Cet article a une suite.
Une agression américaine caractérisée
Tout a commencé par des accusations d’espionnage : le 13 août 2018, Trump signe, au nom de la sécurité nationale, un « ordre exécutif » qui, entre autres dispositions, bannit Huawei et ZTE du déploiement des réseaux 5G américains ; en novembre 2018 les services de sécurité américains déconseillent l’usage de téléphones mobiles Huawei et ZTE ; le 5 décembre 2018, arrestation au Canada de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei et fille du PDG Ren Zhengfei ; parallèlement, des pressions sont exercées sur les alliés occidentaux pour qu’ils adoptent des mesures similaires, et beaucoup y succombent à des degrés divers, dont l’Allemagne et la France
Plus tard, Google annonçait qu’à la demande des autorités ils allaient cesser de fournir le système d’exploitation Android à Huawei (cf. article du 20 mai 2019 sur le site de la BBC, Huawei’s use of Android restricted by Google). Android est au cœur du fonctionnement de plus de 80% des téléphones mobiles dans le monde, c’est le système d’exploitation le plus utilisé, toutes catégories confondues. Mais Google n’en possède pas l’intégralité des droits, parce que le noyau d’Android est le logiciel libre Linux, disponible gratuitement et universellement. Huawei pourra donc toujours utiliser les parties libres d’Android, mais pas les logiciels spécifiques ajoutés par Google (qui à mon avis sont des nuisances plutôt qu’autre chose, mais ce n’est pas l’opinion de la majorité de la clientèle).
Quatrième étape, un article du site de la BBC daté du 22 mai 2019, Huawei : ARM memo tells staff to stop working with China’s tech giant annonçait que l’entreprise de conception de microprocesseurs ARM allait désormais refuser toute collaboration avec Huawei. Cette rupture est peut-être la moins compréhensible par le grand public, mais la plus grave. En effet, les microprocesseurs d’architecture ARM sont au cœur de tous les téléphones portables de par le monde, et ne plus avoir le droit de les utiliser aura des conséquences très lourdes pour Huawei.
Dans cette affaire, les autorités des États-Unis ont clairement utilisé les leviers de leur hégémonie militaire et du rôle du dollar comme monnaie mondiale pour tenter d’anéantir un industriel, leader mondial de son secteur, et concurrent victorieux des industriels américains comparables, au premier rang desquels Cisco. Il s’agit de l’établissement d’une dictature impériale planétaire. En d’autres temps il a fallu beaucoup moins pour déclencher des guerres.
Les ressorts d’une guerre économique
Secteur des réseaux et des télécommunications
Reprenons les choses par le commencement. En l’an 2000 seuls quelques précurseurs avaient compris que l’ensemble des infrastructures de télécommunication mondiales allaient basculer vers l’Internet, ses protocoles et ses matériels. Les leaders mondiaux sont Alcatel, Siemens, Ericsson et Nokia, qui tiennent la dragée haute aux nord-américains Nortel, Lucent, Motorola et Cisco. Ces huit entreprises se partagent un marché mondial de 150 à 200 milliards d’euros. Des normes européennes (GSM, UMTS) se sont imposées dans le monde entier. La domination de Nokia sur le marché du téléphone portable est alors écrasante.
En moins de dix ans tout cela va être balayé par le passage à l’Internet. Alcatel, qui aura été le dernier à comprendre, fait naufrage. En 2010, nous découvrons un paysage tout différent : Alcatel et Lucent ont fusionné et sont passés d’un CA de 60 milliards d’euros (à eux deux) à 15 milliards, avec la suppression de 150 000 emplois. Nortel (32 milliards d’euros en 2000) a fait faillite, Motorola a bradé ses activités dans le secteur, Nokia et Siemens sont marginaux sur ce marché, d’ailleurs Nokia a cédé son activité dans les terminaux mobiles à Microsoft, lui-même marginal sur ce créneau avec Windows Phone. Seuls Ericsson et Cisco surnagent, essentiellement dans les matériels de coeur de réseau. Cisco est désormais le leader mondial des matériels de réseau, toutes catégories confondues. Cependant sont apparus Huawei (3 milliards d’euros en 2000, 39 milliards en 2013) et ZTE, inexistant en 2000, déjà 10 milliards en 2011. Quant au marché du téléphone portable, Apple l’a totalement bouleversé en lançant l’iPhone en 2007, ce qui a fait passer sa capitalisation boursière de 90 à 360 milliards d’euros, cependant que celle de Nokia chutait de 150 à 22 milliards.
Encore une petite décennie, et Huawei aura pris le dessus, et largement : son chiffre d’affaires 2018 est de 105 milliards de dollars, celui de Cisco 50 milliards. Il n’est pas certain qu’il n’y ait aucun rapport entre cette ascension de Huawei et l’agressivité des autorités américaines à son égard. En tout état de cause, s’il y a un État qui utilise ses industriels pour espionner le monde entier, ce sont bien les États-Unis, par le truchement des grands opérateurs de l’Internet et par la vertu du Patriot Act et du Cloud Act. Et l’autopsie de routeurs Cisco placés en des endroits stratégiques réserverait sans doute quelques surprises, comme par exemple ce genre de sabotage.
Secteur des semi-conducteurs
Intel a la réputation d’être le leader de l’industrie des semiconducteurs, et en chiffre d’affaires c’était vrai jusqu’à ce que Samsung les dépasse en 2017, avec 60 milliards de dollars (uniquement pour la branche semi-conducteurs) contre 59. Mais cela ne change rien au fait que les microprocesseurs les plus répandus dans le monde ne soient pas d’architecture Intel, mais d’architecture ARM, et ce depuis l’essor du téléphone mobile. En fait, pour des raisons de maintien de la compatibilité avec un passé lointain, les microprocesseurs d’Intel sont plus encombrants, consomment plus d’électricité et dégagent plus de chaleur que ceux d’ARM, conçus selon des principes bien plus modernes, l’architecture RISC.
ARM n’est pas une entreprise américaine, mais une entreprise située à Cambridge (Grande-Bretagne), possédée par un fonds d’investissement japonais. ARM ne fabrique aucun composant, mais les conçoit, et cède des licences d’exploitation. Pour les téléphones portables son plus gros client (mais pas unique) est l’américain Qualcomm. Et aussi Apple.
Qualcomm ne fabrique rien lui non plus, mais ajoute au cœur de processeur ARM d’autres circuits (radio, audio, vidéo, etc.) pour constituer un SoC (System on Chip). Jusque là on n’a aucun objet matériel, seulement des « plans » sous forme de fichiers de données.
Ces plans électroniques (si l’on peut dire) sont alors confiés à des gens qui ont des usines, et c’est là que cela se complique. Pour les technologies de pointe, comme celle du dernier iPhone en géométrie 7nm, il n’y a (de source publique) qu’une seule usine au monde, celle de TSMC à Taïwan (géométrie 7nm : longueur de la grille du transistor).
Inutile de dire que les relations entre Taïwan et la Chine continentale ne sont pas simples. Le gouvernement chinois a exigé que TSMC implante une usine en Chine (Nanjing), qui produit avec une géométrie 16nm, donc pas à la pointe, mais quand même loin d’être ridicule.
Il faut savoir qu’une telle usine coûte plus de 10 milliards de dollars et que la mise au point d’un processus de production exige des centaines d’ingénieurs pendant des années. La preuve, Intel n’a toujours pas réussi à mettre son procédé 10nm en production (cf. l’excellent site Wikichip, qui annonce leur 10nm pour juin 2019 et leur 7nm pour 2021). Ce n’est pas de la sous-traitance bas de gamme. Au début du lancement d’une chaîne de production, 95% des circuits produits vont directement à la poubelle, ce n’est qu’avec le temps que les réglages s’affinent, que les taux de succès approchent 100% et que les prix diminuent.
Donc les Chinois « continentaux » n’ont pas encore cette technologie, mais ils n’en sont pas très loin. Le plus difficile ce sont les scanners, appareils de microphotographie, à 30 millions de dollars pièce, pour lesquels il y a trois producteurs au monde : le Néerlandais ASML (2/3 du marché mondial), Canon et Nikon. Pour les optiques, trois producteurs : Zeiss, Canon et Nikon.
L’Europe n’est pas totalement absente de cette filière : outre ASML et Zeiss, il y a deux usines, celle de STMicroelectronics à Crolles, entre Grenoble et Chambéry, qui fait du 28nm, et celle de Global Foundries à Dresde, qui fait du 22nm.
Quelles issues pour Huawei ?
La perte de l’accès à Android est un mauvais coup pour Huawei, mais la rupture avec ARM me semble bien plus grave. En effet, c’est la perte de l’accès à une technologie unique et irremplaçable. Élaborer autre chose demandera des années. Et il n’y a pas que les microprocesseurs ARM, il faut compter avec tout l’écosystème de circuits annexes qui les accompagnent, et qui sont la base des activités d’entreprises comme Qualcomm.
Il existe bien des alternatives à ARM :
– L’architecture libre RISC-V, mais elle est encore à ses débuts. Et pour les infrastructures de cette envergure, qui engagent toute une industrie pour des décennies, une chose est la qualité technique, une autre, tout aussi importante, est la crédibilité des acteurs.
– Les Chinois ont acquis depuis longtemps la licence de l’architecture MIPS, qui est une excellente architecture RISC, qu’ils utilisent avec succès dans leurs superordinateurs et dans leurs routeurs depuis des années, mais qui n’a jamais été utilisée pour les téléphones mobiles.
Ces événements évoquent la guerre économique entre les États-Unis et le Japon des années 1980-1990, décrite dans mon livre Révolution cyberindustrielle en France (Economica), guerre économique qui s’était déroulée sur les théâtres d’opération monétaire, juridique et technique, et qui s’était terminée pour le Japon par une défaite dont il ne s’est toujours pas relevé. Mon livre aborde certains aspects de ce conflit que je n’ai pas vu évoquer ailleurs, et qui ressemblent diablement à ce qui se passe aujourd’hui. Attendons la riposte chinoise, mais les États-Unis ont de fortes cartes en main.
On pourra à ce propos lire l’analyse du Financial Times.