Après sa recension du livre de Lee Kai-Fu AI Super-Powers – China, Silicon Valley, and the New World Order, Fatie Toko m’a interviewé pour son blog L’ère digitale en résumés - Des livres pour changer d’ère.
Lee Kai-Fu prédit que la Chine va prendre la tête de la course mondiale des nouvelles technologies informatiques, plus spécialement de l’intelligence artificielle, et qu’elle fera usage de sa puissance pour dominer les pays émergents de l’ancien tiers-monde. Ces prédictions me semblent devoir faire l’objet d’un examen attentif.
Blog EDR : vous envisagez les évolutions en cours dans le monde sous un angle différent. Croyez vous comme cet auteur que la Chine va prendre la tête de la course mondiale ?
Laurent BLOCH : Il ne fait aucun doute que la Chine possède d’excellents chercheurs et ingénieurs, en informatique, en électronique et en statistique. Il leur manque encore quelques éléments techniques, mais ce n’est qu’une question de quelques années. Leur puissance industrielle et financière est considérable (à la différence de la Russie, vraie puissance militaire mais nain économique sans capacité informatique-électronique). Les Chinois sont meilleurs que les Américains pour fabriquer, ce qui n’est d’ailleurs pas très difficile, ces derniers n’ont jamais été les meilleurs dans ce domaine.
« Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre » (Karl Marx).
Dans les années 1970-1980, le Japon était dans la même position que la Chine aujourd’hui : bien meilleurs que les États-Unis sur le plan industriel et pour la maîtrise des technologies de pointe. Ils ont pourtant essuyé une défaite cinglante dont ils ne se sont toujours pas relevés. Pourquoi ? Voici les points forts des États-Unis, acquis à cette époque ou avant, et toujours d’actualité :
– Le dollar est la monnaie des échanges internationaux, sans aucun rival sérieux. Ce qui permet aux Américains d’émettre de la dette à l’infini, et en plus ce sont les autres qui paient. On voit aujourd’hui, dans la question des sanctions contre l’Iran, que le dollar est une arme invincible dans la guerre économique.
– Le niveau de l’enseignement scolaire américain est médiocre, mais leurs universités attirent les meilleurs étudiants et enseignants du monde entier.
– La créativité et la capacité d’innovation américaines sont sans égales, et surtout le monde en est convaincu. Samsung a dans ses cartons un système d’exploitation au moins aussi bon qu’Android et iOS, mais il n’ose pas le lancer parce que l’image de marque de Google et d’Apple est inégalable. Pour imposer une nouvelle technologie, il ne suffit pas qu’elle soit bonne, il faut aussi que le monde y croie. Il y a quarante ans les Japonais n’étaient pas assez crédibles, aujourd’hui les Chinois ne le sont pas. Cela changera peut-être, mais pas demain.
– Au bout du compte, qu’est-ce qui donne cette force aux Américains ? Ce ne sont par leurs forces armées, ni leurs usines, ni même leurs universités. Comme l’a souligné le psychanalyste franco-égyptien Moustapha Safouan, ce sont leur constitution et leurs lois, qui en font un pays libre où les entrepreneurs et les ingénieurs, du monde entier d’ailleurs, peuvent donner libre cours à leur créativité. La Chine n’est pas un État de droit, on ne peut y faire confiance ni à la loi ni au droit. Les régimes autoritaires savent copier les créations des autres, mais ils ne sont pas propices à leurs propres créateurs.
Blog EDR : pour Lee Kai-Fu l’Europe a déjà perdu la bataille de l’intelligence artificielle. Pensez-vous que le cas de l’Europe est vraiment désespéré ?
Laurent BLOCH : Voyons d’abord les points négatifs :
– Les positions européennes en informatique et en électronique, sans être nulles, sont insuffisantes.
– L’économie allemande semble très forte, mais son excédent commercial est trop élevé, d’autant plus qu’il est réalisé pour l’essentiel aux dépens de ses partenaires européens. En outre les points forts de l’Allemagne sont dans l’industrie du passé : automobile, machine-outil, chimie, mécanique.
– Une monnaie unique sans politique budgétaire commune ne peut mener qu’à l’appauvrissement des pays pauvres et à l’enrichissement des pays riches, avec à la fin l’éclatement de la zone Euro.
– L’Europe est un nain politique.
Et pourtant l’Europe aurait tout ce qu’il faut pour réussir si elle le voulait :
– Le premier marché mondial.
– D’excellentes universités, la population la mieux formée, qui d’ailleurs va travailler aux États-Unis (voir ci-dessus).
– Des capacités techniques et industrielles démontrées dans de nombreux domaines.
Bref, il manque surtout la volonté politique et la solidarité. Quand l’Allemagne aura ruiné ses partenaires européens elle sera confrontée à sa propre faiblesse.
Blog EDR : la Chine va-t-elle dominer les pays émergents qui sont déjà présentés dans ce livre comme une prochaine colonie numérique ?
Laurent BLOCH : Il est certain que la Chine prend aujourd’hui des positions très puissantes en Afrique et en Amérique latine, sans parler de l’Asie. Il est difficile de se faire une idée de l’avenir de cette expansion, surtout motivée par la lutte pour les matières premières. Les limites suivantes peuvent être notées :
– L’expansion chinoise se fait au prix d’un endettement colossal, qui pourrait se traduire par une crise financière catastrophique.
– Les pressions physiques imposées à l’environnement vont aussi se heurter à des limites de plus en plus coûteuses.
– Les nouveaux colonisateurs chinois ne sont guère plus aimables avec les colonisés que leurs prédécesseurs. Les documentaires sur les usines chinoises en Éthiopie font froid dans le dos.
Blog EDR : pensez-vous que l’IA est une véritable révolution ?
Laurent BLOCH : La grande presse et les médias découvrent depuis peu l’intelligence artificielle, mais ce n’est pas si nouveau, l’IA existe depuis plus de cinquante ans et certaines techniques utilisées aujourd’hui à grande échelle sont connues depuis quarante ans. En réalité l’IA n’est pas autre chose qu’une combinaison d’informatique et de statistiques, simplement la puissance des ordinateurs modernes et les immenses volumes de “Big Data” permettent d’en obtenir des résultats spectaculaires inimaginables il y a quelques années. Les perfectionnements récents ne doivent pas être sous-estimés, mais les spécialistes les plus pointus nous avertissent de façon unanime que les annonces apocalyptiques d’une IA capable de « surpasser l’intelligence humaine » ne veulent pas dire grand-chose. Il y a des choses que les ordinateurs peuvent faire et que les humains ne peuvent pas faire, mais ce n’est pas d’hier. La réponse à la question « l’ordinateur peut-il mentir ? », au cœur de l’intrigue de maint roman de science-fiction, n’a rigoureusement aucun sens : d’abord l’ordinateur ne dit rien, c’est le logiciel qui éventuellement donne une réponse à une question ; et si cette réponse est contre-factuelle, par exemple, c’est que l’auteur du logiciel l’a programmée ainsi, volontairement ou involontairement.