Michel Volle nous a quittés le 12 juin, en laissant derrière lui toutes sortes de travaux et de réflexions en cours dont vous pourrez trouver les traces dans une douzaine de livres, une cinquantaine d’articles et les 1241 billets, pour beaucoup fort consistants et toujours stimulants même lorsque lapidaires, de son blog.
Après Polytechnique et l’Ensae il est entré à l’Insee, nous avons donc eu le même employeur pendant une douzaine d’années mais l’Insee c’est 7000 personnes et nous n’avons jamais eu l’occasion de nous y rencontrer. Je connaissais bien certains membres des équipes qu’il a dirigées successivement, les divisions Statistique des entreprises et Comptes trimestriels, l’un d’eux avait rebaptisé son livre Le métier de statisticien, avec une irrévérence qui était en fait une admiration inavouée, Tu seras statisticien, mon fils !. Cette boutade allait en fait très bien à Michel : rien ne lui était plus étranger que l’idée d’un métier qui serait simplement un moyen de gagner sa vie ou d’accéder à des positions honorifiques, il n’entreprenait des travaux que s’ils lui paraissaient valoir comme mission, et dès lors il les menait jusqu’au bout, sans concession.
Au début des années 1980 Michel a quitté l’Insee pour un bref séjour au cabinet d’Anicet Le Pors, ministre de la fonction publique, il a organisé en 1983 la Mission Économique du Centre national d’études des télécommunications (CNET) avec François du Castel et Pierre Musso, puis créé dans les années 1990 les entreprises Arcome et Eutelis spécialisées dans la conception de réseaux d’entreprise et de systèmes d’information.
Il a contribué à l’organisation de la maîtrise d’ouvrage du système d’information de plusieurs entreprises, notamment Air France avec Christian Blanc et l’ANPE avec Michel Bernard.
Ma première conversation sérieuse avec Michel remonte à 2001. J’avais en ce temps quelques dissensions avec mon employeur, j’étais tombé sur le livre de Michel e–conomie, aujourd’hui disponible en ligne, et j’avais été frappé par la perspicacité de son analyse, qui, entre autres, expliquait très bien la nature et les raisons de ces dissensions. Je lui avais demandé un rendez-vous, il m’avait reçu dans son bureau de l’ANPE, et m’avait prodigué conseils et explications qui m’ont aidé à me tirer de ce mauvais pas.
En fait, fort de ses expériences multiples, Michel était l’un des rares économistes français, dénombrables je crois sur les doigts d’une main, qui avaient compris les implications de la théorie des révolutions industrielles de Bertrand Gille. Le cours d’histoire du lycée nous enseigne la révolution industrielle des temps modernes, survenue à la fin du XVIIIe siècle ; Gille en dénombre trois instances :
– à la fin du XVIIIe siècle, effectivement, la révolution de la métallurgie et de la machine à vapeur, dont la théorie économique a été formulée par Adam Smith ;
– à la fin du XIXe siècle, la révolution de l’électricité industrielle et du moteur à combustion interne, qui a engendré la grande industrie du premier XXe siècle ;
– à partir des années 1970, la révolution de l’informatique et de la micro-électronique, que Gille avait eu beaucoup de mérite à percevoir (il est mort en 1980), et dont Michel a donné les meilleures analyses.
En effet, une révolution industrielle bouleverse la société dans son ensemble, des modes de production aux institutions politiques et juridiques, du système éducatif aux manifestations culturelles, des structures familiales aux idéologies. Il ne suffit pas pour l’analyser d’être économiste, ou historien des techniques, il faut les deux, et en outre des connaissances sociologiques et philosophiques. La curiosité intellectuelle de Michel, sa formation, son parcours, l’exigence philosophique qu’il tenait de son père et sa puissance de travail lui ont conféré la largeur de vue qu’il y fallait. Ce faisant il m’a permis (à moi et à d’autres) de donner forme d’idées à ce qui n’était qu’intuitions ou constatations empiriques, des idées que je n’aurais pas osées si je n’en avais pas parlé avec lui.
Michel ne voulait pas parler d’informatique sans vraiment savoir de quoi il s’agissait : il programmait. J’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, et même de le convertir au langage Scheme, dont je suis un aficionado, et à la lecture du livre célèbre de Sussman et Abelson.
Dans ma vie j’ai rencontré quantité de gens qui m’ont appris des tas de choses, à commencer par des instituteurs, des professeurs ou des moniteurs de ski dont c’était la profession, mais aussi quantité de collègues ou simplement de gens rencontrés qui m’ont ouvert telle ou telle connaissance, parfois sans même s’en rendre compte. Mais je n’ai connu que deux personnes qui, sans que ce soit leur profession, ont exercé à mon intention une véritable démarche pédagogique : Jean Matricon, disparu l’an dernier, et Michel Volle (bien sûr Jean était professeur de physique, mais je n’étais pas statutairement son étudiant).
Même si Michel m’a consacré beaucoup de temps, en présence ou par écrit, je n’ai pas été le seul bénéficiaire de ses enseignements : outre les cours qu’il donnait et les manuels qu’il écrivait (ma propre mère a utilisé son livre d’Analyse des données pour ses enseignements de statistique), il a créé et impulsé plusieurs groupes de réflexion : le Club des Maîtres d’ouvrage, consacré aux questions du Système d’information, dont il était un grand spécialiste, l’Institut Xerfi et en dernier lieu l’Institut de l’Iconomie, où l’on étudiait les effets de la troisième révolution industrielle sur l’économie et sur la société en général. Le néologisme iconomie désigne l’économie de la société informatisée. Michel avait le souci, pour chaque domaine abordé, de le conceptualiser. Nous sommes quelques dizaines à avoir pu profiter ainsi des réflexions dont Michel était le principal instigateur. J’en ai tiré quelques textes, ici et là, ainsi que dans mon livre Révolution cyberindustrielle en France paru chez Economica.
On trouvera un résumé (très résumé) des idées d’iconomie et de concurrence monopolistique dans le compte-rendu du livre de Michel Les Valeurs de la transition numérique.
Michel est parti trop tôt et il nous manquera. Ses idées n’ont pas été entendues autant qu’elles l’auraient dû, en partie parce qu’elles étaient en avance sur l’évolution de la pensée moyenne, parce qu’elles étaient issues de l’observation de phénomènes que la plupart des économistes ignorent, mais aussi parce qu’en tirer toutes les conséquences bousculerait bien des positions établies, au sens que Pascal donnait à ce terme.
Nos pensées vont à son épouse, Monique, qui nous avait reçus avec Michel, mon épouse et moi, dans leur ermitage (bien agréable) de Sénéchas, ainsi qu’à ses enfants et petits-enfants. On lira aussi cet article d’un collègue statisticien, Pascal Rivière, et encore cet autre de David Fayon.