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Préface
de Michel Volle2
La différence entre fonction et procédure est un reflet de la
différence plus générale entre décrire les choses et décrire la
façon de faire les choses [...]. En mathématiques, nous utilisons
des descriptions déclaratives (qu'est-ce que c'est ?), alors qu'en
informatique nous utilisons des descriptions impératives (comment
faire ?).
(Harold Abelson et Gerald Jay Sussman)
Il est salubre, il est nécessaire de philosopher sur l'informatique.
Abelson et Sussman[1] disent qu'elle est
concernée par le savoir-faire, le « how to », alors que les
mathématiques seraient concernées par les définitions, le « what
is ». Cette phrase est à la fois profonde et inexacte.
Elle est inexacte parce que les mathématiques qu'ils évoquent ne sont
pas celles des chercheurs mais celles des lycées, des grandes écoles
et de l'agrégation qui se limitent à utiliser, pour traiter des
« problèmes » qui ne sont au fond que des questions de cours, les
outils mis au point par les chercheurs d'autrefois.
Elle est profonde parce que la pensée explicite que l'on nous a
enseignée, dressée à procéder de façon déductive à partir d'axiomes
dont on ne questionne pas la pertinence, s'appuie en effet sur des
définitions. Le savoir-faire, l'aptitude à résoudre les problèmes
pratiques, sont laissés à la pensée implicite, intuitive,
quotidienne, plus naturelle sans doute mais moins formelle et moins
« rigoureuse » que la pensée explicite.
L'informatique, en invitant à expliciter la pratique, à articuler la
pensée et l'action, brise le dogmatisme d'un enseignement qui a oublié
la démarche expérimentale pour ne transmettre que les résultats de
l'expérience.
*
Mais on peut interpréter autrement la phrase d'Abelson et Sussman.
Considérons non plus le cadavre que l'on présente dans les amphis,
mais les mathématiques vivantes, celles qui explorent la part du
monde de la pensée qui est soumise au principe de
non-contradiction3. Le chercheur en
mathématiques possède non seulement des définitions, mais aussi le
savoir-faire qui lui permet de mettre à jour des systèmes d'axiomes
féconds. Ce savoir-faire suppose qu'il puisse, selon une
intuition qui enjambe les étapes du raisonnement, anticiper des
résultats non encore établis.
La frontière entre l'informatique et les mathématiques ne passe donc
pas entre définition et savoir-faire, mais entre un
savoir-faire adapté au monde de la pensée, seul objet des
mathématiques, et le savoir-faire qui convient face au monde de
la nature (en entendant par « monde de la nature » tout ce qui se
présente comme obstacle ou comme outil devant notre aspiration au
bien-être : la nature physique bien sûr, mais aussi la nature humaine
et sociale).
Ce n'est pas pour penser en effet que nous utilisons l'automate, mais
pour agir. Pour penser, nous disposons de notre cerveau, des
associations d'idées qu'il suggère sans arrêt et des raisonnements
auxquels nous le contraignons. C'est sur le cerveau, et non sur
l'automate, qu'il faut compter pour exercer le « simple » bon
sens4.
L'automate, lui, assiste notre action en offrant sa capacité à
classer, trier, traiter, transformer, transporter les données que
fournit l'observation.
L'informatique a ainsi une finalité essentiellement pratique.
Relativement récente, elle pose à l'horizon de l'intellect des
questions dont la nouveauté dérange l'inertie des corporations. D'où,
de la part de ceux qu'elle aurait dû intéresser le plus, un mépris qui
confine à la fureur. C'est parce que l'informatique pose des questions
philosophiques nouvelles que les philosophes, qui pour la plupart
préfèrent méditer les grands textes de leur discipline plutôt que de
se confronter au monde de la nature, produisent des considérations
tantôt apocalyptiques, tantôt enthousiastes, presque jamais pondérées
ni exactes5.
C'est parce qu'elle risquait de déranger l'échiquier des pouvoirs
universitaires que les mathématiciens l'ont empêchée de prendre, dans
l'enseignement, la place qui doit lui revenir.
*
On savait depuis longtemps construire des automates. On apprit à les
programmer au XIXe siècle. Mais le canard de Vaucanson, comme
le métier à tisser de Jacquard, sont spécialisés dans une seule
fonction. Il fallut un admirable effort d'abstraction pour concevoir
l'automate essentiellement programmable, l'automate capable de
commander l'exécution d'un programme à n'importe quel type de
périphérique (écran-clavier, bras articulé d'un robot, avion en
pilotage automatique, centrale nucléaire etc.)
L'informatique est née avec l'entreprise moderne6
-- forme spécifique d'organisation du travail humain, du rapport à la
nature et du rapport au marché -- dans le loop de Chicago à la
fin du XIXe siècle. Elle s'est développée parallèlement à
d'autres outils -- classeur mécanique, trombone, machine à écrire,
photocopieuse, post-it, téléphone etc. -- qu'elle a ensuite
partiellement absorbés. À l'être humain organisé en un réseau
de compétences complémentaires (EHO) elle a articulé l'automate
programmable doué d'ubiquité (APU), plate-forme de mémoires,
processeurs, réseaux et logiciels. Les processus de production en ont
été transformés ainsi que les conditions de l'échange (distribution
des produits, traitement des effets de commerce).
L'EHO et l'APU s'entrelacent jusque dans le détail de chaque processus
de l'entreprise selon un « modèle en couches » qui se divise en
couches plus fines. Ce type de modèle est l'une des innovations
philosophiques qu'a apportées l'informatique : il permet de
représenter les situations où plusieurs logiques se conditionnent
mutuellement, situations fréquentes dans la vie courante mais que seul
un modèle en couches permet de penser.
Pour s'informatiser, l'entreprise doit expliciter ses règles de
gestion, le flux de ses processus, son référentiel : elle doit se
modéliser. Cela implique qu'elle choisisse les êtres qu'elle
représentera, les variables qu'elle observera sur ces êtres et les
traitements qu'elle leur appliquera ; dans le langage des
informaticiens, qui abonde en faux amis, on dira que l'entreprise doit
définir ses « objets » avec leurs attributs, opérations, règles de
gestion, cycles de vie etc. Cela suppose qu'elle sache, dans la
complexité sans limites du monde de la nature, découper les objets,
attributs etc. pertinents pour son action en faisant
abstraction des autres. L'informatique assouplit l'abstraction pour
servir une visée opérationnelle. Cette pratique de
l'abstraction, qui isole du reste du monde les êtres qu'implique
l'action, chacun la suit dans la vie courante mais elle est rarement
explicite.
C'est, par rapport à la pensée socratique, un renversement de
perspective : le concept ne révèle plus l'essence des choses mais nous
outille pour représenter les êtres concernés par l'action. Le
processus, comme un tourbillon dans un fleuve, brasse une matière sans
cesse renouvelée et l'objet qui le parcourt (dossier d'un client, d'un
produit, d'un salarié etc.) conserve son identité tout en se
transformant. Cela nous place plus près de Lao Zi (VIe siècle
avant JC) que de Parménide (540-450).
En construisant le référentiel qui définit les objets, attributs et
codages, l'informatique définit le langage de l'entreprise.
Seul sera dicible et audible le recours aux identifiants et
nomenclatures qu'elle met en oeuvre. On ne pourra pas, dans
l'entreprise, utiliser une autre segmentation des clients, un autre
référentiel de l'organisation, une autre classification des produits
que ceux qui sont incorporés à ses logiciels. Celui qui voudrait
modifier le langage -- et on a souvent de bonnes raison de vouloir le
faire -- devra passer par une modification du référentiel. Ainsi
l'informatique exige que l'on explicite l'évolution du langage, cette
évolution que les structuralistes avaient dédaignée pour mieux nous
serrer dans le corset du langage à l'oeuvre.
L'automate traduit, selon une cascade de langages, la plus simple des
manoeuvres de l'utilisateur en des milliers d'instructions
élémentaires exécutées en une fraction de seconde. Pour qu'il puisse y
parvenir ses concepteurs ont tiré parti des propriétés électroniques
de la matière : cet artefact appartient donc au monde de la nature
physique. Ses ressources -- mémoire, puissance, débit du réseau --
sont bornées par leur dimensionnement. L'informaticien est ainsi un
physicien qui traite avec précautions (qualité, sécurité) une masse
(de données) et des vitesses (de traitement).
La programmation est l'exercice intellectuel le plus sain qui soit.
Elle ne relève pas, comme on le dit avec condescendance, des
mathématiques appliquées. Elle ne peut être réussie que si l'on a
explicité le problème à traiter ainsi que tous ses cas particuliers :
cela donne parfois au mathématicien l'occasion de découvrir des cas
que la simplicité de la « formule » générale lui avait masqués. Le
programmeur doit par ailleurs ruser avec la physique de l'automate, et
cela le contraint à un réalisme dont l'acquisition demande un
long apprentissage.
*
Articulation des logiques, évolution du langage, élucidation de la
dynamique des processus, pratique de l'abstraction, réalisme :
l'informatique apporte du grain à moudre au penseur. En retour
l'intervention de celui-ci est nécessaire car, si l'informatique est
née dans et pour l'entreprise, si elle a été sécrétée par
l'entreprise, il s'en faut de beaucoup que l'entreprise la comprenne.
Elle inspire aux dirigeants, tout comme aux philosophes, des
sentiments qui oscillent de l'horreur à la fascination. Nous avons
donc grand besoin d'explications claires, d'une réflexion en bon
ordre, d'une saine pédagogie pour faciliter son appropriation par
l'entreprise ou, comme on dit, son « alignement stratégique ».
Les médias, les films, donnent de l'informatique une image faussée :
l'informaticien y apparaît comme un « génie » qui tape du code en
champion de dactylographie ; les ordinateurs y parlent, pensent et
souffrent comme vous et moi. La commodité des interfaces a par
ailleurs répandu l'idée que l'informatique était facile : il est donc
inutile de se donner la peine de la comprendre ! Les étudiants se
détournent de la programmation, qu'ils jugent trop aride et que l'on
préférera sous-traiter à des pays où les salaires sont bas. Pourtant
elle fait partie des savoirs fondamentaux sans lesquels on ne peut pas
comprendre, aujourd'hui, notre rapport avec le monde de la nature.
Alors que l'articulation de l'EHO et de l'APU, la délimitation de ce
qu'il faut ou ne faut pas automatiser, posent une question
philosophique et pratique des plus importantes 7, l'attention du grand public, des dirigeants et des penseurs
est ainsi accaparée par des images fantastiques. Les informaticiens,
sur la défensive, s'enferment dans leur spécialité et se protègent par
leur jargon, à moins qu'ils ne s'emploient à faire de la propagande
sans mentionner les obstacles8.
*
C'est à l'exploration des obstacles que Laurent Bloch s'est attelé :
obstacles physiques avec lesquels on doit ruser, obstacles
sociologiques et intellectuels aussi. La racine de ces derniers est
souvent philosophique ou même métaphysique, l'enjeu étant de
savoir comment penser le monde pour pouvoir agir sur lui.
Laurent Bloch est de ces esprits curieux qui étudient et réfléchissent
sans relâche. Il se donne de surcroît la peine de mettre en ordre le
résultat de ses travaux, de les exprimer le plus clairement possible
pour aider les autres à progresser9.
Il y faut de la générosité, du dévouement : beaucoup de lecteurs
supposent que si un texte est facile à lire, c'est qu'il n'était pas
difficile à écrire. Son ouverture d'esprit l'a conduit à s'intéresser
de près aux utilisateurs de l'informatique : il fait, avec une
patience inlassable, bénéficier le club des maîtres d'ouvrage des
systèmes d'information10
d'une pédagogie bienveillante.
Laurent Bloch explicite ici, sans jargon ni complaisance, les apports
et limites des méthodes (Merise, UML, SADT, XP etc.) Il présente les
diverses couches de l'informatique pour bien faire apparaître le jeu
de leurs interactions. Il illustre son propos par des exemples. Son
expérience lui permet d'évoquer des obstacles de toutes natures et
d'indiquer comment les contourner. Il évoque avec humour les
obstacles sociologiques, si irritants : mieux vaut, en effet, les
prendre avec patience, avec le sourire !
- 1
- Michel Volle est Délégué
général du Club des Maîtres d'Ouvrage des Systèmes d'Information
(http://www.clubmoa.asso.fr/)
- 2
- Michel Volle est Délégué
général du Club des Maîtres d'Ouvrage des Systèmes d'Information
(http://www.clubmoa.asso.fr/)
- 3
- Elle ne recouvre pas tout le monde
de la pensée : le théorème de Gödel (1931) montre qu'il existe, quel
que soit le système d'axiomes que l'on utilise, des propositions
évidemment vraies et cependant indémontrables.
- 4
- « Ces machines sont dépourvues de bon sens : elles font
exactement ce qu'on leur a demandé de faire, ni plus ni moins. C'est
ce qui est le plus difficile à comprendre quand on essaie d'utiliser
un ordinateur pour la première fois. » (knuth-art
vol. I p. v.)
- 5
- François Jullien a construit une passerelle solide
entre la pensée chinoise et la pensée grecque. On attend le
philosophe qui construira une passerelle solide entre la philosophie
et l'informatique.
- 6
- Nous
désignons par le terme « entreprise » toutes les institutions qui
produisent des biens et des services, qu'il s'agisse d'entreprises
au sens juridique du terme ou de services publics producteurs
d'externalités positives (y compris donc l'armée, la justice etc.)
- 7
- « ''Que
faut-il automatiser ?'' est pour la civilisation d'aujourd'hui l'une
des questions les plus suggestives au plan pratique comme au plan
philosophique » (forsythe, p.
92).
- 8
- C'est ce qu'a fait Bill
Gates (cf. gates).
- 9
- J'ai étudié avec profit
Initiation à la programmation avec
Scheme[10] et Les systèmes
d'exploitation des ordinateurs[11].
- 10
- http://www.clubmoa.asso.fr/
© copyright Éditions Vuibert & Laurent Bloch 2004, 2005
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