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7  Fonction publique

Il semble que pour certains agents des services publics la difficulté à appréhender la nature du travail qui leur est demandé soit encore accrue par une incertitude quant à la source légitime de la demande de travail. En apparence, ils ont bien un employeur, qui en dernière instance est le gouvernement (ou une collectivité locale), dûment mandaté par les représentants élus du peuple souverain. Ce que les fonctionnaires doivent faire est décidé non par eux-mêmes, mais par lesdits représentants élus du peuple souverain, qui en discutent à l'Assemblée Nationale et votent, notamment, la Loi de Finances qui instaure des dispositions selon lesquelles les contribuables vont payer des impôts destinés, comme le mot l'indique, à contribuer à des tâches dont le législateur (c'est-à-dire les représentants élus du peuple souverain) a reconnu l'utilité et que des fonctionnaires vont devoir accomplir. Pour que cela puisse se faire avec un peu de méthode, certains fonctionnaires se voient confier des responsabilités et éventuellement une autorité destinée à s'exercer sur d'autres fonctionnaires afin d'organiser et de réaliser le travail. Bref, on ne voit aucune raison pour que le fonctionnement des services publics, sous cet angle de l'organisation du travail, diffère fondamentalement de celui d'une entreprise, et pour que les fonctionnaires soient exemptés de l'obligation d'accomplir, en échange de leur traitement, le travail que leur a assigné leur employeur.

Je n'ignore pas que certaines catégories de fonctionnaires ne sont pas formellement soumises à une autorité hiérarchique issue en dernier recours du pouvoir législatif. Il s'agit des magistrats, forts de l'indépendance de la justice, des enseignants du cycle supérieur qui bénéficient des franchises et de l'autonomie des Universités, et des chercheurs relevant des statuts instaurés, en France, par la loi d'orientation de la recherche en 1982. Ces deux dernières catégories relèvent du processus d'« évaluation par les pairs », qui les soustrait (en principe) à l'autorité administrative tout en leur conférant un statut de fonctionnaire et la garantie qui en découle de l'emploi à vie ; les membres de ces corporations sont élus par leurs futurs collègues réunis en commissions qui élaborent elles-mêmes leurs propres critères de recrutement et de promotion, cependant que le seul moyen de pression que possède sur eux l'autorité administrative (mais il n'est pas mince) réside dans l'attribution sélective de crédits, postes et autres moyens matériels. Dans les disciplines où l'agitation compétitive et la course aux crédits sont fébriles, comme la biologie moléculaire par exemple, il n'est pas sûr que les contraintes subies par les chercheurs ne soient pas plus lourdes que dans une administration classique ; il reste qu'elles apparaissent moralement moins désagréables aux intéressés.

Les lignes qui précèdent conduisent l'auteur à prendre le contre-pied d'une idée pas totalement absente de l'esprit de certains fonctionnaires : l'argent gagné par les employés des entreprises privées serait sale et répugnant, parce que fruit d'une activité lucrative forcément plus ou moins apparentée au vol ou à l'escroquerie, alors que le traitement du fonctionnaire serait propre, parce que tombé en quelque sorte du ciel. Ne parlons même pas des gains des commerçants, artisans et autres entrepreneurs : les adeptes de cette croyance n'ont pas de nausée assez dégoûtée pour y penser ! Une petite enquête auprès des commerçants du secteur alimentaire de son quartier, relative notamment aux horaires de travail, a convaincu l'auteur que leur revenu horaire était bien inférieur à celui de salariés au SMIC ; la vraie richesse éventuelle d'un commerçant, c'est son fonds de commerce, dont la revente pourra lui tenir lieu de retraite, à condition que la valeur ne s'en soit pas trop dégradée, et dans la mesure où les retraites assurées par les caisses des travailleurs indépendants sont très faibles. Dans le cas des petits commerces d'alimentation, par exemple, les espoirs de revente sont aujourd'hui très décourageants, pour ne rien dire des bureaux de tabac...

Une conséquence de la mauvaise opinion nourrie par les intellectuels du service public à l'égard des revenus de l'industrie et du commerce (notons au passage que l'agriculture ne partage pas cette désaffection) se fait sentir à l'encontre des chercheurs qui partent dans le privé. Ainsi, j'ai pu suivre l'itinéraire d'un ingénieur qui avait développé au sein d'un établissement de recherche publique un logiciel innovant dans le domaine bioinformatique. Durant des années il avait postulé, en vain, au poste de chercheur qu'il méritait sans doute. Face aux fins de non-recevoir de son organisme, il se décida à créer une entreprise pour que lui et ses assistants puissent vivre des résultats de leur travail. J'ai recueilli les opinions émises à son sujet par des chercheurs qui, eux, avaient obtenu un poste, tout en n'ayant jamais fourni de travail comparable : mépris, propos insultants, rejet, refus d'utiliser ce logiciel vénal...

Dans tous les cas que j'ai observés de fonctionnaires de la recherche qui ont quitté (parfois sans avoir réellement le choix) le dispositif public pour un employeur privé, ils se sont vu accuser d'adorer le veau d'or, même si c'était manifestement faux en termes d'enrichissement. Paradoxalement d'ailleurs, l'opprobre qui frappe le simple ingénieur ou chargé de recherche qui veut simplement gagner correctement sa vie ne frappe pas avec la même intensité le mandarin de haut grade qui cumule les postes honorifiques et lucratifs dans les conseils scientifiques de grands groupes industriels.

Cet aveuglement de certains fonctionnaires sur leur propre position sociale, sur les conditions d'exercice de leur activité et sur celles qui assurent leur survie économique n'est pas sans évoquer le texte de Franz Kafka[52] « Recherches d'un chien » et l'analyse fameuse qu'en a faite Gilles Deleuze[29]. Ce texte écrit à la première personne a pour narrateur un jeune chien urbain de la première moitié du XXe siècle, c'est en quelque sorte un petit « Bildungsroman » dont le héros, Wilhelm Meister canin, décrit la complexité du monde des chiens, sa variété sociale et la façon dont il a réussi à s'y orienter en s'inspirant de l'exemple de vieux chiens particulièrement sages et avisés. La vie des chiens domestiques est bien sûr fortement conditionnée par le contrôle qu'exercent sur eux leurs maîtres humains, mais le narrateur ignore systématiquement cette détermination, et l'aveuglement culmine lorsqu'il en vient à parler des chiens de manchon, décrits comme s'ils planaient dans l'air sans intervention extérieure. Deleuze estime que Kafka a voulu ici évoquer certains milieux juifs qu'il pouvait fréquenter et dont la vision très introvertie ignorait excessivement le monde non juif qui les entourait. De même certains fonctionnaires enfermés dans leur tour d'ivoire (surtout si elle est universitaire ou académique au sens large) ignorent trop le monde extérieur dont les contributions matérielles assurent leur subsistance, ignorance qui peut conduire à des déconvenues.

7.1  Le travail est (aussi) une base de la société

Nous avons signalé comment la bourgeoisie en ascension des temps modernes avait fait du travail une valeur économique, une marchandise, et nous avons essayé de rappeler brièvement les conséquences de cette conception radicalement novatrice sur l'organisation de notre société et la position en son sein des individus qui la constituent. Nous ne saurions terminer ce chapitre sans corriger la vision quelque peu unilatérale que le lecteur pourrait retirer des paragraphes ci-dessus. Les chapitres suivants vont aborder certaines formes très modernes, très nouvelles du travail, nous y montrerons que les anciens modèles de mesure de la quantité de travail, hérités de l'industrie du XIXe siècle, s'y appliquent mal. Pour replacer le travail contemporain dans son contexte et ainsi essayer de le comprendre, il faut évoquer ses aspects non économiques.

Le travail n'est pas seulement une marchandise. Il est aussi, et nous l'avons déjà noté, une valeur morale. Aujourd'hui, dans un pays comme la France, le travail est partie intégrante de l'identité des individus, il est un des moyens principaux de leur socialisation, ceux qui en sont exclus pour une raison ou une autre sont soumis à la déréliction, à la souffrance et à la désocialisation.

S'il est dans la logique des entreprises de considérer le travail comme une marchandise, d'autres points de vue peuvent exister dans la société et même dans l'entreprise. C'est le propre d'une organisation sociale complexe que chaque phénomène puisse être appréhendé sous des angles divers par ses acteurs, d'ailleurs eux-mêmes porteurs de points de vue différents selon les rôles multiples qu'il peuvent jouer (travailleur, parent d'élève, électeur, contribuable...). Si la logique marchande peut sembler à court terme la plus profitable aux entreprises, si rien ne vient la contrebalancer, elle révèle à plus long terme des inconvénients qui ont leur coût. La logique de l'entreprise n'est d'ailleurs pas purement marchande. L'entreprise baigne dans l'espace marchand, qui lui est extérieur ; mais dans son intérieur les relations ne sont pas marchandes, mais organisées. On pourra consulter sur le site de Michel Volle une réflexion originale sur la nature de l'entreprise[102].

On pourra à ce sujet se reporter au livre de Stéphane Beaud et Michel Pialoux[7], qui décrit, dans un secteur de la société et de l'économie assez éloigné de celui qui sera envisagé dans la suite de cet ouvrage (l'usine Peugeot de Sochaux et les usines sous-traitantes dans la région de Montbéliard), les effets dévastateurs d'une modernisation industrielle aveugle et la destruction qu'elle impose aux facteurs de cohésion sociale qui permettent tout simplement aux gens de vivre. Ce livre montre notamment que les conditions très dures du travail à la chaîne qui avaient été vigoureusement critiquées dans les années 1970, et que le discours managérial et le recul des luttes ouvrières dans l'industrie avaient fait oublier, existent de plus belle, simplement les travailleurs qui y sont soumis sont placés dans une position d'individualisation du travail qui interdit toute réaction collective (nous y reviendrons au chapitre suivant). Cette situation est largement le fruit du contournement des législations sociales par les employeurs (notamment par le recours systématique à l'emploi intérimaire et à la sous-traitance), qui aboutit à une dérégulation de fait. Elle contribue à une désagrégation sociale qui a certes aussi d'autres causes mais dont le coût (pas seulement financier) est élevé, pour ne pas dire intolérable.

L'irruption sur la scène sociale de la question longtemps occultée du harcèlement moral au travail montre que les entreprises du secteur tertiaire, au personnel composé en forte proportion d'ingénieurs et de cadres bien rémunérés, ne sont pas à l'abri des effets délétères de certaines orientations managériales.

© copyright Laurent Bloch 2004
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