Le rapport de Madame Catherine Morin-Desailly, L’Union européenne, colonie du monde numérique ?, publié sans grand écho le 20 mars 2013 au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, a connu un regain d’attention mérité au cours de l’été avec les rebondissements des affaires Bradley Manning et Edward Snowden. Ce rapport prend en considération la transformation de l’économie et du monde par l’informatisation généralisée et l’essor dans tous les domaines de l’Internet ; il met l’accent sur le retard considérable que sont en train de prendre la France et en général l’Europe par rapport à cette transformation.
Les révélations d’Edward Snowden révèlent nos faiblesses
Les affaires Manning et Snowden ont mis en lumière des faits connus de tous ceux qui voulaient s’en donner la peine, mais que désormais même ceux qui voulaient les ignorer doivent constater : le cyberespace, constitué des données numériques emmagasinées de par le monde et des systèmes informatiques en mesure de les atteindre, de les analyser et de les transformer, est, à l’instar des espaces terrestre, maritime, aérien et extra-atmosphérique, un nouveau champ potentiel de conflits, ainsi qu’un moyen d’action des puissances capables d’y agir. Et pour ce qui est de la capacité d’agir, la France et l’Europe sont mal placées, et de plus en plus mal placées. L’Institut français d’Analyse stratégique (IFAS) consacre à cette nouvelle dimension des conflits des analyses régulières. Dans ce nouvel espace, comme dans les autres, l’espionnage a lieu, avec ceci de particulier qu’il y dispose de moyens nouveaux et puissants.
On ne sera pas surpris que les États-Unis soient particulièrement bien placés pour cette nouvelle forme d’espionnage. Josh Karlin, Stephanie Forrest et Jennifer Rexford, dans leur article Nation-State Routing : Censorship, Wiretapping, and BGP, ont défini une métrique de centralité d’un pays dans l’Internet, qui mesure sur une échelle de 0 à 1 la difficulté de trouver, pour aller d’un point à un autre du réseau, un chemin qui évite le pays en question. Comme l’a observé Kavé Salamatian, un pays ayant une centralité importante peut facilement observer ou perturber les communications d’autres pays, cependant qu’un pays à faible centralité peut difficilement éviter l’espionnage et les perturbations causées par d’autres pays. Les États-Unis ont une centralité de 0,74, la France de 0,14, la Chine de 0,07 et le Pakistan de 0,0002. Pour schématiser, on peut dire que la centralité d’un pays est la probabilité que l’itinéraire d’un paquet de données entre deux points quelconques du réseau passe par ce pays, en sachant que le calcul d’itinéraire dans l’Internet (le routage) est dynamique et dépend de la puissance et de l’ouverture des infrastructures présentes dans chaque pays (la centralité de la Chine est faible parce qu’elle ne veut pas trop ouvrir son réseau).
Les faits exposés par Catherine Morin-Desailly
La première moitié du rapport sénatorial expose avec exactitude une collection de faits et de situations caractéristiques du retard français, et explique pourquoi c’est très grave.
L’informatique et l’Internet sont par eux-mêmes des secteurs économiques de première importance : un « rapport de l’Inspection générale des Finances (IGF) publié en 2012 a estimé ce poids de l’économie numérique à 5,2 % du PIB français et 1,15 million d’emplois en 2009 : ainsi, en France, la filière Internet pèse d’ores et déjà plus lourd que l’énergie, les transports ou l’agriculture, en valeur ajoutée ! ». Mais, qui plus est, ce sont des secteurs qui tirent le reste de l’économie : « selon Mac Kinsey comme pour l’IGF, Internet a contribué au quart de la croissance en 2010 et, dans les mêmes proportions, à la création nette d’emplois en France sur la période 1995-2010 ». Toujours selon les travaux de l’IGF, appuyés sur ceux de l’Insee, au moins 80% de l’économie française a été transformée par l’Internet et l’informatique. Selon la Commission européenne, dans sa communication de 2010 sur la stratégie numérique pour l’Europe, « les TIC représentent une part non négligeable de la valeur ajoutée totale dans des secteurs industriels qui font la puissance de l’Europe, tels que l’automobile (25 %), les appareils électriques (41 %) ou la santé et la médecine (33 %) ».
Le rapport décrit plus en détail l’impact (actuel et potentiel) de l’informatique et du réseau sur deux secteurs, l’énergie et la santé, qui sont au cœur des préoccupations contemporaines, le premier du point de vue du développement durable, le second à cause de l’évolution de la démographie et des dépenses de santé. Un réseau de distribution d’électricité informatisé en réseau permettrait de pallier en partie les difficultés qui résultent de l’impossibilité de stocker l’énergie électrique, en ajustant au mieux les chronologies de la production, de la consommation et du transport d’électricité ; des travaux sont déjà en cours dans plusieurs pays avec cet objectif. Quant au développement des systèmes d’information de santé, il permettrait de corriger de coûteuses incohérences des systèmes de soins actuels, dont l’évolution peine à suivre celles de la démographie et des pathologies.
Les faits négatifs, défavorables à la position de la France dans l’économie informatisée en réseau, relevés par le rapport sont notamment : le déclin de la filière numérique (le terme numérique est mal choisi, pour ne pas dire fallacieux, nous y reviendrons), les obstacles réglementaires et institutionnels, la faible prise de conscience des milieux dirigeants, l’évolution insuffisante du système éducatif. Et aussi : le peu de poids de la France, et de l’Europe en général, dans la « gouvernance de l’Internet ».
La sénatrice et les membres de sa commission ont accompli un travail louable de collecte de données et de synthèse d’informations, dont la conclusion est que le monde vit une troisième révolution industrielle, et que nous sommes en train de la rater. Michel Volle et l’Institut Xerfi se penchent depuis deux ans sur ce phénomène, pour lequel ils ont créé le néologisme d’iconomie.
L’iconomie, sous le régime de la concurrence monopolistique
Le rapport sénatorial souligne la faiblesse de l’industrie « numérique » française et notre présence insuffisante dans les instances qui décident des règles de fonctionnement et de l’évolution de l’Internet : il est vrai qu’aucune entreprise française ne peut se comparer à Google ou à Facebook. Mais inventer des mesures réglementaires et fiscales compliquées pour inverser cette situation n’y changera rien, parce qu’elle découle du fonctionnement inhérent à l’iconomie, qui est la concurrence monopolistique décrite par Michel Volle.
Les biens informatiques (logiciel, composants électroniques...) ont des coûts de conception et d’outil de production énormes (quatre milliards d’euros pour une unité de production de microprocesseurs, de l’ordre d’un milliard pour l’écriture d’un système d’exploitation ou la conception d’une nouvelle architecture de microprocesseur), et des coûts marginaux de production proches de zéro. Ainsi, l’essentiel de l’investissement nécessaire à la mise sur le marché d’un produit est dépensé avant d’avoir vendu un seul exemplaire. Soient deux entreprises concurrentes sur un de ces marchés ; elles ont dépensé chacune le même montant en investissements ; si l’une vend dix fois plus que l’autre, elle est juste dix fois plus rentable, l’autre disparaît. C’est le régime de concurrence monopolistique, dès qu’une entreprise a pris de l’avance sur ses concurrents sur un marché, elle y règne en monopole : Microsoft, Apple, Google, Oracle sont des exemples. Le lecteur peut lire les textes de Michel Volle pour une analyse complète de cette situation, que l’instauration de mesures réglementaires et fiscales compliquées ne peut annuler.
Il est aussi exact qu’il n’est pas légitime que Google réalise un chiffre d’affaires de quelques trois milliards d’euros en France en ne versant que 2 ou 3% d’impôts.
Du mot mal choisi à la réalité occultée
Les sénateurs auraient pu aller plus loin au prix d’un approfondissement conceptuel supplémentaire. Ainsi le rapport évoque les transformations en cours en les regroupant sous le vocable « numérique » : comme l’a montré Michel Volle, « “numérisation” est bien plus faible qu’“informatisation”. Numériser, c’est coder un programme ou un document selon une suite de 0 et de 1... [mais ce terme] masque les langages de programmation, systèmes d’exploitation, applications, relations entre l’ordinateur et l’utilisateur, systèmes d’information, ainsi que les couches anthropologiques que l’utilisation de l’ordinateur et du réseau met en mouvement : économique, sociologique, philosophique, politique, géopolitique etc. Pour désigner tout cela, “informatique” et “informatisation” conviennent exactement ».
Si l’on renonce au vocable « numérique », à la mode mais insuffisant, pour parler des vraies choses, l’informatique et le réseau, on sera amené à constater que, certes, nous n’avons ni Google ni Facebook, mais que, bien en amont et depuis longtemps, nous n’avons plus d’industrie informatique, et que notre industrie des télécommunications est en chute libre depuis des années. Par conséquent, les compétences correspondantes, par exemple en système d’exploitation, sont aussi en voie d’extinction. Et notre influence sur l’évolution de l’Internet, faible. Il y a vingt ans Alcatel était un leader mondial des équipements de télécommunications ; après onze ans de direction par Serge Tchuruk et la fusion en 2006 avec Lucent, autre leader mondial, la réunion des deux ne pèse plus que la moitié de Cisco (pour 2012 : 15 milliards d’euros de CA contre 36, et 1,4 milliard de pertes contre 6 milliards de bénéfices).
Que reconstruire et comment ?
Pour des raisons qui tiennent au régime de concurrence monopolistique, on ne construit pas un second Google à côté de Google, ou un second Cisco à côté de Cisco. Soit on est capable de produire une innovation de rupture, et on est Apple qui pulvérise les leaders Nokia et Blackberry en lançant l’iPhone, mais c’est le résultat de décennies de travail accumulées (il faut remonter à NeXT en 1985, puis à l’iPod en 2001), et le pari est risqué, de toute façon il n’y a pas d’Apple en Europe. Soit on se place sur un autre terrain, avec un autre modèle économique, en faisant l’inventaire des ressources existantes.
Aussi ignoré que cela soit par le grand public et par les milieux dirigeants, la France possède des entreprises de premier plan dans le domaine de l’informatique et des réseaux.
Commençons par le plus fondamental, les microprocesseurs : le franco-italien STMicroelectronics est un acteur d’envergure mondiale, à la pointe de la technique et couronné de succès (si l’on regarde en Europe, on trouve aussi NXP Semiconductors et Infineon Technologies, respectivement issus de Philips et de Siemens).
Dans le domaine des réseaux, Alcatel-Lucent a encore de beaux restes, mais hélas aussi de mauvaises habitudes de « champion national » habitué aux marchés protégés et aux subventions publiques plus ou moins déguisées en contrats de recherche. J’ai rencontré des chercheurs et des ingénieurs de premier plan, auteurs ou co-auteurs de nombreux RFC : ils étaient soit dans des laboratoires publics, soit chez Cisco ou Juniper.
On ne bâtit pas en un jour une entreprise de R&D et un outil de production comme ceux de Cisco. Huaweï l’a fait : en 25 ans. Mais d’autre voies apparaissent. Les routeurs actuels, sauf les modèles d’entrée de gamme, comportent des composants matériels spécialisés pour assurer un débit élevé au transfert de données, mais le progrès des composants permet d’ores et déjà d’obtenir le même résultat avec du logiciel, du moins jusqu’à un certain débit. Des standards ouverts comme OpenFlow permettent d’envisager des développements sur des bases entièrement nouvelles.
Dans le domaine de l’informatique en nuage, la France possède des opérateurs de premier plan, comme OVH et Gandi. Compte tenu de leur existence (et de leur indépendance), était-il judicieux que le gouvernement français envisage de financer à hauteur de 75 millions d’euros chacun un projet Orange-Thalès et un projet Bull-SFR de « cloud souverain », où l’on retrouve les spécialistes habituels de la captation de subventions et de marchés publics ou protégés ?
Sans poursuivre plus longtemps ce début d’inventaire, on observe que beaucoup de projets novateurs et qui réussissent reposent sur des logiciels libres et des standards ouverts : il semble que ce soit souvent le seul moyen d’échapper à la loi d’airain de la concurrence monopolistique, parce que le logiciel libre repose sur un modèle économique complètement différent.