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6  La brève trajectoire du Surmoi

Dans les sociétés traditionnelles où l'individu n'existe que par son appartenance à un groupe, les normes de pensée et d'action lui sont imposées de l'extérieur, le libre arbitre n'existe que pour des individus exceptionnels, généralement d'ailleurs considérés comme des fous ou des criminels et à ce titre réprimés par le corps social. Les étapes de la vie sont également fixées par le groupe : c'est la cérémonie d'initiation qui fixe l'instant où chacun devient adulte, et de même le mariage est fixé par des règles sociales assez indifférentes aux penchants individuels.

Le psychiatre Daniel Marcelli[69] ne manque pas de faire remarquer qu'une telle organisation sociale, dont l'emprise, si elle s'exerçait sur nous, nous semblerait à tout le moins désagréable, ne laisse pas de procurer à ses membres une place dans le groupe et une protection, sources d'une plénitude et d'une sérénité que beaucoup de nos contemporains pourraient leur envier.

Nous l'avons évoqué ci-dessus, l'individu apparaît pour devenir ce que la philosophie occidentale a nommé le sujet. Michel Foucault a entrepris d'en écrire l'histoire, tâche dont il n'oublie pas de signaler qu'elle apparaît suspecte tant aux historiens qu'aux philosophes. Le sujet se manifeste d'abord à l'état isolé, dès l'Antiquité grecque et romaine. Le christianisme poursuit son effort pour soustraire le fidèle à son environnement temporel. La Renaissance italienne étend la redécouverte de l'Antiquité aux arts, fonde l'humanisme et, avec Masaccio notamment au début du XVe siècle, place l'homme au centre de l'interrogation artistique, place précédemment occupée par Dieu. C'est René Descartes, par son affirmation impérieuse « Cogito ergo sum », qui conférera au sujet la domination de la scène intellectuelle, avant qu'il n'investisse la société tout entière.

Ce développement de l'individu en sujet aux XVIIe et XVIIIe siècles va de pair avec la sécularisation de la société, c'est-à-dire le retrait de la religion de la sphère publique vers la sphère privée. Dans un pays comme la France, la croyance et la pratique religieuse sont des affaires strictement privées, et nous voyons bien que toute irruption de la religion sur la scène publique déclenche des réactions très négatives. Nous ne devons pas oublier que cet état de fait est d'une part récent, d'autre part très peu universel --- en effet il n'en va pas de même dans de nombreuses régions du monde.

L'essor du sujet et son apogée sous les Lumières ont bien sûr joué un rôle capital, voire déterminant, dans les événements politiques de cette époque, nommément les révolutions américaine et française et leurs suites. Il s'ensuivit l'instauration dans le monde occidental de régimes démocratiques ou revendiqués comme tels. Rappelons que la démocratie est une forme politique7, c'est-à-dire un moyen et non une fin ; la fin visée par ce moyen est, pour rester assez général, la liberté humaine, qui, elle, est une valeur universelle, alors que la démocratie est une forme dont l'usage est limité à un certain univers culturel (le monde occidental tel que nous l'avons évoqué ci-dessus, dont les habitants ont vécu l'ascension du sujet, la sécularisation et l'individuation), et aux institutions politiques. Si l'idéal universel de liberté humaine a sa place au sein des entreprises ou des familles, par exemple, il n'est pas pour autant pertinent de vouloir y introduire la démocratie, qui est d'un autre ordre (sauf évidemment pour les secteurs du fonctionnement de ces institutions qui relèvent du politique, comme par exemple les élections des représentants du personnel).

Cette souveraineté du sujet sur sa propre pensée et sur sa propre psyché sera de courte durée. La psychanalyse et la sociologie vont s'attacher à montrer que les instances de contrôle de l'individuel par le collectif, dont les Lumières croyaient avoir définitivement triomphé, n'avaient opéré qu'une courte migration, et ces deux disciplines vont s'ingénier à ruiner les illusions du libre arbitre, l'une en révélant l'empire de l'inconscient sur nos actes que nous croyions les plus libres, l'autre en mettant en évidence la banalité statistique de nos plus superbes originalités, parfois jusqu'à suggérer leur orchestration par quelque détermination sociale.

« La norme collective passe de l'extérieur à l'intérieur du sujet et cette autorité intériorisée de la coutume et des dieux porte un nom : le Surmoi » écrit Daniel Marcelli[69] (p. 216).

Cette instance intérieure d'où émanent conscience morale, interdits et idéaux crée en chaque individu une situation conflictuelle. La canalisation et la répression des pulsions, l'interdiction de désirs coupables, la génération de désirs légitimes, effectuées dans les sociétés traditionnelles par des instances externes, sont désormais des productions endogènes. Chacun est alors la proie de désirs contradictoires que le moi résoudra par des mécanismes de défense : le refoulement, « qui consiste à renvoyer dans la part inconsciente du fonctionnement psychique des pulsions, des désirs, des représentations, des affects ou des émotions dont la nature ou le but font l'objet d'une réprobation du moi ou du Surmoi » ou le clivage, « aboutissant en quelque sorte à ce que la main droite ignore ce que fait la main gauche » [69] (pp. 218-219). Le refoulement qui n'a pas pu être déplacé ou sublimé pourra engendrer souffrances et névroses, le clivage qui met en péril la cohérence de l'individu est au principe des psychoses et des addictions.

Marcel Gauchet[38] distingue une personnalité « traditionnelle » d'une personnalité « moderne ». Il écrit : « Le monde de la personnalité traditionnelle est un monde sans inconscient en tant qu'il s'agit d'un monde où le symbolique règne de manière explicitement organisatrice... L'être individuel d'avant l'individualisme est littéralement constitué par la norme collective qu'il porte en lui ». La personnalité moderne se présente au contraire comme « l'âge d'or de la conscience et de la responsabilité, âge d'or dont on voit comment il comporte comme contrepartie logique la mise en évidence d'un inconscient où se réfugie la part symbolique qui n'a plus sa place dans le fonctionnement collectif où les règles de droit remplacent l'autorité de la coutume et des dieux » (p. 251).

Le Surmoi a donc une histoire (il apparaît au milieu du XIXe siècle) et une géographie (sa première capitale fut sans conteste Vienne, d'où il rayonna sur le monde occidental, sans oublier l'Argentine, avec une prédilection pour les régions urbanisées). Les observateurs ne l'ont pas encore repéré sous d'autres cieux. Ainsi Marie-Cécile et Edmond Ortigues[77] écrivent à propos du Sénégal des années 1970 : « L'agressivité s'exprime principalement sous la forme de réactions persécutives. La culpabilité est peu intériorisée ou constituée comme telle... Tout se passe comme si l'individu ne pouvait pas supporter de se percevoir divisé intérieurement, mobilisé par des désirs contradictoires. Le « mauvais » est toujours situé à l'extérieur de moi, il est du domaine de la fatalité, du sort, de la volonté de Dieu. » (pp. 110-113).

Mais il ne faudrait pas en déduire qu'une société sans Surmoi est une société sans morale, bien au contraire : simplement, les procédés de fabrication de morale sont différents et localisés en d'autres instances.

Le Surmoi est aujourd'hui en péril. Daniel Marcelli observe parmi ses patients (il est pédopsychiatre) des enfants dont les parents se sont ingéniés à éviter toute situation où ils auraient pu avoir avoir à leur dire « Non ! ». Ce principe éducatif achoppe bien sûr dès l'entrée à l'école maternelle, voire dès la naissance d'un petit frère ou d'une petite soeur. Ces pratiques éducatives contemporaines ne permettent pas à leurs victimes d'élaborer un Surmoi bien constitué, et comme par ailleurs les anciennes instances régulatrices ont disparu ou sont affaiblies, l'individu se heurte avec souffrance et incompréhension à une société qui n'a pas subitement acquis une tolérance infinie à l'égard de ses fantasmes de toute-puissance et de désirs dont il attend la satisfaction sans délai. Le pronostic du docteur Marcelli n'est pas optimiste : psychoses et addictions (substances psychotropes, fièvre acheteuse, jeux vidéo...) attendent ces individus déboussolés. L'idéologie de l'épanouissement individuel inconditionnel et à tout prix ne mène pas forcément au bonheur radieux.




© copyright Laurent Bloch 2004
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