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Révolution dans l’enseignement de l’informatique ?
L’École 42
Article mis en ligne le 10 avril 2013
dernière modification le 13 novembre 2017

par Laurent Bloch

Le projet de l’École 42

Xavier Niel, patron d’Iliad, la société-mère de Free, et actionnaire important du Monde, a décidé de créer une école d’informatique, nommée École 42 en référence à un épisode du « Guide du routard intergalactique » de Douglas Adams, livre préféré des geeks et des hackers (éthiques, il va de soi). La scolarité à l’École 42 sera gratuite, ouverte sans condition de diplôme, aucun diplôme ne sera délivré, les élèves seront sélectionnés, plutôt que par concours, à l’issue d’un stage estival de programmation en immersion. La scolarité durera trois ans.

Étant donnés le retard et l’inertie de l’Éducation nationale dans ce domaine (il n’est que d’entendre les déclarations consternantes du ministre Vincent Peillon à ce sujet), cette initiative ne peut être que louée. Regardons de plus près ce qu’il en est.

Xavier Niel a entraîné dans son projet Nicolas Sadirac, Florian Bucher et Kwame Yamgnane, précédemment cadres dirigeants de l’EPITA et d’EPITECH. Nous n’avons donc pas affaire à des débutants.

Une chose difficile pour enseigner la programmation, c’est d’amener les étudiants à programmer effectivement ; et on ne peut apprendre sans pratiquer : alors, sélectionner ceux qui ont déjà franchi ce pas n’est sans doute pas inapproprié.

Pratique de la programmation

La pédagogie sera fondée sur la pratique intensive de la programmation, l’apprentissage par les pairs, la notation par les élèves, le travail en équipe pour des projets. Les cours magistraux sont abolis, ainsi que Nicolas Sadirac l’avait déjà préconisé lors de ses précédentes expériences.

Je suis de ceux, trop peu nombreux à mon goût, qui pensent que la programmation est le cœur de la science informatique, laquelle est le fondement du système technique contemporain. Ce système technique contemporain est le fruit de la troisième révolution industrielle, assise sur les acquis de la micro-électronique, du logiciel et de l’Internet. C’est-à-dire que ce sont ces secteurs qui sont en mesure, et qui le seront chaque jour de plus en plus, de procurer prospérité, emploi et développement. Il est vital que les jeunes générations reçoivent, le plus tôt possible, une formation à cette science dont dépend leur avenir. Investir dans cet enseignement des millions comme le fait ici Xavier Niel est bien plus judicieux que de les consacrer à maintenir en marche des hauts-fourneaux dont l’acier n’a plus de clients, ou à recruter des agents de la fonction publique territoriale sans travail bien défini, juste pour qu’ils ne soient pas à Pôle emploi. Le projet de l’École 42 m’est donc plutôt sympathique.

Le programme de l’école 42, et des expériences étrangères

Le programme de l’école 42 est en ligne ici :
http://www.42.fr/wp-content/uploads/2013/03/programme-42.pdf

Ce n’est pas mal du tout, même si ce n’est pas exactement celui que j’aurais écrit (pour rester dans le même style, j’aurais substitué Java à C++ que j’abhorre).

Il y a à l’étranger des expériences similaires, comme l’Enstitute à New-york, auquel le New-York Times consacre un article fort intéressant.

Préhistoire de l’enseignement de la programmation

Apprendre par les pairs et en pratiquant, sans cours magistral, je sais ce que c’est, j’ai appris à programmer ainsi. En 1968 quand j’ai débuté il n’y avait que fort peu de cours universitaires d’informatique, j’entends de vraie informatique, pas de maths au rabais ou d’analyse numérique avec quelques TP. Jacques Arsac avait déjà créé en 1963, sous la houlette de René de Possel, l’Institut de programmation de Paris, mais je n’en avais pas entendu parler. J’ai donc appris sur le tas, avec quelques formations données par IBM ou par des sociétés de services comme la SEMA. Cette pratique de la programmation me passionnait : je me rappelle que la première fois que j’ai eu sous la main un débogueur symbolique interactif pour l’assembleur 360, c’est la femme de ménage qui m’a délogé à six heures du matin. Mais je n’en percevais nullement la dimension intellectuelle, pour moi ce n’était que du bricolage technique. D’ailleurs je trouvais ridicule de prétendre que l’informatique fût une science.

Vision d’ensemble et concepts sont utiles

J’ai découvert la science informatique d’abord à la fin des années 1970, grâce à des collègues de l’Insee qui s’étaient donné la peine de passer des examens à l’université, puis surtout à la fin des années 1980 quand j’ai travaillé au CNAM. J’ai compris alors le pouvoir simplificateur d’une vue d’ensemble organisée par des concepts, et la puissance d’une telle approche par rapport à l’accumulation désordonnée de savoirs ponctuels tous placés sur le même niveau. Et combien j’avais perdu de temps et d’énergie. Un bon exemple, ce sont les réseaux : vus par IBM, à l’époque, c’était un salmigondis inextricable. Éric Gressier, du Cnam, m’a rapporté de Californie la seconde édition du livre de Tanenbaum, et tout est devenu clair. Le modèle ISO en sept couches n’est sans doute pas indispensable pour réaliser tel ou tel réseau concret, mais il est très précieux pour comprendre les réseaux. Les réseaux, ce sont aussi des logiciels et des algorithmes, comme le reste de l’informatique, les supports physiques ne sont qu’une préoccupation secondaire (grâce aux ingénieurs qui s’en occupent, bien sûr).

Alors, c’est ce qui me gêne un peu dans la démarche de MM. Niel et Sadirac : je crains que leurs élèves, 45 ans plus tard, ne perdent le même temps que j’ai perdu jadis. Et que du coup ils trouvent effectivement du travail à la sortie de l’école, mais qu’ils n’aboutissent à une impasse quand ils atteindront quarante ans. Et c’est aussi une chose que j’aurais envie de dire à tous les jeunes et brillants ingénieurs que je croise : soutenez une thèse ! Dans le monde entier on sait ce qu’est un PhD, alors que le diplôme de telle ou telle école n’a de réputation qu’en France.

Il est sûr que le projet d’École 42 a un aspect séduisant pour ses financeurs : la réduction à très peu du corps enseignant. Parce que c’est quand même ce qui coûte cher, dans l’enseignement. Dès lors que les élèves sont priés de s’enseigner les uns aux autres, et de trouver les sources de savoir sur le Web, dans les cours en ligne des universités et des écoles qui, elles, paient leurs enseignants, on fait des économies.

Une critique que l’on peut faire à beaucoup d’écoles privées : elles répondent aux attentes des entreprises aujourd’hui. Là tout de suite, si vous connaissez PHP et MySql, vous trouverez du travail dans l’heure, mais dans cinq ans ? Il y a eu récemment une polémique : la vice-présidente de la Commission européenne Neelie Kroes a annoncé qu’il manquait en Europe 700 000 informaticiens diplômés, certaines organisations professionnelles ont répondu qu’il y avait beaucoup d’informaticiens au chômage, et que l’emploi informatique était en voie d’extinction. Les deux ne parlaient sans doute pas de la même chose, et il est probable qu’un développeur qui serait resté vingt ans sans ouvrir un manuel serait exposé au risque de chômage.

L’inconvénient d’une culture universitaire, c’est le coût élevé de son acquisition, mais son avantage c’est la pérennité. Relative bien sûr : et je n’ignore pas qu’il y a des cursus universitaires qui égarent leurs étudiants. Mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de diplômés universitaires informaticiens au chômage.

Où va la France ?

La France, ou plutôt ses milieux dirigeants et ses soit-disant élites, freinent des quatre fers plutôt que de se décider à introduire l’informatique dans l’enseignement, à tous les niveaux. L’informatique, pas les soit-disant TIC ou autres usages. En ce sens, la déclaration du ministre de l’Éduc. Nat., qui vise à saupoudrer un peu de bureautique dans différentes disciplines plutôt que de fonder la discipline informatique en tant que telle, est lamentable, et abandonne le terrain à des projets tels que l’École 42. Tant mieux si l’entreprise privée comble les lacunes du système public, mais cela n’exonère pas celui-ci de ses obligations.

L’Angleterre avait dans les programmes de son enseignement secondaire des choses comme les TIC : après évaluations et expertises, ils ont tout supprimé et introduit un véritable enseignement de l’informatique comme discipline. C’est ce qu’il faut faire en France, de toute urgence.

L’establishment universitaire français, y compris en informatique, est un obstacle. Ces derniers jours j’ai un peu traîné dans les couloirs d’Inria, j’ai regardé les tableaux blancs et écouté les bavardages à la machine à café, il n’y était question que d’équations différentielles et d’algèbre linéaire. Vers le bas on dissout l’informatique dans la bureautique, vers le haut on la dissout dans les mathématiques. Un chercheur d’Inria me l’a confirmé : beaucoup de ses collègues ne s’intéressent absolument pas à l’informatique, à laquelle d’ailleurs ils ne connaissent pas grand-chose.

Dans ce contexte catastrophique, et malgré quelques réserves, je salue l’initiative de Xavier Niel et de ses collègues.