La filière numérique - informatique
Le monde numérisé d’aujourd’hui repose sur la science et la technologie informatiques. Pour faire de l’informatique il faut des ordinateurs. Les ordinateurs d’aujourd’hui sont des objets bon marché à faible valeur ajoutée, la fabrication d’un ordinateur chez le constructeur Dell prend trois minutes. Les entreprises qui en utilisent beaucoup (de l’ordre de deux millions chez Google, de l’ordre de 400 000 chez le français OVH) les assemblent elles-mêmes.
La valeur ajoutée se concentre en deux produits : le microprocesseur et le système d’exploitation, dont la création demande, pour chacun, en chiffres ronds, plusieurs centaines d’ingénieurs pendant cinq à dix ans.
Vouloir être une puissance dans le monde numérique sans capacité de production de microprocesseurs et de système d’exploitation, c’est comme vouloir être une puissance maritime sans chantiers navals : être à la merci de ceux qui voudront bien vous les vendre au prix qu’ils décideront. Être une colonie du monde numérique.
L’Europe en général, et la France en particulier, disposent de telles capacités, ce dont les instances politiques ont peu conscience et mesurent insuffisamment l’importance. Il serait hautement souhaitable que ces capacités soient protégées et développées.
Marché mondial des semi-conducteurs
En 2018 le marché mondial des semi-conducteurs représentait 480 milliards de dollars, dont 47 % pour l’[industrie américaine]. Si on se limite aux produits de pointe, c’est-à-dire les microprocesseurs de géométrie inférieure à 28 nm [1], la production est concentrée dans six entreprises qui ont des usines dans six pays :
(milliards $) | CA | Effectif | Processus | date annoncée |
Intel | 71 | 107 100 | 10 nm | 06/2019 |
7 nm | 2021 | |||
GlobalFoundries | 5,5 | 16 000 | 14 nm | en production |
TSMC | 33 | 47 000 | 5 nm | en production |
UMC | 4,1 | 12 000 | 14 nm | en production |
STMicroelectronics | 9,7 | 45 500 | 28 nm | en production |
Samsung | 73 | 7 nm | en production |
En 2023 ce tableau a évolué, on peut parler de technologie de pointe pour du 5 nm, et là il n’y a plus que deux producteurs, TSMC et Samsung, pour un marché mondial de 639 milliards de dollars. Le CA de TSMC était en 2021 de 60 milliards de dollars.
On notera dans ce tableau l’absence du Japon, qui a dominé le marché à la fin des années 1980 et au début des années 1990, et de la Chine, qui supporte les conséquences des restrictions à l’exportation des matériels de fabrication des semi-conducteurs (cf. ci-dessous, mais le projet récent du taïwanais TSMC de construire une usine en Chine continentale pourrait bouleverser le marché). Global Foundries est issu de la branche fabrication d’AMD, et a été racheté par le fonds souverain émirati Mubadala (Dubaï), ce qui fait de STMicroelectronics le dernier acteur européen du domaine.
Le gouvernement chinois a décidé en 2016 d’investir 140 milliards de dollars dans le développement de son industrie des semi-conducteurs. Nul doute qu’un tel effort porte des fruits, et lorsque la Chine aura accès à la technologie de pointe le seul industriel européen, le franco-italien STMicroelectronics, devra adapter sa stratégie à cette nouvelle situation.
À la fin de 2020 Huawei a annoncé les moyens qu’il envisageait pour contourner l’embargo sur les technologies micro-électroniques que le gouvernement américain imposait à ses entreprises et aux entreprises d’autres pays en relations commerciales ou techniques avec des entreprises américaines : ces annonces ont permis de savoir que les industriels chinois étaient à cette date capables de produire des microprocesseurs de géométrie 40 nm, et très bientôt 28 nm. On ignore avec quel taux de réussite, parce que, lors de son lancement, une chaîne de production de tels circuits a encore besoin de nombreux réglages, ce qui entraîne un taux de déchets qui peut atteindre 90 %, ou pour employer le jargon du métier un taux de yield de 10 %, ce pourquoi les circuits récents coûtent très cher.
Équipements de fabrication de semi-conducteurs
L’industrie des équipements de fabrication des semi-conducteurs comporte deux sous-secteurs : la fabrication des matériaux et des appareils auxiliaires, et la fabrication proprement dite des semi-conducteurs. Ce dernier sous-secteur est encore plus concentrée que l’industrie des semi-conducteurs, pour le haut de gamme en pratique trois fournisseurs se partagent le marché : le néerlandais ASML qui en détient les deux tiers, les japonais Nikon et Canon.
La technique de base de fabrication d’un microprocesseur est la photo-lithographie, qui consiste à dessiner littéralement au moyen d’un faisceau de rayons ultra-violets les transistors du circuit sur une tranche de silicium traitée chimiquement. Les opérations successives sont analogues à celles de l’exposition et du développement d’une pellicule de photo argentique. Un processeur contemporain comporte de l’ordre de trente couches de circuits superposées, ce qui amène à renouveler trente fois l’opération de photo-lithographie, pour un total final de deux à trois milliards de transistors sur une surface de 2 cm2. Le niveau technologique de la fabrication est qualifié par la finesse du dessin, représentée conventionnellement par la longueur de la grille du transistor. En 2020, les fabrications de pointe ont une géométrie de 5 nm.
La conception de tels dessins est effectuée au moyen de logiciels spécialisés, très onéreux et pratiquement tous d’origine américaine.
Les matériels de photo-lithographie, nommés scanners, coûtent plusieurs dizaines de millions d’euros l’unité, il n’y a que trois industriels qui en produisent (ASML, Canon, Nikon), et il faut savoir que le néerlandais ASML détient 67 % du marché mondial de ces équipements stratégiques. La partie la plus délicate du scanner est une optique de haute précision, les objectifs pèsent plusieurs centaines de kilos et coûtent plusieurs millions d’euros, il n’y a que trois fournisseurs : l’allemand Zeiss, Canon et Nikon. Tous ces matériels sont considérés comme hautement stratégiques et soumis à des restrictions d’exportation, mais le taïwanais TSMC a obtenu l’accord de son gouvernement pour construire en Chine continentale une usine de technologie à tranches de 300 mm et à géométrie de 16 nm.
En 2022 Huawei a déposé un brevet pour un scanner, ce qui devrait lui permettre de contourner le monopole d’ASML et d’accéder un jour au 5 nm, sachant qu’entre le brevet et la machine qui fonctionne il faut compter un délai de plusieurs années.
Pour une unité de production de circuits à 30 couches, afin d’assurer un fonctionnement correct de la chaîne de fabrication, il faut 30 scanners, pour un coût de l’ordre du milliard d’euros. Ces matériels doivent fonctionner en salle blanche, sur pilotis anti-sismiques de 40 m de profondeur pour éliminer les vibrations. La dernière usine Samsung a coûté 14 milliards de dollars. Nous recommandons la visite de l’usine STMicroelectronics de Crolles.
Fabrication des matériaux et appareils auxiliaires
L’industrie des matériaux et appareils auxiliaires (ce que les économistes nomment les intrants) pour l’industrie des équipements de fabrication des semi-conducteurs comporte essentiellement les productions suivantes :
– les cristaux de silicium et leur découpage en tranches (wafers) de 20, 30 et désormais 40 cm de diamètre ;
– traitement des tranches de silicium ;
– les masques de photo-lithographie.
Ce sont des fabrications de haute précision qui font appel à des techniques de pointe, néanmoins la valeur ajoutée de ce sous-secteur est sans commune mesure avec celle des équipements de fabrication des semi-conducteurs proprement dits.
Les clients de ce sous-secteur sont soit l’industrie des équipements de fabrication des semi-conducteurs, soit directement l’industrie des semi-conducteurs.
La chaîne de valeur des semi-conducteurs
Les points stratégiques de l’industrie micro-électronique
Pour récapituler ce qui précède, les postes principaux et les plus stratégiques de la chaîne de valeur des semi-conducteurs sont les suivants :
– conception de circuits : pour une architecture de microprocesseur entièrement nouvelle, compter 1000 ingénieurs pendant 7 à 10 ans ; cette activité repose presque uniquement sur la compétence des ingénieurs, des chercheurs et des techniciens ;
– fabrication des composants des matériels de photo-lithographie : la partie la plus délicate est l’optique ; un objectif coûte plusieurs millions d’euros, sa fabrication recourt à des procédés très pointus ;
– fabrication des matériels de photo-lithographie : autour des objectifs il faut une mécanique de haute précision et des logiciels complexes ; un scanner pour géométrie de 14 nm coûte plusieurs dizaines de millions d’euros ;
– fabrication des microprocesseurs : une usine où la précision demandée aux machines est de l’ordre du nanomètre doit être exempte de la moindre micro-poussière (une simple bactérie sous le masque de photo-lithographie fait tout échouer), de la moindre vibration, de la moindre variation de température ; les usines de ce type sont construites sur pilotis anti-sismiques, avec un système de climatisation et de filtrage de l’air de la hauteur d’un immeuble de dix étages.
On lira avec profit deux analyses récentes sur ces sujets, celle de Jan-Peter Kleinhans et Nurzat Baisakova pour la fondation “Neue Verantwortung”, et celle de Mathieu Duchâtel pour l’Institut Montaigne.
Nous allons examiner comment se situent l’Union européenne et la France sur ces quatre points.
Positions européennes et françaises dans la filière micro-électronique
Le meilleur acteur européen dans ce domaine est le britannique ARM, qui a doublement quitté l’Europe du fait de son rachat en 2016 par le fonds japonais SoftBank (pour 31 milliards de dollars), puis en 2020 par le spécialiste américain des cartes graphiques Nvidia, et de la sortie du Royaume Uni de l’UE. Il n’y a pas d’autre entreprise comparable en Europe, mais quand même des clusters de compétences non négligeables, notamment dans l’agglomération grenobloise autour de STMicroelectronics, du LETI (Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information1 rattaché au CEA) et des entreprises plus petites et plus spécialisées qui collaborent à leurs activités.
Signalons également l’activité de Bull (groupe Atos) dans le domaine des supercalculateurs, qui n’est pas tout à fait le même domaine, mais qui nécessite des compétences assez voisines.
Des trois entreprises au monde qui fabriquent des optiques de photo-lithographie de classe 28 nm ou moins, une est européenne, l’allemand Zeiss.
Le cluster grenoblois est très actif dans le secteur des matériels annexes, qui sont aussi des fabrications de pointe, même si à valeur ajoutée moins grande : masques de photo-lithographie, wafers (tranches de silicium), traitement physico-chimique de surface, etc.
Des trois industriels significatifs de ce domaine, le leader mondial est le néerlandais ASML qui détient 67 % du marché mondial des scanners pour 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires (à noter qu’Intel fabrique une partie des scanners qu’il installe dans ses usines, et qu’il possède 15 % du capital d’ASML).
Il y a deux usines de classe 28 nm ou moins sur le territoire de l’UE : à Dresde l’usine Global Foundries, propriété du fonds émirati ATIC, et l’usine STMicroelectronics de Crolles (entre Grenoble et Chambéry). Cette dernière est donc la seule unité de production pleinement européenne. Après une période difficile (le marché des semi-conducteurs est très volatil), STMicroelectronics semble sur la voie du redressement, mais pourrait faire l’objet d’une OPA.
Il convient de signaler le cas particulier des microprocesseurs à usage militaire et aérospatial, qui obéissent à des normes particulières, notamment pour ce qui concerne la résistance aux radiations (rayonnements cosmiques, nucléaires, etc.). Inutile d’insister sur l’intérêt d’une telle capacité en termes de souveraineté et de position stratégique. L’entreprise française Altis Semiconductors, dont le site de production principal était l’usine de Corbeil-Essonnes, rachetée en 2010 à IBM et Infineon, produisait de tels composants, mais n’a pas eu les moyens de suivre la course à la densité des composants et ses produits sont dans la gamme des wafers de 200 mm et des portes de 130 nanomètres, encore utiles pour des systèmes embarqués à bord de véhicules ou de machines mais périmés pour les systèmes de pointe. L’entreprise n’en possède pas moins de sérieux atouts sur des marchés spécialisés, tels que les cartes à puce, le contrôle industriel, les micro-contrôleurs embarqués à bord de véhicules automobiles ou ferroviaires, les produits à destination du grand public et, sans doute le plus intéressant, les composants pour le domaine militaire.
Ainsi que le signalait un numéro récent d’Intelligence Online, l’industrie militaire française dépend aujourd’hui, pour ses produits les plus avancés, de composants de conception américaine, pour lesquels les licences d’exportation conformes à la législation américaine ITAR sont de plus en plus difficiles à obtenir, ce qui a failli remettre en cause certains contrats (les satellites Falcon Eye qu’Airbus Defence & Space et Thales Alenia Space ont vendus aux Émirats arabes unis en 2014). STMicroelectronics, qui détient les moyens de production nécessaires, se cantonne au domaine civil. Il n’aurait pas été déraisonnable d’imaginer que des investissements publics permettent à Altis, une entreprise qui a largement fait ses preuves mais qui est aujourd’hui en redressement judiciaire, de mettre son outil de production au niveau voulu pour les besoins des industries de défense et de l’aérospatial. Altis a finalement été rachetée par l’allemand X-Fab.
Conclusion sur les positions européennes
Lorsque l’on examine les position européennes dans le domaine des industries microélectroniques et voisines, il apparaît que malgré quelques lacunes et faiblesses l’UE possède un potentiel non négligeable, qui pourrait être renforcé. Le principal obstacle à un tel développement semble résider dans le faible niveau de conscience des décideurs publics et privés, tant en ce qui concerne l’existence de ce potentiel que son caractère stratégique et la nécessité de le faire fructifier. À l’heure où le gouvernement chinois investit 140 milliards de dollars dans le développement de son industrie des semi-conducteurs, il serait catastrophique pour l’avenir des pays de l’UE d’abandonner la nôtre : de nombreux décideurs semblent croire que ce secteur peut être abandonné à l’Asie, or c’est là que réside le principal gisement de valeur de l’industrie d’aujourd’hui et de demain.