Avertissement relatif au vocabulaire : l’industrie électronique produit des composants, qui sont en général des circuits constitués d’éléments semi-conducteurs (transistors), condensateurs et résistances. Parmi ces circuits, les microprocesseurs, ou simplement processeurs, qui constituent le cœur des ordinateurs, des téléphones et de toutes sortes d’appareils de la vie quotidienne comme des industries les plus en pointe, mobilisent les technologies les plus complexes et les investissements les plus lourds ; ils représentent aussi la plus grande part du marché. C’est pourquoi nous emploierons souvent ces termes indifféremment. Sans négliger les autres types de composants (mémoires notamment), il suffit de savoir qu’ils suivent l’évolution des microprocesseurs.
État de l’industrie des composants électroniques
Pénurie mondiale de composants électroniques
La pénurie mondiale de composants électroniques qui a frappé l’industrie mondiale en 2021, et dont la fin n’est pas envisagée avant 2023, est moins le fait d’une insuffisance de la production que d’un encombrement de la logistique et d’erreurs de planification des acheteurs. Quoi qu’il en soit, elle aura eu au moins un effet bénéfique, réveiller l’Union européenne du sommeil béat où elle rêvait d’approvisionnement inépuisable en microprocesseurs pour ses voitures ou ses téléphones. Partout sur le continent les usines ont fermé et les salariés ont été mis au chômage technique, parce qu’aujourd’hui 40 % de la valeur d’une automobile ou de tout autre objet industriel réside dans ses systèmes informatiques, qui fonctionnent sur des microprocesseurs. Il en va de même pour la plupart des objets de notre vie courante, et les plus perfectionnés de ces microprocesseurs viennent exclusivement de deux pays : Taïwan et la Corée du Sud.
L’UE a réfléchi à sa souveraineté numérique et proposé au Parlement européen « un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs » (le document en référence comporte les liens vers les autres documents de ce projet). Nous allons ci-dessous présenter les orientations du projet, après avoir rappelé l’articulation des infrastructures de conception, de production et de distribution des composants électroniques de pointe.
Conception de circuits électroniques
Le circuit M1 Max des derniers ordinateurs Apple, un SoC (System on Chip), comporte 10 cœurs de microprocesseurs [1], 32 unités de traitement graphique et une quantité de mémoire variable selon la configuration, le tout pour 57 milliards de transistors sur 432 mm2, soit une finesse de gravure de 5 nm (nanomètres). Les microprocesseurs de ce SoC sont sous licence de leur concepteur, l’entreprise britannique ARM, que son propriétaire japonais, le fond d’investissement japonais Softbank, cherche à vendre, la mise à prix est à 40 milliards de dollars. Les autres éléments du SoC (circuits graphiques, audio, vidéo, radio, réseau...) sont conçus par Apple ou acquis sous licence auprès d’autres entreprises de conception. Le plan d’assemblage de l’ensemble est réalisé par Apple, puis le circuit est fabriqué par la fonderie TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company).
On imagine que la conception d’un objet avec 57 milliards d’éléments ne se fait pas à la table à dessin, mais avec des logiciels de haute complexité. Trois entreprises américaines se partagent ce marché très spécialisé d’une dizaine de milliards de dollars pour 30 000 ingénieurs et techniciens : Synopsys, Cadence et Mentor Graphics (acquis par Siemens).
Nous avons énuméré jusqu’ici des entreprises qui conçoivent des composants électroniques, et des entreprises qui conçoivent des logiciels de conception. Nous n’avons mentionné qu’une entreprise qui fabrique des objets physiques, TSMC, dont il sera plus longuement question à la section suivante.
ARM a le monopole (de fait) de la conception de microprocesseurs pour les téléphones et autres petits objets connectés, mais pour les ordinateurs elle le partage avec Intel et AMD. À noter qu’Intel conçoit et fabrique. À noter aussi qu’apparaît et se développe une nouvelle architecture, RISC-V, libre et ouverte, c’est-à-dire qui pourra être utilisée sans verser de royalties. Intel, en déclin pour ses architectures traditionnelles, a décidé d’investir (1 milliard de dollars pour commencer) dans RISC-V, plus moderne et mieux adaptée aux téléphones et autres appareils mobiles. RISC-V serait sans doute une solution judicieuse pour le lancement d’une nouvelle ligne de microprocesseurs.
Il faut remarquer que le passage de la géométrie 7 nm à 5 nm multiplie la densité des circuits par 2, ce qui augmente de presqu’autant la vitesse de calcul, tout en diminuant la consommation électrique dans une proportion comparable. Ce qui signifie que la génération précédente, et a fortiori celles d’avant, deviennent trop consommatrices d’énergie, trop lentes et donc périmées. Ce fait interroge la politique de STMicro (France) et de NXP (Pays-Bas) qui disent se satisfaire de leurs technologies actuelles (28 nm et plus) avec lesquelles ils sont fournisseurs de l’industrie automobile et d’autres utilisateurs d’informatique embarquée.
Wafers et masques de photolithographie
Avant la fabrication proprement dite des composants électroniques il faut disposer des matériaux nécessaires.
Il faut d’abord obtenir du silicium d’excellente qualité, en fabriquer des lingots monocristallins de 20, 30 ou 40 cm de diamètre, puis en découper des tranches (wafers) très minces sur lesquelles seront implantés les circuits. Le silicium est abondant dans la nature sous forme d’oxydes ou d’autres composés. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de cette activité industrielle de technologie non triviale.
Les circuits électroniques modernes sont réalisés par empilement de couches planaires obtenues par photolithographie, un procédé qui emprunte à la photographie et à la sérigraphie : la surface de silicium est oxydée, recouverte d’une résine photosensible, puis le dessin d’une couche de circuit est imprimé sur cette surface par exposition à un rayonnement ultra-violet au travers d’un masque. Un traitement chimique analogue au développement d’une pellicule photo argentique permet de dégager la résine, puis l’oxyde (isolant) des zones exposées et de le conserver sur les zones obscurcies par le masque, ou le contraire (il existe des procédés à résine photosensible positive, ou négative).
La fabrication des masques de photolithographie n’est pas une mince affaire, puisqu’il s’agit de tracer plusieurs milliards de motifs, même s’ils sont très répétitifs. L’entreprise qui a conçu le circuit peut le faire elle-même, ou bien il existe des entreprises spécialisées, en France notamment, ou en Asie du Sud-Est. Le prix d’un jeu de masques pour un microprocesseur à l’état de l’art se chiffres en millions d’euros.
Fabrication de circuits électroniques
Nous avons mentionné TSMC comme une fonderie de circuits électroniques. Le terme de fonderie suggère des opérations de fabrication simples, faciles à automatiser : rien ne serait plus faux, la mise au point de la production est très délicate, requiert des interactions permanentes avec les concepteurs, et demande des mois, voire des années pour atteindre un taux de rebut acceptable.
Si TSMC et Samsung se partagent le marché des processeurs de pointe, ils utilisent pour les fabriquer des machines de photolithographie appelées scanners, pour lesquels il y a un seul producteur : le Néerlandais ASML, appuyé par l’Institut de microélectronique et composants belge IMEC. Étant donnée la finesse de dessin des circuits, ces appareils utilisent des longueurs d’onde dans l’ultra-violet extrême (EUV), et comme cela ne suffit pas ils utilisent des phénomènes de réfraction dans l’eau pour obtenir la finesse voulue. Les optiques sont fabriquées par Zeiss. Les derniers scanners d’ASML coûtent 300 millions d’euros pièce. La construction de la dernière usine de Samsung a coûté 15 milliards de dollars, sans compter les années de travail de conception par des centaines d’ingénieurs, et les milliers d’ingénieurs et de techniciens nécessaires à son fonctionnement (oui, c’est une industrie de main d’œuvre).
À l’époque de la génération 10 nm (2017), ASML avait beaucoup de mal à obtenir les résultats voulus pour passer au 7 puis au 5 nm, et essayait de convaincre ses clients (Intel, Samsung, TSMC, Global Foundries...) de contribuer au financement, mais personne ne voulait s’aventurer sur ce terrain très risqué, et chacun se déclarait satisfait avec le 10 nm, à la rigueur 7 nm.
C’est Apple, un des gros clients de TSMC, qui a exigé des composants en 5 nm, et qui d’ailleurs en a financé les développements conjoints avec ASML et TSMC.
Test et conditionnement de circuits électroniques
Au lancement d’une ligne de production de microprocesseurs, le taux de rebut est proche de 100 %, au fur et à mesure des progrès du taux de succès (yield) le prix du composant baissera. Tous les composants subissent une procédure de test automatisée et complète, les pièces complètement défectueuses sont détruites mais il peut y avoir des défauts partiels : si un processeur 16 cœurs sort de la chaîne avec trois corps défectueux, il sera commercialisé comme processeur 12 cœurs, à un prix inférieur, après mise hors-circuit des cœurs défectueux.
Entre les premières opérations de la fabrication d’un processeur et sa sortie de la ligne de production, le délai peut atteindre cinq semaines, du fait de l’enchaînement des opérations physico-chimiques de photolithogravure pour les multiples couches de circuits.
Le conditionnement (packaging) du circuit, c’est-à-dire l’installation de la puce dans un minuscule boîtier qui la protège et facilite interconnexion et alimentation électrique, est une opération de technologie moins complexe que la fabrication mais néanmoins délicate. Elle est souvent sous-traitée en Malaisie, en Thaïlande, en Chine. La France possède des entreprises dans cette branche d’activité, notamment au sein du complexe grenoblois qui abrite les usines STMicro.
Distribution de circuits électroniques
La pénurie de 2021, toujours en cours, montre que la planification des achats de semi-conducteurs et la logistique subséquente sont des opérations délicates. Les économistes estiment que l’industrie micro-électronique a un caractère cyclique, l’observation tend à confirmer cette estimation, ce qui induit un facteur de risque pour tous les acteurs de la filière. Lancer une grande campagne d’investissements à une date qui va la faire déboucher dans un creux de la demande, avec une technologie qui sera périmée lors de la prochaine reprise, risque d’être fatal. En effet, une usine construite pour produire en 7 nm ne pourra en général pas être transformée pour le 5 nm, en pratique il faut construire une nouvelle usine.
Nous avons vu ci-dessus que les acteurs de la filière étaient multiples, même Intel est amené à renoncer à l’intégration verticale. La difficulté de coordination, accentuée par la pandémie qui a réduit significativement les capacités de production, a joué son rôle, d’autant plus que les opérations successives de la production peuvent avoir lieu à des milliers de kilomètres les unes des autres.
Composants pour le militaire et l’aérospatial
Il convient de signaler le cas particulier des microprocesseurs à usage militaire et aérospatial, qui obéissent à des normes particulières, notamment pour ce qui concerne la résistance aux radiations (rayonnements cosmiques, nucléaires, etc.). Inutile d’insister sur l’intérêt d’une telle capacité en termes de souveraineté et de position stratégique. L’entreprise française Altis Semiconductors, dont le site de production principal était l’usine de Corbeil-Essonnes, rachetée en 2010 à IBM et Infineon, produisait de tels composants, mais n’a pas eu les moyens de suivre la course à la densité des composants et ses produits sont dans la gamme des wafers de 200 mm et des portes de 130 nanomètres, encore utiles pour des systèmes embarqués à bord de véhicules ou de machines mais périmés pour les systèmes de pointe.
L’industrie militaire française dépend aujourd’hui, pour ses produits les plus avancés, de composants de conception américaine, pour lesquels les licences d’exportation conformes à la législation américaine ITAR sont de plus en plus difficiles à obtenir, ce qui a failli remettre en cause certains contrats (les satellites Falcon Eye qu’Airbus Defence & Space et Thales Alenia Space ont vendus aux Émirats arabes unis en 2014). STMicroelectronics, qui détient les moyens de production nécessaires, se cantonne au domaine civil. Il n’aurait pas été déraisonnable d’imaginer que des investissements publics permettent à Altis, une entreprise qui a largement fait ses preuves mais finalement rachetée par l’allemand X-Fab, de continuer son activité.
Conclusions de la première partie
– L’industrie des semi-conducteurs est, avec l’informatique en général, celle dont aujourd’hui dépendent toutes les autres ;
– elle nécessite des investissements considérables, en temps, en argent, en formation, en recherche et développement ;
– aucun pays ne possède l’ensemble des facteurs de production, aucun ne peut se croire indépendant, ni les États-Unis, ni encore moins la Chine ;
– certains pays sont moins dépendants que les autres : États-Unis, Corée du Sud, Taïwan détiennent sur leur sol l’essentiel des infrastructures de production de pointe ;
– l’Europe a négligé cette industrie, elle a pris un retard considérable, mais possède néanmoins des atouts non négligeables ;
– l’Europe doit donc, de toute urgence, suivre l’injonction de la Présidente Ursula von der Leyen : « nous proposerons notre réglementation européenne sur les semi-conducteurs au début du mois de février ... nous n’avons pas de temps à perdre ».
Règlement européen sur les semi-conducteurs (Chips Act)
La Commission européenne a publié le 8 février 2022 une proposition de règlement pour établir « un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs ». En voici une brève présentation.
Constats, motifs, objectifs
La Commission constate que « les puces semi-conductrices sont au cœur de l’économie numérique », qu’au cours de l’année écoulée « l’Europe a connu des ruptures d’approvisionnement en puces électroniques, entraînant des pénuries dans de nombreux secteurs économiques et des conséquences sociétales potentiellement graves », et que « dans le même temps, de fausses puces électroniques font leur apparition sur le marché, ce qui compromet la sécurité des appareils et systèmes électroniques ». Ces événements ont « révélé l’existence de vulnérabilités structurelles dans les chaînes de valeur européennes » et « mis en évidence la dépendance de l’Europe à l’égard d’un nombre limité de fournisseurs ». Le texte propose un certain nombre de mesures propres à remédier à cette situation.
La stratégie européenne sur les semi-conducteurs s’articule autour de cinq objectifs stratégiques :
– L’Europe devrait renforcer son leadership en matière de recherche et de technologie ;
– l’Europe devrait développer et renforcer sa propre capacité à innover dans la conception, la fabrication et le conditionnement de puces électroniques perfectionnées, et à les transformer en produits commerciaux ;
– elle devrait mettre en place un cadre adéquat pour accroître sensiblement sa capacité de production d’ici à 2030 ;
– l’Europe devrait remédier à la pénurie aiguë de compétences, attirer de nouveaux talents et soutenir la constitution d’une main-d’œuvre qualifiée ;
– elle devrait acquérir une connaissance et une compréhension approfondies des chaînes d’approvisionnement mondiales de l’industrie des semi-conducteurs.
Pour avancer vers ces objectifs, la démarche s’appuiera sur trois piliers :
- « l’initiative “Semi-conducteurs pour l’Europe”, qui crée les conditions nécessaires au renforcement de la capacité d’innovation industrielle de l’Union (pilier 1) » ;
- la définition des « notions d’installation de production intégrée pionnière et de fonderie ouverte de l’UE ainsi que les critères que ces dernières doivent remplir (pilier 2) », afin d’assurer la sécurité de l’approvisionnement des pays de l’UE en composants électroniques, ainsi que d’ouvrir aux PME et laboratoires universitaires des possibiltés de fabrication de prototypes ou de petites séries de circuits dans des conditions économiques à leur portée ;
- « un mécanisme de coordination pour le suivi et l’intervention en cas de crise (pilier 3) ».
Quelques faits
En 2020, plus de 1 000 milliards de micropuces ont été fabriquées dans le monde.
L’Europe est forte dans quelques domaines particuliers : recherche sur les semi-conducteurs, équipement de fabrication de semi-conducteurs (scanners ASML), galettes de silicium, semi-conducteurs pour les équipements automobiles et industriels (NXP, STMicro, Siemens-Infineon).
L’UE ne détient qu’une part d’environ 10 % sur le marché mondial des semi-conducteurs.
État actuel de la technique concernant les semi-conducteurs : gravure en 5 nanomètres.
Objectifs : renforcer la recherche, l’ingénierie et l’innovation ; atteindre 20 % sur le marché mondial en 2030 ; attirer des talents ; comprendre les chaînes d’approvisionnement.
Proposition de Règlement sur les semi-conducteurs
« Le premier objectif consiste à veiller à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité et à la capacité d’innovation de l’Union soient réunies et à garantir l’adaptation de l’industrie aux changements structurels dus à des cycles d’innovation rapides et à la nécessité d’assurer la durabilité. Le second objectif, distinct mais complémentaire du premier, vise à améliorer le fonctionnement du marché intérieur en établissant un cadre juridique uniforme de l’Union pour accroître la résilience et la sécurité de l’approvisionnement dans l’Union dans le domaine des technologies des semi-conducteurs. »
« L’utilisation de semi-conducteurs est essentielle pour de multiples secteurs économiques et sociétaux dans l’Union et, dès lors, le marché intérieur ne peut se passer d’un approvisionnement résilient pour bien fonctionner. »
« Un mécanisme de gouvernance appuiera la réalisation de ces objectifs. Au niveau de l’Union, le présent règlement établit un conseil européen des semi-conducteurs, composé de représentants des États membres et présidé par la Commission. »
« Le programme-cadre pour la recherche et l’innovation “Horizon Europe”, établi par le règlement (UE) 2021/695 du Parlement européen et du Conseil 51 (ci-après “Horizon Europe”), a pour objectif de renforcer l’espace européen de la recherche (EER), en favorisant le développement de sa compétitivité, y compris celle de son industrie, tout en promouvant toutes les activités de recherche et d’innovation (R&I) afin de concrétiser les priorités stratégiques et les engagements de l’Union, dont la finalité ultime est de promouvoir la paix, les valeurs de l’Union et le bien-être de ses peuples. »
« Afin de doter l’Union des capacités de recherche et d’innovation dans les technologies des semi-conducteurs nécessaires pour maintenir ses investissements dans la recherche et l’industrie à la pointe et combler le fossé actuel entre la recherche et le développement, et la fabrication, l’Union et ses États membres devraient mieux coordonner leurs efforts et co-investir. Pour atteindre ce but, l’Union et les États membres devraient tenir compte des objectifs de la double transition numérique et écologique. Dans la mesure du possible, l’initiative, à travers tous ces éléments et actions, devrait intégrer et maximiser les avantages de l’application des technologies des semi-conducteurs en tant que vecteurs puissants de la transition vers la durabilité, qui peuvent mener à de nouveaux produits et à une utilisation plus efficiente, efficace, propre et durable des ressources, y compris de l’énergie et des matériaux nécessaires à la production et à l’utilisation tout au long du cycle de vie des semi-conducteurs. »
« En vue d’accélérer la mise en œuvre des actions de l’initiative, il est nécessaire de prévoir la possibilité de mettre en œuvre certaines des actions de l’initiative, en particulier sur des lignes pilotes, au moyen d’un nouvel instrument juridique, le consortium européen pour une infrastructure des puces électroniques (ECIC). »
Les projets de « fonderies ouvertes », de « lignes pilotes » et d’ECIC seront de nature à favoriser la recherche et le développement pré-compétitifs, c’est-à-dire que pourront y collaborer des chercheurs et des ingénieurs de laboratoires et d’entreprises par ailleurs concurrents. Ces initiatives sont similaires à celles prises aux États-Unis pour créer la Semiconductor Industry Association (SIA) en 1977 et sa filiale Semiconductor Research Corp. (SRC) (un établissement à caractère commercial mais pré-compétitif) en 1982. SIA et SRC ont permis un temps à l’industrie américaine de reprendre un leadership qu’elle avait perdu au profit des industriels japonais, mais la prise de pouvoir des financiers dans les entreprises, au premier rang desquelles Intel, a détruit cette position au profit de Taïwan (TSMC) et de la Corée du Sud (Samsung). Intel a remis un ingénieur à sa tête en 2021, dans l’espoir de remonter dans l’échelle des valeurs technologiques.
Le projet de la Commission prévoit d’affranchir les entreprises du secteur des semi-conducteurs des contraintes relatives aux aides d’État, imposées par le droit commun européen de la concurrence.
Initiative « Semi-conducteurs pour l’Europe »
« L’objectif général de l’initiative est de soutenir le renforcement de capacités technologiques à grande échelle et l’innovation dans toute l’Union afin de permettre le développement et le déploiement de technologies des semi-conducteurs et de technologies quantiques d’avant-garde. »
« L’initiative poursuit les cinq objectifs opérationnels suivants :
- constituer des capacités de conception avancée à grande échelle pour des technologies des semi-conducteurs intégrées [...] ;
- renforcer les lignes pilotes avancées existantes et en développer de nouvelles ;
- mettre en place des capacités de technologie et d’ingénierie avancées pour accélérer le développement innovant de puces quantiques ;
- créer un réseau de centres de compétences à travers l’Union [...] ;
- mener des activités [...] pour faciliter l’accès des jeunes entreprises [...] au financement par l’emprunt et en fonds propres [...]. »
Chances de succès de la politique européenne
Un plan européen
La pénurie de composants électroniques consécutive à la pandémie Covid-19 et ses répercussions dans tous les secteurs de l’économie et de la vie sociale ont fait prendre conscience aux responsables politiques et économiques européens de la fragilité de leurs positions, et de l’urgence d’y remédier. En effet, ainsi que nous l’avons exposé dans la première section de ce texte, l’industrie informatique et micro-électronique est aujourd’hui celle dont dépendent toutes les autres.
Pour remédier aux faiblesses de l’industrie européenne des semi-conducteurs, la Commission et ses instances consultatives ont élaboré le plan résumé à la seconde section de ce texte et proposé de le financer à hauteur de 43 milliards d’euros.
Ce plan peut-il réussir ?
Remarquons d’abord qu’il est tardif : il s’agit, mutatis mutandis, de réitérer la démarche empruntée par les pouvoirs publics et les industriels américains en 1977 avec la création de la Semiconductor Industry Association (SIA), suivie en 1982 de celle de Semiconductor Research Corp. (SRC). Au début des années 1970 (date de l’invention du micro-processeur), quand l’industrie électronique française, surtout avec Thomson, faisait jeu égal avec sa concurrente japonaise, le ministère français de l’industrie estimait que l’industrie des composants électroniques était un secteur à faible valeur ajoutée, que l’on pouvait abandonner aux tâcherons asiatiques.
Depuis cette époque la complexité des processus de conception et de fabrication s’est considérablement accrue, ainsi que le volume de capital nécessaire au démarrage d’une production industrielle. L’industrie américaine des semi-conducteurs s’est laissée distancer par Taïwan et la Corée du Sud, mais les géants de l’industrie informatique américaine (Amazon, Apple, Google, Microsoft) ont su parfaitement s’adapter à ce nouveau paysage et travailler avec TSMC et Samsung.
Le financement envisagé, 43 milliards d’euros, permettrait sans doute la création d’une ligne de production, y compris les activités de conception, de préparation et de conditionnement associées, mais c’est notoirement inférieur à ce que sont prêts à investir, ou ont déjà investi, les principaux acteurs de la filière. Cela correspond au budget annuel d’investissement de TSMC.
Atouts européens
Voyons les points positifs : l’Europe a sur son sol un acteur majeur, le néerlandais ASML, qui a le monopole mondial des scanners pour les composants de pointe, en association avec le laboratoire belge IMEC. Cette position lui assure des collaborations étroites avec tous les industriels du secteur, et ainsi l’accès à des savoirs et à des compétences uniques.
L’Europe possède également une industrie des semi-conducteurs, même si elle est actuellement techniquement distancée : Siemens-Infineon en Allemagne, NXP aux Pays-Bas, et STMicro en France, au sein de l’écosystème grenoblois qui associe des laboratoires publics (LETI, IMAG, Minatec...) et des PME (Kalray, Verkor...).
L’Europe possède également un potentiel inégalé de recherche-développement.
Aujourd’hui Intel prend le taureau par les cornes pour rattraper le retard considérable qu’il a pris par rapport à TSMC et à Samsung. Il cherche à renforcer son implantation en Europe, sans doute pour employer des chercheurs et des ingénieurs européens. Il investit un milliard de dollars dans le consortium RISC-V, une architecture moderne, sobre, libre de droits, et un écosystème en plein essor. La sobriété d’une architecture micro-électronique diminue non seulement les coûts de conception et de fabrication, mais aussi la programmation des systèmes qui devront fonctionner sur les ordinateurs. Associer l’Europe à Intel pour un tel projet serait peut-être plus judicieux que de brûler 40 milliards de dollars pour racheter ARM (c’est la mise à prix), ce qui procurerait un portefeuille de propriété intellectuelle mais pas de capacité de production.
Actions urgentes
N’ayons pas peur d’un diagnostic : l’Europe, globalement, a raté la révolution informatique. Jusque dans les années 1970 ce n’était pas perdu, il y avait quelques champions industriels tels que le consortium Unidata (Siemens-Philips-CII), Nixdorf, Olivetti. L’industrie européenne a perdu pied à partie du moment où l’unité centrale de l’ordinateur a pu être constituée d’un composant unique, le microprocesseur, ce qui réduisait les coûts de plusieurs ordres de grandeur. Les premiers microprocesseurs des années 1970 étaient peu puissants, adaptés seulement pour des micro-ordinateurs, mais dès le milieu des années 1990 tous les ordinateurs, même les plus puissants, étaient animés par des microprocesseurs, or l’Europe n’en produisait pas, du moins pas de la qualité voulue.
S’il y a une action dont on peut affirmer sans risque d’erreur qu’il faut l’entreprendre pour remonter la pente du retard européen, c’est un effort d’adaptation du système éducatif, qui, du moins en France, a trop longtemps rejeté l’informatique. L’enseignement de l’informatique (pas de ses usages !) doit être introduit pour tous les élèves au moins dès le lycée. Sans cela, inutile de dépenser de l’argent dans les usines. Il en va de même pour la recherche, publique et en entreprise. L’ignorance de l’informatique est un des facteurs qui expliquent les erreurs de nos dirigeants dans ce domaine.
Références
Commission Européenne. 2022a. “European Chips Act : Communication, Regulation, Joint Undertaking and Recommendation.” February 8, 2022. https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/library/european-chips-act-communication-regulation-joint-undertaking-and-recommendation.
Commission Européenne. 2022b. “Proposition de Règlement Du Parlement Européen et Du Conseil établissant Un Cadre de Mesures Pour Renforcer L’écosystème Européen Des Semi-Conducteurs (Règlement Sur Les Semi-Conducteurs).” February 8, 2022. https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:ca05000a-89d4-11ec-8c40-01aa75ed71a1.0003.02/DOC_1&format=PDF.
Commission Européenne. 2022c. “Souveraineté Numérique : La Commission Propose Un Paquet Législatif Sur Les Semi-Conducteurs Pour Faire Face Aux Pénuries de Semi-Conducteurs et Renforcer L’avance Technologique de L’Europe.” February 8, 2022. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_729.
Maire, Robert. « 57 Billion Reasons Why Apple/TSMC Are Crushing It... » Semiwiki (blog). Consulté le 7 mars 2022. https://semiwiki.com/semiconductor-services/semiconductor-advisors/304060-its-all-about-the-transistors-57-billion-reasons-why-apple-tsmc-are-crushing-it/.
Maire, Robert. « ASML Is the Key to Intel’s Resurrection Just like ASML Helped... » Semiwiki (blog). Consulté le 7 mars 2022. https://semiwiki.com/semiconductor-services/semiconductor-advisors/302806-asml-is-the-key-to-intels-resurrection-just-like-asml-helped-tsmc-beat-intel/.