathématiques. Comme me l’a dit un jour gentiment un collègue : « À l’époque on manquait de profs et on prenait n’importe qui. » Professionnellement j’étais en effet « n’importe qui », je n’avais jamais enseigné, sauf en leçons particulières. A la rentrée j’ai été nommée, pour deux-tiers de service (12 heures) au lycée de garçons Henri IV à Poitiers, où notre fils entrait en sixième. Ce fut dur mais enfin je suis arrivée au bout de l’année scolaire ... décidée à ne pas rester maîtresse auxiliaire dans ces conditions toute la vie. Il fallait avant tout que je termine ma licence. Il me manquait trois certificats. Je les ai obtenus en dix-huit mois grâce aux professeurs qui m’ont aidée et encouragée : MM. Zouckermann (physique), Brousse (mécanique), Schützenberger (calcul des probabilités) et André Revuz, directeur du département de mathématiques. Sur ma lancée j’ai passé un DESS de Calcul des probabilités et M. Schützenberger m’a proposé de devenir assistante à la fac. Je ne me sentais pas à la hauteur mais je me suis laissé convaincre et mon premier cours a eu lieu devant un amphi d’une centaine d’étudiants de PC (première année de DEUG physique-chimie) ; j’avais revu en catastrophe mes cours de prépa et finalement je m’en suis tirée. A partir de là, après un an de stage, ma carrière était tracée [11].

Mais tout cela n’a été possible que grâce à beaucoup d’heures de présence à la maison d’une personne dévouée et de toute confiance, Mme Rodier, qui s’est vite intégrée à la famille, au point de faire réciter les leçons, y compris celles de latin ou d’allemand (langues qu’elle ignorait, bien entendu). Elle a travaillé chez nous pendant 27 ans, jusqu’à sa retraite il y a 18 ans. Et maintenant, sans les enfants mais avec parfois les petits-enfants, sa remplaçante... la remplace bien.

Reprendre mes études de mathématiques au point où je les avais abandonnées était la solution de facilité. Peut-être aurais-je dû profiter de l’occasion qui m’était offerte pour m’engager dans la voie dont j’avais toujours rêvé : la linguistique [12]. Mais cela aurait voulu dire des années d’études, sans garantie d’un métier au bout. Nous avions trois enfants entre 8 et 12 ans, un deuxième salaire n’était pas à négliger. D’autre part je viens de lire le récit de Jacques Roubaud [13], « Mathématique : », et je vois que même lui, même dix à douze ans plus tard, a renoncé aux études littéraires en partie pour les mêmes raisons qui m’avaient fait y renoncer avant la guerre [14]. Lisez ce livre passionnant, même si vous n’êtes pas matheux. La suite, « Poésie : », vient de paraître.

Fait à Poitiers, de janvier à mars 2000, par Colette Bloch

carte CVR (Combattant volontaire de la Résistance) 125846

P.S. Ce témoignage beaucoup trop tardif est certainement entaché d’erreurs et d’omissions. Je remercie d’avance les lecteurs qui prendront la peine de me les signaler.

Colette BLOCH

Pour finir :

Je veux exprimer ici toute ma gratitude à Annette Fontaine, première lectrice de nos deux ours, qui a grandement contribué à améliorer leur présentation.

Fin avril 2001, j’ai eu l’honneur et le plaisir de rencontrer à Clermont-Ferrand Yvonne Chirin, veuve de Clovis Chirin, soeur de Marie-Jeanne Lhoste, et Jean Bac, ancien pensionnaire des prisons auvergnates. Sur la vie (et la mort) des détenus de la Maison d’Arrêt de Clermont et de la Centrale de Riom, il faut absolument lire le petit livre de Jean Bac, Le calvaire des patriotes dans les prisons françaises, 1940 - 1944, G. de Bussac éditeur, Clermont-Ferrand 1972.

Jean Bac, arrêté le 25 novembre 1940 à Clermont, transféré le 22 juin 1941 à la Centrale de Riom, en est sorti le 2 août 1943. Le récit qu’il fait de ces 32 mois, les illustrations de F. Dantan, tous les résistants enfermés en ces lieux peuvent en attester l’authenticité - et pourtant cela défie l’imagination. Ces choses se passaient en France, c’était la règle dans l’administration pénitentiaire française. Qui s’en doutait ?

Nous qui avions vécu cela - et qui avions mis des années à nous en remettre - nous aurions dû dénoncer les horreurs que d’autres hommes, coupables ou non mais en tout cas victimes, continuaient à subir. Peut-être certains l’ont-ils fait, comme Jean Bac, mais avec quel résultat ?

Le livre de Jean Bac est disponible à la FNDIRP, 10 rue Leroux, 75116 Paris