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Communication au troisième Forum mondial sur le dialogue des civilisations et la diversité culturelle
L’Internet bouleverse la culture et les relations inter-culturelles
Fès, Maroc, 15 - 17 novembre 2009
Article mis en ligne le 18 novembre 2009
dernière modification le 19 février 2020

par Laurent Bloch

Du 15 au 17 novembre j’ai été invité au troisième Forum mondial sur l’Alliance des civilisations et la diversité culturelle sur le thème Médias et communication : Enjeux et défis du troisième Millénaire qui s’est tenu à Fès au Maroc. Voici la communication que j’y ai présentée. (Cf. aussi celle de l’an dernier).

Résumé : Alors que les élites intellectuelles s’interrogent pour savoir si l’Internet est bon ou mauvais, l’homme de la rue s’en empare avidement, et ce dans tous les pays et dans tous les univers culturels. Le foisonnement de la création est intense, l’économie mondiale s’est entièrement réorganisée autour de l’Internet, et désormais toutes les langues et tous les systèmes d’écriture y ont leur place. Nous sommes au début d’une révolution culturelle comparable à l’invention de l’écriture, de la monnaie, de l’imprimerie.

L’Internet et l’accès à la connaissance

La livraison de l’été 2009 du magazine Books s’intitulait Internet rend-il encore plus bête ? Voilà une apostrophe bien de nature à attirer l’œil anxieux des élites de Saint-Germain des Prés, promptes à alerter les autorités éducatives du risque de décadence culturelle induit par l’Internet, alors qu’en fait le risque ressenti est surtout de l’érosion de certaines positions éminentes et exclusives par l’élargissement de l’accès à la connaissance permis par le réseau mondial.

L’encyclopédie Wikipédia compte 852 680 articles en français, disponible dans le moindre village raccordé au réseau téléphonique. La version en arabe a débuté plus récemment, mais progresse rapidement avec plus de 100 000 articles. De nombreux sites, tels Wikisource, donnent un accès libre aux textes classiques des sciences et de la littérature, d’autres publient des cours ou des ouvrages réalisés par les professeurs des meilleures universités, des documents techniques, des poèmes, de la musique de toutes sortes de styles. Nous pourrions multiplier de tels exemples : toutes sortes d’œuvres naguère accessibles aux seuls habitants des grandes villes des pays riches, parfois sous réserve d’une autorisation d’accès à certaines bibliothèques réservées aux chercheurs patentés, sont maintenant disponibles pour quiconque dispose d’un accès à l’Internet, et nous savons que de tels accès sont très largement répandus, y compris dans de nombreux pays du Sud, où la croissance de leur nombre est très rapide.

L’Internet transforme la connaissance

Cela dit, les dizaines de millions d’enseignants qui s’évertuent de par le monde à faire pénétrer les connaissances et les œuvres dans l’esprit de leurs élèves et étudiants savent bien que l’accès aux sources du savoir ne suffit pas à garantir son assimilation par le public. Si tel était le cas, cela se saurait. En fait, la vraie question à se poser serait plutôt de savoir si l’Internet, en modifiant les conditions d’accès à la connaissance et à bien d’autres choses, joue un simple rôle de transmetteur neutre de « contenus », ou s’il nous propose une nouvelle illustration de l’aphorisme de Marshall McLuhan, « le média, c’est le message » (“the medium is the message”).

La formule de McLuhan s’est toujours heurtée aux réticences des intellectuels patentés, non sans quelque raison. Mais quelques décennies de recherches en sémiologie nous assurent que si le moyen de communication ne saurait absorber totalement la communication, l’idée d’un message, inaltéré ou brouillé, acheminé de façon neutre par un système de transport purement technique, est tout aussi réductrice et finalement fausse. Il y a imbrication inextricable du message et de son support, comme du contenu et de la forme, avec des interactions intenses et complexes entre eux, qui rendent illusoire toute tentative d’avoir l’un sans l’autre.

La question à se poser serait donc de savoir comment sont affectées la nature et la teneur des informations et des œuvres lorsqu’elles sont mises en forme par des procédés informatiques et publiées et lues (vues, écoutées) sur l’Internet.

Clarisse Herrenschmidt et la troisième révolution de l’écriture

Nous ne saurions en effet sous-estimer l’ampleur et la profondeur des effets de l’informatique et de l’Internet sur la culture. Dans son livre de 2007 Les trois écritures – Langue, nombre, code, l’anthropologue Clarisse Herrenschmidt, spécialiste des langues anciennes de l’Iran et de la Mésopotamie, nomme « écriture informatique-réticulaire » la conjonction du codage numérique des données, de leur traitement informatique par l’ordinateur et de leur divulgation en réseau par l’Internet. Elle affirme que cette nouvelle façon d’écrire constitue la troisième révolution de l’écriture, après l’invention de l’écriture du langage à Sumer et en Élam et celle de l’écriture numérique monétaire en Lydie, sur les rives du Pactole, à l’ouest de la partie asiatique de la Turquie actuelle. Si l’on considère l’ampleur des transformations des sociétés et des cultures induites par les deux premières révolutions scripturales, transformations dont Clarisse Herrenschmidt dresse un tableau dense et concis, nous pouvons supputer, après 70 ans d’informatique (Alan Turing) et 40 ans d’Internet (Arpanet), que nous n’en sommes qu’au début de bouleversements sociaux et culturels considérables.

Pour donner une idée de l’échelle de grandeur des transformations possibles, considérons un exemple emprunté au passé. Jean-Pierre Vernant, dans son livre consacré aux Origines de la pensée grecque, évoque les transformations de la place et du rôle de l’écriture aux différentes époques de l’antiquité grecque. Au XIIe siècle avant notre ère, les invasions doriennes détruisent la civilisation mycénienne, et avec elle, l’usage de l’écriture. « Quand les Grecs la redécouvriront, vers la fin du IXe siècle, en l’empruntant cette fois aux Phéniciens, ce ne sera pas seulement une écriture d’un type différent, phonétique, mais un fait de civilisation radicalement autre : non plus la spécialité d’une classe de scribes, mais l’élément d’une culture commune. Sa signification sociale et psychologique se sera aussi transformée — on pourrait dire inversée : l’écriture n’aura plus pour objet de constituer à l’ usage du roi des archives dans le secret d’un palais ; elle répondra désormais à une fonction de publicité ; elle va permettre de divulguer, de placer également sous le regard de tous, les divers aspects de la vie sociale et politique » (pp. 31-32).

Si nous insistons sur la profondeur et l’ampleur des bouleversements intellectuels, mais aussi politiques et religieux, provoqués par la naissance et l’évolution des deux premières écritures évoquées par Clarisse Herrenschmidt, c’est bien sûr parce que nous allons, à sa suite, soutenir maintenant la thèse qu’il en va de même pour la troisième écriture, l’écriture informatique et réticulaire propagée partout par l’Internet. Il n’est peut-être pas inapproprié de partir de son évocation de la fascination que beaucoup d’entre nous ont éprouvée en découvrant l’informatique, puis chacune de ses avancées au fur et à mesure qu’elles se manifestaient à nous, programmation, typographie informatique, réseau, Web :

« Que dire de la fascination ? Qu’elle se trouve au fondement des écritures : le sentiment que fait monter en nous l’expérience troublante et inavouée de faire passer le langage de l’invisible au visible. Mais l’informatique fait passer l’écriture déjà visible [...] à une autre visibilité, celle de l’écran ou de la page imprimée, en mettant en jeu l’invisible des actions du processeur avec programmes et langages informatiques.

Qui plus est, cet invisible parle des langages artificiels à l’intérieur de lui-même – d’où l’omniprésence du terme “technologique” qui signifie “qui a du langage en lui” –, auxquels seuls ont accès les initiés... » nous dit Clarisse Herrenschmidt (p. 422).

Pour quiconque a jamais programmé (« les initiés »), le bouleversement est encore plus grand ; non seulement l’invisible est dans la machine, « pur produit de l’intelligence des hommes », non seulement il parle, mais son langage est efficient : puisqu’un programme d’ordinateur est d’abord un texte, lorsque je programme j’écris un texte que je communique à la machine, et la machine effectue les actions que j’ai énoncées. Écrire, c’est faire : en un mot c’est magique.

L’ordinateur est plus qu’un automate. Le piège des hommes préhistoriques, conçu de sorte que l’approche de l’animal déclenche l’ouverture de la trappe ou la chute de la herse, le canard de Vaucanson sont des automates qui accomplissent des actions programmées, mais ils ne sont pas mus par un langage intérieur ! Or cette propriété de l’ordinateur étend prodigieusement son pouvoir : là où l’automate simple exécute sempiternellement la même séquence d’actions prévisibles, le langage confère à l’ordinateur la possibilité, Alan Turing l’a démontré, d’effectuer tout calcul (au sens large du terme, c’est-à-dire qu’une recette de cuisine convenablement rédigée peut être considérée comme un calcul), et d’accomplir ainsi toute action déterminée par un calcul. On dit qu’il est un automate programmable universel.

La troisième révolution industrielle

Voyons maintenant les choses d’un autre point de vue. Si nous suivons les analyses économiques, par exemple, de Michel Volle, l’informatique et la micro-électronique, dont elle est inséparable, constituent la troisième révolution industrielle, après celles de la machine à vapeur et de l’électricité ; cette conclusion n’est plus guère contestée. Selon les estimations les plus récentes, l’informatique absorbe aujourd’hui 30% de l’effort de recherche et développement à l’échelle mondiale, et procure 50% de la croissance économique mondiale.

Là aussi, si nous anticipons les conséquences économiques et sociales de la révolution informatique et réticulaire à l’aune de celles qui ont succédé aux deux précédentes, il faut s’attendre à des bouleversements considérables. Notons seulement que la première révolution industrielle a coïncidé avec le déclenchement de la vague de révolutions qui à partir de 1789 a balayé l’Europe, et que la seconde a ouvert le XXe siècle, avec un développement économique sans précédents dans les régions industrialisées, mais aussi des catastrophes politiques inouïes.

Chaque jour un peu plus il apparaît qu’il va falloir adapter à l’ère informatique notre système éducatif, notre organisation du travail et notre encadrement législatif, sans oublier les institutions financières ni bien sûr le système politique. La crise économique mondiale qui a éclaté en 2008 en est une illustration.

Oppositions aux révolutions culturelles

Revenons au numéro du magazine Books évoqué au début de cet article : son intérêt réside dans l’étendue internationale des positions relatives aux effets de l’Internet sur la pensée qu’il reproduit ou qu’il analyse, et notamment dans la traduction d’articles ou de chapitres de livres qui seraient autrement difficilement accessibles au lecteur non ou peu polyglotte.

Ainsi, le sociologue Joaquín Rodríguez, de l’université de Salamanque, dans son dernier livre Edición 2.0. Sócrates en el hyperespacio, nous rappelle que déjà dans le Phèdre de Platon Socrate mettait en scène un dialogue où le roi égyptien Thamous adressait au dieu Theuth un réquisitoire éloquent contre l’écriture :

« Très ingénieux Theuth, tel homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d’utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu’elle peut apporter.

Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. » (traduction par Claudio Moreschini, Les Belles Lettres, 1985).

L’invention de l’imprimerie a suscité des réactions analogues : la reproduction en série des textes les plus fameux, craignaient certains, réduirait la masse du savoir en faisant disparaître du champ de la connaissance les textes plus rares ou les variantes. Et la prédiction qui fondait cette réticence se vérifia effectivement dans les premières décennies de l’imprimerie, pour finalement être infirmée par l’essor prodigieux de l’écrit imprimé.

Dans son essai fameux L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin mentionne la « perte d’aura » subie par l’œuvre du fait de cette possibilité de reproduction (il vise notamment l’imprimerie et la photographie). Les œuvres anciennes devaient sans doute, pour une part, leur aura à leur caractère unique, mais aussi, pour une autre part, aux caractéristiques religieuses et culturelles de l’univers où elles furent créées et du public qui les contemplait, caractéristiques qu’il serait sans doute difficile de rétablir dans le monde occidental contemporain.

Bref, l’opposition aux révolutions dans la culture sont vieilles comme le monde.

Nous pourrions ainsi multiplier les exemples, et Books en donne des échantillons, de prophéties qui annoncent la décadence de la culture et du savoir à cause d’Internet, par exemple parce que les élèves et les étudiants se contenteraient de trouver grâce à Google des informations superficielles et des références incomplètes qu’ils colleraient dans leurs devoirs.

Pour un observateur qui a connu le passé reculé d’avant l’Internet, il n’est pas besoin de grandes recherches pour affirmer que les propos superficiels, les affirmations sans preuves, les références fausses ou incomplètes, la paresse intellectuelle voire le mensonge étaient déjà largement pratiqués en ces temps obscurs. Les élèves et les étudiants, sans l’Internet, recopiaient des références, et les professeurs, hier comme aujourd’hui, avaient à distinguer ceux qui avaient su trouver et analyser intelligemment les bonnes références de ceux qui n’avaient pas bien cherché et qui avaient copié bêtement. Pour celui qui s’adonne à la quête de la vérité l’Internet offre des possibilités accrues de trouver de bonnes références, surtout s’il habite loin d’une grande ville universitaire, mais il en va de même pour l’homme d’affaires, pour le joueur de poker ou pour l’escroc international.

Un monde organisé par l’Internet

Dès aujourd’hui notre monde économique, culturel, social n’est plus envisageable sans l’Internet, autour duquel il est organisé.

Voici quelques exemples pour illustrer ce qui n’est qu’à son début. À cause d’une panne dans un répartiteur du réseau, l’accès à l’Internet a été totalement interrompu pendant un beau jour de 2006 à Poitiers, une ville moyenne du centre de la France : toute l’activité économique de la ville a été paralysée, parce que même les commerces de détail dépendent de systèmes de paiement en réseau. En 2003, le réseau du siège social d’un grand établissement public à Paris a été infecté par un virus et il a fallu quatre jours pour désinfecter tous les postes de travail : le résultat fut quatre jours de chômage technique pour les 500 employés. Ceci pour dire qu’aujourd’hui l’économie mondiale est entièrement organisée autour de l’Internet, et qu’une panne mondiale de plusieurs jours serait un cataclysme, avec assez vite plusieurs points de PIB perdus, c’est-à-dire des centaines de milliers de défaillances d’entreprises et des millions de chômeurs.

Or l’hypothèse d’une telle panne n’est pas à écarter. Le 12 octobre 2009 vers 20 heures le domaine .se, c’est-à-dire la Suède, à la suite d’une grave erreur technique, a entièrement disparu de l’Internet pendant une heure, et les communications à l’intérieur du pays ont été paralysées (http://www.bortzmeyer.org/panne-de-...). Le 19 mai 2009, une panne comparable, conséquence indirecte d’un acte de malveillance, avait gravement affecté toutes les communications Internet en Chine (http://www.bortzmeyer.org/panne-dns...). Des attaques ont été tentées contre la racine du système de noms de domaines, qui si elles avaient réussi auraient affecté l’Internet à une échelle planétaire.

Conclusion

La question n’est bien sûr pas de savoir si l’Internet rend bête ou intelligent, il rend les deux.

La question est de savoir comment notre monde va évoluer avec l’Internet, parce que le temps est révolu de se demander s’il faut ou non accepter cette évolution. L’Internet est là, son époque commence, et ses effets vont être considérables, ce sera un bouleversement de la culture, de l’économie, de la vie sociale et de la politique, et donc aussi des relations entre les hommes et les cultures.

Ce qui par contre est entre les mains des hommes et des femmes, c’est la possibilité que cette révolution soit ou non porteuse de plus de liberté pour les peuples, d’enrichissement ou d’appauvrissement culturel.

Au cours de l’histoire, chaque innovation, par exemple l’imprimerie, qui a ouvert des possibilités d’expression à de nouvelles couches sociales, a déclenché les lamentations des élites en place qui déploraient hypocritement la « baisse du niveau », en fait la remise en cause de leur position acquise.

Il y a un an ici même je mentionnais comme une question à résoudre la possibilité d’utiliser pour les adresses électroniques, de personnes ou de sites Web, des écritures autres que l’alphabet latin : la chose a été tranchée le 30 octobre 2009 à l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), les écritures arabe, chinoise ou indiennes seront utilisables. Il reste des problèmes techniques à résoudre, mais le principe est acquis.

Comment s’orienter dans cet océan d’information en toutes les langues ? Il faudra sans doute inventer de nouvelles boussoles, mais il en existe déjà, et pour l’homme de la rue il est déjà infiniment plus facile de trouver ce qu’il cherche que s’il lui fallait consulter le catalogue d’une bibliothèque, à supposer qu’il puisse y accéder.

Il est donc clair pour l’auteur de ces lignes que l’Internet va accroître dans des proportions considérables non seulement la production culturelle, mais aussi son accessibilité, et les échanges entre les cultures.

Thème « Histoire des sciences »

Parallèlement aux séances du Forum proprement dit se tenait un passionnant colloque sur le thème Solidarité Scientifique des Peuples de la Méditerranée, avec des interventions de scientifiques des deux rives : Mohamed Allal Sinaceur, Roshdi Rashed, Christian Houzel, Ali Ouadfel et bien d’autres.