Science informatique et art de l’informatisation
Renversement sémantique
Le mot informatique, nous dit Michel Volle, désignerait tout autre chose que la science et la technique que avons pris l’habitude de désigner par ce terme : « La dialectique que recouvre selon moi le mot “informatique” réside dans l’alliage du cerveau humain et de l’automate : cerveau de l’utilisateur certes, mais aussi du programmeur... Cet alliage introduit dans la nature un être nouveau, dont il fait émerger les propriétés (tout comme l’alliage du cuivre et de l’étain a introduit un être nouveau, le bronze). Ces propriétés (possibilités et risques) concernent les individus, les ménages, les institutions. Dans le cas des institutions (et notamment des entreprises), l’APU (Automate programmable universel et ubiquitaire) s’allie à l’organisation des cerveaux humains, EHO (Être humain organisé), et l’alliage prend une forme spécifique, organisée. Sa mise en œuvre, c’est l’informatisation (de la société, de l’institution, de la vie personnelle). »
Cette nouvelle acception du terme informatique recouvre les concepts, les méthodes et les outils qui permettent de réaliser ce que l’on nomme communément un Système d’information (SI).
Ainsi, par ce rétablissement sémantique, l’informatique reviendrait à son origine étymologique : l’information est ce qui donne une forme (ce qui in-forme), que ce soit à l’être humain individuel ou, dans le cas qui nous intéresse, à l’être collectif qu’est l’entreprise. L’informatique est alors l’art de constituer ce squelette de l’entreprise, qui lui permet d’avoir une forme, et que l’on appellera système d’information.
Notez que dans le paragraphe qui précède j’ai parlé d’art et non pas de science ; l’exercice de constitution du système d’information est en effet plus proche de l’activité du médecin que de celle du mathématicien, et la médecine est un art plutôt qu’une science, même si, comme l’informatique au sens de Volle, elle emprunte beaucoup à diverses sciences : biologie, chimie, physique, statistique pour la médecine, mathématiques, logique, sociologie, économie pour l’informatique. L’informatique ainsi redéfinie, l’informatisation devient le processus par lequel les humains et les entreprises qu’ils ont créées acquièrent l’art de l’informatique, qui leur permet de construire les systèmes d’information qui les animeront. L’inconvénient de cette réforme sémantique est qu’elle laisse sans nom ce que nous appelions informatique jusqu’alors. Michel Volle propose plate-forme technique de l’informatique ou technique de l’informatique : l’informaticien que je suis ne saurait se résoudre à un telle réduction de la discipline qui est en train de transformer le monde et l’humanité. Il y a certes de la technique dans l’informatique au sens pré-vollien, mais cette technique est informée par la science qui lui donne, donc, sa forme.
Cette question de terminologie est-elle oiseuse ? Oui et non : le jour où le directeur de la recherche de l’Institut Pasteur, sous l’égide de qui je travaillais, m’a expliqué que l’apport de l’informatique à la biologie se comparait à celui de l’électrophorèse, j’ai compris que la question de l’informatisation de la science pasteurienne était en mauvaise voie et que nous ne rattraperions pas le retard pris sur les chercheurs d’autres pays, parce que là précisément la réduction de l’informatique à une simple technique de laboratoire avait des implications épistémologiques catastrophiques.
Rétablissement sémantique
Regardons autour de nous ce que donne la terminologie des autres cultures : justement, le numéro de février des Communications of the ACM (CACM) plaide pour la création de diplômes en Informatics, et explique que ce terme, récent outre-Atlantique, désigne là-bas plutôt l’enseignement de ce que l’on y appelle computing dans le contexte d’un autre domaine, donc ce que nous appellerions ici informatique appliquée, par exemple bioinformatique, alors que dans les universités européennes informatique traduit Computer Science, que l’on peut opposer à Information Technology (IT), de plus en plus à la mode pour désigner tout ce qui a trait à la plate-forme technique de l’informatique de Michel Volle.
Bref, tout cela n’est ni très simple ni très clair, alors je propose de conserver la terminologie en vigueur aujourd’hui : l’informatique désigne à la fois la science informatique (Computer Science) et les techniques qui en relèvent (Information Technology, IT). La réalisation d’un Système d’information (SI) mobilise des connaissances et des compétences en informatique, en logique, en économie, en sociologie, c’est un domaine qui possède une certaine autonomie.
L’informatisation peut s’entendre selon deux acceptions : au sens factitif ou volontariste elle désigne la réalisation du SI, c’est l’informatisation voulue ; en un sens plus passif elle évoque l’invasion de tous les domaines de la vie par les artefacts informatiques, c’est l’informatisation immanente.
L’informatisation immanente a lieu, volens nolens : cela ne saurait empêcher l’informatisation voulue d’échouer en tout ou en partie. Et c’est bien ce qui arrive, à tel point que les SI des entreprises peuvent être supplantés par l’informatique ambiante. Dans les universités par exemple Facebook et Twitter font concurrence aux Espaces numériques de travail (ENT), aux didacticiels et aux systèmes de gestion d’emplois du temps mis en place par les DSI.
Facteurs de succès (ou d’échec) de l’informatisation
Dans une entreprise, réaliser le SI nécessite des connaissances, des compétences, de la constance et une organisation adéquate basée sur le dialogue et la coopération. Le défaut de l’une ou plusieurs de ces qualités peut provoquer l’échec de l’entreprise.
Connaissances et compétences
La réussite de la construction du SI exige donc des des connaissances et des compétences dans les différents domaines évoqués plus haut, mais, malgré qu’on en ait, ce sont les compétences en informatique qui sont déterminantes, parce que ce sont celles qui seront le plus mises à contribution et qui sont les plus difficiles à se procurer.
C’est l’acquisition de ces connaissances et compétences qui représentera la part principale de l’effort d’informatisation. La réussite de toute l’entreprise exige un effort d’apprentissage qui concerne une large part de la population, sur une longue période, c’est-à-dire qu’il doit commencer au sein du système éducatif pour se poursuivre au long de la vie professionnelle.
Ce projet rencontre une difficulté (parmi d’autres) : l’incertitude qui règne quant à la nature exacte des connaissances et compétences en question. De nombreuses décennies ont établi et consolidé des corpus de connaissances qui permettent d’énoncer ce que doit savoir un ingénieur en mécanique automobile ou en génie chimique, tandis que rien de tel n’existe pour l’informatique. Comme chacun l’utilise, on croit souvent que la dextérité dans son usage est le signe d’une compétence pour construire des systèmes à base d’informatique. Et même dans le système éducatif la formation à la bureautique tient souvent lieu d’enseignement informatique. Cette confusion est source de grandes déconvenues et de qualifications inadaptées sur le marché du travail.
Il y a une autre confusion, plus insidieuse et donc plus dangereuse : la prolifération des méthodes de conduite de projet, des normes de qualité, des systèmes de management et autres modèles de maturité ont entraîné la multiplication des chefs de projet qui n’ont jamais maîtrisé autre chose qu’Excel pour établir des budgets et des plannings, des ingénieurs en génie logiciel qui n’ont jamais écrit une ligne de programme et des architectes de système qui ne sont que des utilisateurs de systèmes dont ils n’ont aucune idée de la structure interne.
L’existence de ces vastes populations mal formées, qui croient posséder des compétences qu’elles n’ont pas et qui occupent dans les organisations des postes de responsabilité technique, est une source de coûts dans les entreprises et d’échecs dans les projets. Pour chaque projet qui commence, il faut commencer avec un consultant qui va expliquer de quoi il s’agit, puis une assistance à maîtrise d’ouvrage qui va expliquer et écrire ce dont on a besoin : dans une entreprise dotée d’une DSI, ceci devrait être l’aboutissement d’une démarche interne.
La présence de l’informatique dans les programmes de l’enseignement secondaire est un bon indicateur de l’aptitude d’un pays à faire face aux évolutions exigées par l’informatisation, et de ce point de vue la France est fort mal placée : cf. par exemple sur le site de l’EPI. De façon générale, la France est assez mal placée du point de vue de la formation.
Constance
L’informatique est un domaine où l’investissement demande des efforts soutenus et prolongés, parce que mener un projet à bien y prend beaucoup de temps. Cela n’est possible que si la direction de l’entreprise, munie d’une perception suffisamment claire des enjeux et des moyens à y consacrer, s’implique dans le projet.
L’investissement dans l’informatisation du SI est particulèrement complexe, lourd et incertain, parce qu’il est difficile de répondre à deux questions :
– que faut-il faire ?
– que peut-on faire ?
L’ingénieur qui conçoit un objet matériel dispose d’un ensemble d’outils conceptuels bien établis, notamment les lois de la physique et de la chimie, sur lesquels il peut s’appuyer pour élaborer son projet, l’expliquer à ses collègues et à son employeur, éventuellement par des dessins ou des maquettes, etc.
L’architecte de système d’information ne dispose de rien de tel, la matière dont il doit tirer la substance de son projet est mouvante, floue, variable. La complexité du processus d’informatisation est sous-estimée par les responsables à la formation insuffisante. Une cause récurrente d’échec de l’informatisation réside dans la difficulté éprouvée par beaucoup de dirigeants à se faire une idée raisonnable de ce qu’ils peuvent attendre de l’informatique, de ce que cela va coûter, et surtout de l’implication personnelle exigible de chacun pour que cela réussisse.
Dialogue et coopération
Tout projet d’informatisation est par nature un projet de collaboration. On a souvent tendance à percevoir cette collaboration comme une relation entre le commanditaire du projet, qui donne des ordres sous forme de cahier des charges, et un maître d’oeuvre, qui réalise. Cette vision inspirée du monde du bâtiment et des travaux publics a des limites qui découlent de différences évidentes entre les deux mondes :
– visible – invisible ;
– matériel – immatériel ;
– irréversible – réversible.
La logique cahier des charges – maître d’œuvre conduit au cycle de développement en V, qui présente l’avantage (fallacieux) d’une division du travail claire, mais l’inconvénient d’être inadapté à la réalité de la construction du SI.