À l’époque où je travaillais à l’Ined, sans doute vers 1984, l’usage de l’informatique était en plein essor parmi les chercheurs, tous admiraient les travaux de cartographie démographique d’Hervé Le Bras et rêvaient d’en faire autant. Nous avions acheté un VAX de Digital Equipment avec le système d’exploitation VMS, mais nous n’avions pas encore de version adaptée à ce système du logiciel statistique SAS, qui allait beaucoup contribuer à démocratiser la chose. En effet il y avait déjà des micro-ordinateurs, mais ils étaient bien trop chétifs pour exécuter des programmes aussi lourds que SAS, qui n’était disponible à l’époque que sur les gros systèmes IBM.
Afin de permettre à chacun de produire ses graphiques, nous achetâmes une table traçante Benson au format A0 (84,1 x 118,9 cm), une machine d’à peu près 1,50 m de haut et autant de large, alimentée en rouleaux de papier d’1 m de large, un meuble assez encombrant pour tout dire (cf. ici, en descendant un peu sur la page, une photo dont je ne saurais dire s’il s’agit exactement du même modèle, mais qui lui est très semblable).
La maison Benson (fabrication française, plus tard rachetée par Schlumberger me semble-t-il) livrait avec sa machine une bibliothèque de bas niveau, constituée de programmes Fortran capables de lever ou baisser les plumes, de les mouvoir le long d’une génératrice du cylindre d’entraînement du papier (cf. illustration plus haut), d’entraîner le papier. Produire un dessin à partir de ces primitives était un peu spartiate et mon projet était d’écrire un programme d’un peu plus haut niveau (une API en langage contemporain) pour tracer des segments de droite ou de courbe selon l’orientation désirée, de remplir des polygones de couleurs (on avait trois plumes) ou de hachures, etc.
J’entrepris donc l’écriture d’une petite librairie de programmes en PL/1, indépendants du matériel de dessin. Pour ne pas gaspiller de papier en grande largeur, je testai d’abord mes programmes sur la console graphique vectorielle Tektronix 4014 (19 pouces, 4096x4096 points) en profitant des rares instants où Hervé Le Bras ne l’utilisait pas (il y passait ses journées jusqu’à l’heure tardive où la concierge venait lui éteindre la lumière, les illustrations de ses livres et articles de cette décennie sont directement issues de l’imprimante thermique de cet appareil). Un jour cela sembla fonctionner. Le moment était venu de passer à la Benson.
Je liai mon programme de test à la librairie de bas niveau de la table traçante, et lançai l’exécution. Rien. Les plumes restaient désespérément immobiles. À partir de là j’entrai dans la spirale infernale de la recherche d’erreur : je modifiai tous les paramètres possibles, il y en avait une grande quantité aux intitulés plutôt sibyllins et peu ou pas du tout documentés. Toujours rien. Pendant trois semaines. J’étais assez démoralisé. J’abandonnai, culpabilisé d’avoir fait acheter à mon employeur un appareil assez coûteux que je ne savais pas faire fonctionner.
Quelques jours plus tard, en flânant dans une librairie, j’achetai Le Passage du Nord-Ouest de Michel Serres. C’est une lecture agréable où se mêlent des réminiscences de Robert Musil, une approche littéraire des courbes fractales de Benoît Mandelbrot, une réflexion sur les relations entre sciences humaines et sciences exactes, et surtout une assez belle description du passage du Nord-Ouest, qui relie l’Atlantique au Pacifique en contournant le Canada par le Nord et l’Alaska par le détroit de Béring pour finir aux Îles Aléoutiennes. Si vous regardez une carte, par exemple celle qui figure dans le livre, vous verrez que l’itinéraire à travers l’archipel arctique est extraordinairement compliqué, par golfes, chenaux, bassins et détroits. En pariant sur le réchauffement climatique, les armateurs espèrent que le recul de la banquise leur permettra d’y trouver un chemin plus court que par Panama pour relier l’Europe et la côte est des États-Unis à la côte ouest et à l’Asie, par exemple sur le trajet Londres-Tokyo cela ferait gagner au moins 5 000 km. Mais c’est un endroit dangereux, il y a eu plusieurs épisodes de cargos bloqués plusieurs semaines dans les glaces à cause d’un refroidissement imprévu, sans oublier Franklin et ses 128 marins qui y ont trouvé la mort, coincés dans la banquise en 1848.
On sait que pour donner une intuition du concept de dimension fractale Benoît Mandelbrot recourt à une métaphore côtière en comparant les découpages respectifs de la côte du Portugal et de celle de la Bretagne. Michel Serres file cette métaphore par le passage du Nord-Ouest, avec une excursion par le paradoxe de Zénon et quelques autres. Cet usage de la métaphore a été fort décrié par Sokal et Bricmont, mais je prendrai là sa défense parce que la métaphore peut être un auxiliaire pédagogique puissant en établissant, pour un lecteur ou un auditeur qui ignore tout d’un concept auquel on veut l’initier, une analogie avec un autre concept qu’il connaît un tant soit peu. Et observons qu’ici l’inventeur de la théorie fractale lui-même n’a pas craint d’y recourir. Bref, ce texte de Michel Serres est stimulant, intéressant, instructif et d’une fréquentation agréable. Sa lecture m’a rendu le courage de me remettre à la table traçante, et j’ai finalement résolu le problème informatique.
Dès que j’ai réussi à convaincre cette machine de bien vouloir dessiner j’ai écrit un programme pour tracer la pyramide des âges de la population chinoise à partir des données du recensement de 1982, pour lequel Gérard Calot, alors directeur de l’Ined, avait été conseiller des autorités chinoises. Je montai lui montrer le résultat, il en fut ravi et téléphona immédiatement à Hervé Le Bras pour qu’il nous rejoigne dans son bureau (c’était avant que des événements lamentables fomentés, j’en suis persuadé, par un tiers, ne les brouillent irrémédiablement). Jamais je ne me suis senti aussi proche des démographes qu’en cet instant où j’ai compris que pour eux une pyramide des âges était plus qu’une représentation scientifique d’un phénomène, mais un symbole initiatique.
En prime j’ai eu droit à un commentaire personnalisé de ce recensement, le premier organisé de façon vraiment scientifique en Chine, pays qui est quand même le premier marché mondial pour les démographes. Vous en trouverez un résumé sur le site de l’Ined (la pyramide de la page 2 est celle que j’ai sortie de la Benson).
Au fait, quel était le terrible problème informatique sur lequel j’avais buté pendant trois semaines ? Quelqu’un (moi peut-être) avait déplacé trop brusquement la table traçante, ce qui en avait débranché le connecteur du câble de liaison avec l’ordinateur. Le programme était juste.