par Laurent Bloch
Jean-Michel Quatrepoint, économiste et journaliste, publie chez Fayard Alstom, scandale d’État - Dernière liquidation de l’industrie française, où il décrit la démarche destructrice du chef d’une entreprise, Patrick Kron, animé du désir impérieux de la liquider, projet pour lequel il trouve de nombreux soutiens tant dans le monde industriel que dans la haute fonction publique et dans le monde politique, si tant est qu’en France ces trois univers soient bien distincts.
Alstom est (était) une entreprise majeure du tissu industriel français, avec près de 100 000 salariés (et près du quadruple chez ses sous-traitants), de l’ordre de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires, des activités dans deux secteurs principaux, l’énergie et le transport ferroviaire.
L’entreprise (alors Alsthom) avait été achetée en 1969 par la Compagnie générale d’Électricité (devenue ultérieurement Alcatel), avait fusionné en 1976 avec les Chantiers de l’Atlantique et en 1989 avec GEC Power Systems. En 1995, Serge Tchuruk devient Président-directeur général d’Alcatel Alsthom. Toujours est-il qu’à l’issue de cette histoire sinueuse Alstom était un point solide de l’industrie française dans chacun de ses deux domaines de prédilection, et un des piliers du secteur nucléaire avec Areva et EdF.
Guerre de course au XXIe siècle
Il n’y a guère plus d’une quinzaine d’années il était possible de dire que l’économie française avait quatre secteurs forts : l’agro-alimentaire, le luxe, le nucléaire et l’aérospatial civil et militaire, avec en outre des positions pas trop mauvaises dans les télécommunications et les transports. Il est à craindre qu’aujourd’hui ne restent plus guère que le luxe et l’aérospatial. Dans le secteur des composants électroniques STMicroelectronics a réussi jusqu’à présent à bénéficier du désintérêt de l’État et des hautes sphères pour maintenir son rang, mais la concurrence chinoise est de plus en plus rude. Quant à Airbus Industries, comme l’Europe a décidé de laisser dégommer sans réagir ses entreprises une à une par des attaques juridiques américaines qui ressemblent de plus en plus à la guerre de course sur les océans des XVIIe et XVIIIe siècles, elle risque de connaître le sort de Volkswagen, ou en remontant plus loin de Péchiney. Il suffit de voir ce qui arrive à PSA et à Renault sur le marché iranien.
Dans le nucléaire en tout cas c’est la débandade complète : entre la vente à l’encan d’Alstom Énergie (formellement Alstom Power et Alstom Grid) à General Electric et l’effondrement d’Areva, il ne restera bientôt plus que des dettes, que le contribuable sera prié d’honorer.
LBO (Leveraged buy-out) : du pillage
Jean-Michel Quatrepoint analyse de façon très pédagogique le mécanisme destructeur des LBO (Leveraged buy-out) ; il s’agit d’acheter les actifs d’une entreprise avec de l’argent emprunté que l’on rembourse en se payant sur la bête : liquidation d’actifs (humains et capitalistiques) et d’activités, endettement artificiel de l’entreprise achetée à laquelle l’acheteur prête à des taux qui l’avantagent, etc. Naguère cela s’appelait abus de biens sociaux et pouvait conduire Bernard Tapie en prison, aujourd’hui c’est très bien vu, Patrick Drahi fait cela à grande échelle, il suffit de bien maîtriser les formes juridiques à respecter. De toute évidence les dirigeants successifs d’Alstom, l’inspecteur des Finances Pierre Bilger ou l’ingénieur au corps des Mines Patrick Kron, maîtrisent moins bien cet exercice : n’écoutant pas les conseils pourtant avisés d’hommes du terrain tels que Loïk Le Floch-Prigent ou Jean-Pierre Chevènement, ils multiplient des fusions-acquisitions inopportunes et ruineuses qui vont créer une situation d’endettement que Kron voudra résoudre en bradant ses activités principales.
Mine d’uranium ou parc d’attractions ?
Au-delà de ces histoires de guerre économique où visiblement les escouades françaises tombent dans toutes les embuscades comme des bleus, ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est l’abandon par les stratèges politico-industriels français de toute velléité de compétence dans leur domaine, à l’inverse de leurs vis-à-vis américains, allemands ou italiens. Quand Anne Lauvergeon, encore une du corps des Mines, fait acheter par Areva, sans en avertir ni son conseil d’administration ni ses principaux actionnaires (au nombre desquels l’État), des actifs qui se chiffrent en milliards d’euros et qui se révéleront ruineux, on se demande pourquoi elle était à ce poste, sinon parce qu’il fallait bien recaser une camarade issue du cabinet de Mitterrand. Le comble, c’est la mine d’uranium de Namibie, 1,7 milliard, dont n’est jamais sorti un gramme d’uranium. Il semble quand même que le déplacement sur place pour une semaine d’un ingénieur des mines compétent, justement, aurait dû permettre de savoir s’il s’agissait bien d’une mine d’uranium ou d’un parc d’attractions. Rappelons pour mémoire le rêve de Serge Tchuruk d’une entreprise sans usines : et bien c’est fait, il n’y a plus ni usines, ni salariés, ni clients, Alcatel n’existe plus (fusion avec Lucent en plein déclin en 2006, rachat par Nokia, lui-même bien malade, en 2015).
Ce que devrait être une politique industrielle
Au contraire, la description de la démarche de General Electric, ou d’ailleurs de celle de Siemens, pressenti pour une contre-proposition européenne, montre que dans ces deux entreprises on ne se soucie pas que des résultats financiers trimestriels et des règlements de comptes politico-corporatifs, mais que l’on se donne la peine de regarder attentivement les aspects techniques, que l’on écoute les avis des ingénieurs, que l’on sait à quoi s’en tenir et que l’on agit en conséquence.
Jean-Michel Quatrepoint fait le juste procès des interventions de l’État français dans cette affaire, et signale qu’en Allemagne aussi l’État intervient : mais ces interventions sont d’une toute autre nature, en Allemagne il y a une véritable politique industrielle, qui associe pour des intérêts communs l’État, les grandes entreprises, leurs sous-traitants et les syndicats. En France la politique industrielle de l’État vise surtout à trouver de bons postes à ses amis, celle des grandes entreprises à pressurer sous-traitants et salariés, celle des syndicats à lutter pour la semaine de trente heures, et celle de tout le monde à laisser les chômeurs au chômage.
Comme le demande l’auteur : après Alstom, à qui le tour ? En tout cas une lecture à recommander.