Deux menaces majeures
Clients captifs de monopoles
Un article précédent de ce site analysait les contrats de licence des grands éditeurs de logiciels (Oracle, Microsoft, IBM, VMWare, Adobe, SAP...) en montrant comment leur complexité inextricable prenait leurs clients dans une véritable toile d’araignée dont il était à peu près impossible de se dépêtrer et qui pouvait causer de graves déconvenues financières. En effet, dès lors que le Système d’information de l’entreprise dépend d’un tel logiciel, migrer vers une autre solution peut coûter des dizaines et même des centaines de millions d’euros. En outre le maquis des licences par utilisateur, par serveur, par site ou à l’usage risque à tout moment de rompre la conformité du parc installé au contrat signé, au prix de lourdes indemnités de redressement.
Bref, les entreprises liées à ces fournisseurs reçoivent certes les services pour lesquels elles ont payé, mais elles ont au pied un boulet que je peux comparer au monopole IBM des années 1970—1980, lorsque cette entreprise détenait 70% du marché informatique mondial et y faisait régner une loi sans partage. En effet, ainsi que déjà signalé, les clauses des contrats évoluent dans le temps et le résultat souvent observé est une croissance ininterrompue des redevances.
La rente des brevets sur les logiciels
Ces fournisseurs disposent d’une autre source de revenus dont la légitimité est discutable : les brevets sur les logiciels, qui ne sont en principe pas recevables en Europe, sauf s’ils sont associés à un dispositif technique, et pour lesquels les législations américaines et asiatiques sont beaucoup plus tolérantes. Dans les faits il existe des milliers de brevets rédigés dans des termes suffisamment vagues et possédés par des firmes suffisamment puissantes pour que personne n’ose les attaquer devant aucun tribunal.
Ainsi en juillet 2011 le consortium Rockstar (Apple, EMC, Ericsson, Microsoft, RIM et Sony) a racheté pour 4,5 milliards de dollars un lot de 6 000 brevets mis aux enchères par Nortel lors de son démantèlement pour cause de faillite. De ce stock de brevets, 310 sont aujourd’hui détenus par Microsoft et indispensables au fonctionnement de tout smartphone, notamment pour la 4G, et c’est ainsi que les fabricants de smartphones sous Android sont amenés à payer des royalties qui, selon certains analystes, rapporteraient chaque année deux milliards de dollars à Microsoft. Cette liste de brevets était restée secrète jusqu’au 16 juin 2014, date à laquelle le ministère chinois du Travail l’a publiée dans le cadre d’une négociation consécutive au rachat de la branche téléphonie mobile de Nokia par Microsoft. Les autorités chinoises craignaient que ces brevets n’obèrent les activités des constructeurs chinois de smartphones et avaient envisagé de faire jouer leur législation anti-trust si un accord n’était pas trouvé. Le détail de l’affaire a été publié sur le site ArsTechnica par Joe Mullin.
Échapper aux pièges du logiciel, un impératif iconomique
Pour les brevets
Il est très difficile d’échapper au risque engendré par les brevets sur les logiciels ; en effet, de par leur rédaction imprécise, chaque innovation peut tomber dans le domaine d’application d’un tel brevet. Une petite entreprise innovante ne peut résister à une telle menace : en supposant qu’elle puisse gagner un procès contre une entreprise géante, elle sera morte avant le verdict. Ce qui se passera le plus probablement sera un « accord de licences croisées », aux termes duquel la petite entreprise obtiendra toutes sortes de droits dont elle n’aura aucun usage, en échange de la cession de toute son innovation à son adversaire, qui aura ainsi obtenu gratuitement une substance précieuse.
Il est de ce fait crucial d’obtenir du législateur de chaque pays une opposition ferme au principe même du brevet sur les logiciels, qui est une menace mortelle pour toute innovation technique dans le domaine informatique.
Pour les contrats de licence
Il est plus facile d’échapper aux risques associés aux contrats des éditeurs de logiciels : la voie du salut est le recours au logiciel libre. Certes, c’est plus vite dit que fait, mais les sommes considérables en jeu et surtout les menaces pour l’avenir sont de puissantes incitations à emprunter cette voie chaque fois que possible.
Pour se convaincre que c’est possible, il n’est que d’observer les pratiques des entreprises nées avec ou après la révolution cyberindustrielle : Google, Facebook, Uber, Amazon utilisent soit des logiciels libres, soit des logiciels créés par leurs propres ingénieurs.
Si l’on regarde ce qui se passe en France dans le domaine des opérateurs de réseau, on voit que Free a conçu par ses propres moyens la Freebox, à partir de logiciels libres et de composants élaborés « à la maison ». Du coup elle fonctionne bien et évolue facilement au gré des modifications du modèle d’affaires de l’entreprise.
Inversement, pour concevoir leur propre Box en réponse à celle de Free, les autres opérateurs ont rejeté dédaigneusement l’hypothèse du développement par les équipes internes et s’en sont débarrassés en confiant la chose à des prestataires, qui en ont fait le moins possible pour le plus possible, surtout lorsqu’ils ont constaté que le client ne s’y intéressait guère. Du coup certaines de ces Box ont un fonctionnement assez calamiteux, et n’arrivent guère à évoluer.
Survivront ceux qui échapperont
L’observation des entreprises, celles qui réussissent leur révolution cyberindustielle et celles qui la ratent, montre que les premières se sont dégagées, au moins en partie, de la malédiction du logiciel. C’est plus facile pour les licences que pour les brevets. Les entreprises qui se créent ont un avantage par rapport à celles qui doivent faire vivre l’héritage du passé. Ces dernières devront entreprendre une transformation radicale de leur Système d’information, ce qui sera difficile et coûteux, mais il n’est pas hasardeux de prévoir que ce sera le prix de leur survie.