Site WWW de Laurent Bloch
Slogan du site

ISSN 2271-3905
Cliquez ici si vous voulez visiter mon autre site, orienté vers des sujets moins techniques.

Pour recevoir (au plus une fois par semaine) les nouveautés de ce site, indiquez ici votre adresse électronique :

La troisième révolution industrielle a tout changé :
Controverses autour du Système d’information (SI)
Article mis en ligne le 11 décembre 2023
dernière modification le 12 décembre 2023

par Laurent Bloch

Les deux âges du SI

Après quelques années d’interruption et à l’occasion d’un travail qui m’a été demandé (jury de recrutement d’un DSI), je me penche à nouveau sur la question du Système d’information (SI), et soudain j’ai une illumination : une rengaine de la littérature sur le sujet est « l’alignement du SI sur les métiers ». Quelle insondable idiotie ! Évidemment, tous les cabinets de conseil la propagent, parce qu’après tout ceux qui leur passent commande sont des managers en place, qui aiment entendre ce qui ne dérange pas trop leur situation présente, et comme ils sont proches de la retraite l’avenir à moyen terme de l’entreprise les concerne peu.

Ce sont bien sûr les métiers qui doivent s’aligner sur le SI, ou plus exactement se réorganiser en même temps que se crée le SI, qui est le système nerveux de l’entreprise. Évidemment les potentats locaux ne sont pas d’accord. Amazon s’est construit autour de son SI, la SNCF a aligné son SI sur ses métiers, on voit les résultats.

Personnellement j’ai rencontré une situation où la DRH refusait d’utiliser une base de données RH et préférait continuer avec ses fichiers Excel : il m’a fallu recourir à l’exercice de l’autorité, parce que sans base RH complète et cohérente, pas d’annuaire, or l’annuaire est l’axe du SI (du moins dans l’organisation en question, une université).

Évidemment, les chefs des métiers en question risquent de perdre des plumes. Sauf s’ils ont été recrutés au fur et à mesure que le SI se construisait, bottom-up.

Il faut lire le livre d’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson Des machines, des plateformes et des foules - Maîtriser notre avenir numérique, et notamment, au chapitre 1, la section intitulée Que s’est-il passé la dernière fois  ? qui raconte l’arrivée de l’électricité industrielle dans les entreprises. Les entreprises industrielles qui ont choisi d’aligner l’électrification sur les métiers ont toutes disparu, au profit de nouvelles, qui se sont édifiées en fonction de l’énergie électrique.

En fait il y a deux types de situations.

Créer un SI pour une entreprise existante

Il s’agit d’informatiser une entreprise existante, issue de la seconde révolution industrielle : hormis dans le cas (très rare) où l’entreprise accepte de se remettre en cause radicalement et de se réorganiser de la cave au grenier, la seule possibilité est une démarche top-down, essayer de construire un SI en tenant compte de l’existant. L’analyse de l’existant, qui en général ne mérite guère de survivre, est le principal obstacle. Si on en croit le Gartner Group, la démarche échouera dans 75% des cas, le plus souvent l’entreprise n’y survivra pas, sauf possession d’une rente (cf. ci-dessous quelques exemples de rente).

Pour espérer néanmoins faire partie des 25% qui survivent, il faut suivre de bonnes méthodes, et celles-ci ont été excellemment exposées par Michel Volle. Ce sera difficile, coûteux et parfois douloureux, mais il n’y a guère d’autre solution.

Posséder une rente protectrice

Ce qui précède énonce les risques mortels que la troisième révolution industrielle fait peser sur les entreprises issues de la seconde révolution industrielle : il leur faut, sous peine de mort, s’informatiser, or leur organisation, qui n’y est pas du tout adaptée, doit être modifiée, ce qui est très difficile.

Néanmoins certaines entreprises ou organisations rentières peuvent se croire à l’abri, au moins temporairement, de ces dangers.

Évidemment, les services publics français, dirigés par des castes hiérarchiques inamovibles et assurés du remboursement de leurs dettes par la générosité inépuisable du contribuable, ne sont guère astreints aux dures réalités de l’informatisation, il suffit d’utiliser leurs sites Web (enfin, d’essayer) pour s’en rendre compte. C’est un premier type de rente, jusqu’au jour où le pouvoir politique donne un coup de pied dans la fourmilière. L’exemple le plus spectaculaire est celui de la Deutsche Bundespost, soumise à plusieurs réorganisations à partir de 1989 et finalement vendue à DHL. Le résultat net de la nouvelle entité, bon an mal an, est de deux milliards d’euros. On rêve d’un résultat comparable pour La Poste française (résultat net 2022 1,2 milliard d’euros, mais 10 milliards de dette).

Le système bancaire international est un autre exemple : tous les observateurs s’accordent à noter son caractère archaïque, son coût extravagant, ses pratiques prédatrices. Mais un cadre juridique consolidé à l’échelle internationale depuis des siècles lui permet d’offrir à ses clients des garanties de solvabilité et de disponibilité des fonds dont les néo- et crypto-banques sont bien incapables, comme leurs malheureux clients ont pu l’apprendre à leurs dépens. Remplacer un tel système serait sans doute une bonne idée, mais aussi une entreprise d’une grande difficulté.

Penchons-nous sur le cas des compagnies aériennes : les dernières décennies ont vu une hécatombe de compagnies prestigieuses qui n’avaient pas su faire évoluer leur système de tarification et leur organisation géographique informatisées au même rythme que leurs concurrents. Bye bye, Panamerican World Airways, Alitalia, Sabena, Swissair, TWA... Mais à l’heure d’EasyJet et de Ryanair, on peut se demander ce qui justifie la survie d’Air France, que ses tarifs prohibitifs devraient condamner face à ses jeunes concurrents. Ces derniers savent séduire les détenteurs d’escales locales, qui les subventionnent aux dépens de leurs contribuables, cependant que l’opérateur historique verrouille ses contrats avec les grands aéroports et les habitudes d’une clientèle aisée, qui ne paie pas forcément ses billets.

Créer l’entreprise en même temps que son SI

L’entreprise de la troisième révolution industrielle se crée en même temps que son SI, la démarche est bottom-up, les métiers et le SI évoluent de de conserve, la cohérence est built-in. L’exemple archétypique est Amazon, mais Apple, Microsoft, etc., sont d’autres cas. Ce sont des entreprises de la troisième révolution industrielle. Et dans ce cas il n’y a pas lieu de savoir qui du SI ou des métiers s’aligne sur l’autre, puisqu’ils sont co-construits.

Pour une telle entreprise, on ne peut parler d’informatisation : son SI (embryonnaire) est créé ab initio, avant toute activité, et chaque nouvel article de son catalogue existe sous forme informatique avant même d’être produit ; d’ailleurs son existence même sera parfois exclusivement sous forme numérique.

Que le SI d’une entreprise de l’âge numérique se construise « en marchant », au fil du développement de ses activités, de ses produits et de ses services, ne signifie pas que cela se passe simplement et sans problème : que la PME Amazon atteigne en 25 ans les 500 milliards de dollars de chiffre d’affaires n’a pas été possible sans de grands talents de gestion et des choix organisationnels judicieux. D’ailleurs tous les témoignages convergent pour dire que c’est un employeur tyrannique et exigeant au-delà du raisonnable. Mais Amazon (ou ses consorts Google, Apple, Microsoft, etc.) ont bénéficié de l’absence d’un obstacle contre lequel s’échinent ou se brisent les entreprises de la seconde révolution industrielle : une hiérarchie de potentats attachés aux anciennes façons de faire. Que l’on songe à Kodak, une entreprise géante où dans ma jeunesse chacun rêvait de travailler : les jeunes générations connaissent-elles seulement son nom ?

Le chemin de croix du SI

Pour une entreprise de la seconde révolution industrielle, l’informatisation, dont la conception et la réalisation du Système d’information est le principe organisateur, est un chemin de croix, dont chaque station, soigneusement documentée par Michel Volle, risque d’être fatale.

Pour une entreprise de la troisième révolution industrielle, il en va autrement. On part d’un embryon d’entreprise doté d’un embryon de SI. On a beaucoup parlé des méthodes agiles (chapitre 5, p. 138), elles ont parfois été détournées en procédés de surveillance oppressive des développeurs, mais si on en retient l’esprit, elles ne s’appliquent pas seulement au développement de logiciels, mais bien à l’édification du SI. Et l’accent mis sur les itérations rapides et sur la fusion entre équipes de conception et équipes de réalisation correspond au développement simultané et coordonné de l’entreprise et de son SI.

L’imposant corpus de méthodes et de prescriptions (généralement peu respectées) pour l’informatisation des entreprises de la seconde révolution industrielle n’a donc plus lieu d’être pour celles de la troisième révolution industrielle. Et c’est un avantage compétitif considérable pour ces dernières.