par Laurent Bloch
Le 10 septembre dernier Stéphane Bortzmeyer a publié sur son blog un article de critique du projet Salto, annoncé à grands coups de trompette le 15 juin 2018 par France Télévisions, TF1 et M6 pour un lancement prévu début 2020. Il s’agirait d’un « Netflix français », service de vidéo à la demande (VOD) prêt à concurrencer cette entreprise américaine sur le territoire national. S. Bortzmeyer décrit assez complètement les défauts du projet, et les raisons qui le feront très probablement échouer : approche très bureaucratique de décideurs visiblement assez ignorants des habitudes télévisuelles des jeunes générations, vision strictement franco-française, non prise en compte du fait qu’existent déjà en France des opérateurs dans ce domaine, superbe indifférence devant l’ampleur et la difficulté des problèmes techniques à résoudre.
Mais la première question que je me suis posée fut celle du financement des différents modes de diffusion de la télévision (au sens large), puis je me suis demandé comment faisait Netflix.
Télévision : qui paie quoi (en France) ?
Les sources de revenus des acteurs de la télévision en France sont variées, et la circulation des flux financiers me semble assez incohérente. Du côté des téléspectateurs cela se présente ainsi :
– tout les particuliers paient la contribution à l’audiovisuel public ;
– les abonnés aux chaînes payantes (Canal +, OCS ...) paient leur abonnement ;
– on peut aussi payer pour de la VOD, à l’unité ou par abonnement (Netflix, Apple TV...) ;
– la publicité finance intégralement ou en partie les chaînes traditionnelles, ce qui fournit un argument de vente aux chaînes payantes : pas de publicité !
– certains abonnements Internet comportent certaines chaînes payantes ;
– de plus en plus la télévision arrive par Internet, et permet de regarder ce que l’on veut à l’heure choisie.
Et pour ce qui est des producteurs et des distributeurs :
– Les fournisseurs d’accès à l’Internet (FAI) rémunèrent TF1 et M6 pour leur retransmission ;
– Molotov, un distributeur indépendant, ne veut pas payer, et retransmet le signal capté de la TNT ;
– certains FAI voudraient faire payer Google, Facebook, etc. pour leur trafic ;
– Google, Amazon et d’autres construisent leurs propres infrastructures de transport...
– ... au détriment des fournisseurs de Contents Delivery Networks (CDN) : Akamai, Level3, Limelight.
Que font les Contents Delivery Networks (CDN) ?
De plus en plus, les programmes parviennent aux téléspectateurs par Internet, et ce par une circulation planétaire, puisque la diffusion informatisée permet de distribuer la même émission doublée ou sous-titrée en différentes langues. Et si tous les téléspectateurs regardent simultanément la finale de la coupe du monde de football, chacun regarde quand il en a envie tel épisode de sa série préférée. On conçoit que ces nouvelles pratiques posent des problèmes d’optimisation du transport des données sur le réseau. Ces problèmes sont de deux types :
- si dix millions de spectateurs argentins regardent le match de Moscou, est-il raisonnable d’établir dix millions de flux de données simultanés entre Moscou et Buenos Aires ?
- si dix millions de spectateurs français regardent le même épisode d’une série américaine, mais chacun à une heure différente, doit-on là aussi effectuer dix millions de fois le transport, à des heures différentes ?
Or, les protocoles de l’Internet, TCP/IP principalement, sont conçus pour transmettre des données d’une machine à une autre, et pas vraiment pour traiter ce genre de situations, qui n’existaient pas à l’époque de leur invention.
Pour résoudre le premier problème, il existe des protocoles sur l’Internet (Multicast, overlay, etc.), qui permettraient de mettre en relation tous les spectateurs argentins avec Moscou par un unique transfert, y compris pour certains sans l’intermédiaire d’aucun centre particulier si ce n’est l’Internet lui-même dans sa globalité (protocoles pair à pair). Malheureusement, ces protocoles réseau ne sont pas (ou peu) rendus accessibles au public par les FAI ou les opérateurs. Certains de ces protocoles permettraient aussi de résoudre le second problème. Mais comme ces techniques sont peu déployées, des entreprises se sont créées pour rapprocher les données des spectateurs : les Contents Delivery Networks (CDN), le premier (et inventeur du procédé) étant Akamai, qui effectue de 15 à 30% du trafic de données Web mondial (quinze à trente pour cent).
Comment opère une entreprise comme Akamai ?
– elle installe des serveurs (au nombre de 240 000) aux quatre coins de la planète (1 500 emplacements), surtout aux endroits peuplés de spectateurs solvables ;
– elle déploie des protocoles (privés et protégés par le droit d’auteur) pour y recopier automatiquement et en temps réel les données de ses clients (c’est-à-dire les chaînes de télévision, les producteurs de séries, etc.) ;
– elle installe une infrastructure de réseau suffisamment puissante pour que les téléspectateurs puissent regarder le match sans incident de transmission au moment du tir au but décisif.
Tout cela est difficile et coûte cher : Akamai emploie 7 650 ingénieurs et techniciens, son chiffre d’affaires est de 2,71 milliards de dollars.
Netflix
À l’origine Netflix était un service de diffusion de DVD, qui s’est lancé dans la VOD en 2007. Au début ils ont créé leurs propres data centers ; dès 2008, ils se sont tournés pour le stockage de données vers Amazon AWS, S3 pour le stockage de masse (les émissions à diffuser), serveurs à la demande EC2 pour les travaux récurrents, surtout traitements des vidéos. En effet, le succès de Netflix doit beaucoup au soin et à la qualité de la préparation de leurs émissions : vérification et correction de la qualité des images et du son, découpage des données en multiples fichiers pour assurer la fluidité de la transmission, réalisation de versions doublées et sous-titrées en de multiples langues, etc.
Après une tentative de création d’un CDN propre, Netflix s’est tourné vers des spécialistes de ce métier, Akamai, Level3 et Limelight. Au bout d’un certain temps cela coûtait trop cher : ils se sont lancés dans la construction d’un CDN propre, extensible aux FAI volontaires. Les FAI qui acceptent d’héberger des OCA (Open Connect Appliances) Netflix améliorent la desserte de leurs clients, et diminuent leurs frais de transit ; Netflix installe aussi des OCA dans les Internet Exchange Point (IXP). On peut consulter ici la carte du réseau. On pourra d’ailleurs lire avec profit l’article du site Mac Generation ainsi qu’une description des techniques réseau de Netflix.
Netflix représente 15% du trafic Internet mondial, devant YouTube (11,35%), et un CA de 15 milliards de dollars, avec 5 400 employés et 140 millions de clients. Le fonctionnement de ses systèmes repose sur l’utilisation de logiciels libres : FreeBSD, Nginx, Hadoop, NoSQL de DataStax, Cassandra... Netflix crée également des logiciels, dont une partie substantielle est mise à la disposition du public sous licence libre. Ses concurrents actuels ou à venir sont HBO, Disney, Amazon Prime Video, Hulu et Google. Ses tarifs vont de 8 à 16€ par mois, avec des accords de redistribution avec Canal +, Bouygues, Free, Orange, SFR, etc.
Conclusion
En regardant ce que faisaient Netflix et, par comparaison, Akamai, j’ai appris que c’était très compliqué, tant techniquement qu’organisationnellement. Ces entreprises ont mis des années à construire leur infrastructure, à concevoir et réaliser leurs logiciels, avec des milliers d’ingénieurs et de techniciens. Lorsque l’on consulte la littérature du projet Salto, d’ailleurs rare, laconique et superficielle, la conclusion s’impose que les dirigeants de ce projet n’ont pas la moindre idée des problèmes à résoudre ni de quel univers il s’agit. L’échec me semble assuré, ce qui est d’autant plus regrettable que les finances publiques seront sûrement mises à contribution, comme pour le projet débile de cloud souverain, bien sûr abandonné avant le moindre début de réalisation.