La révolution cyberindustrielle en cours repose sur l’informatique, c’est-à-dire sur les ordinateurs, le logiciel et l’Internet. L’iconomie, la nouvelle économie qui naît de cette révolution, est là. Au cœur du fonctionnement des ordinateurs et de l’Internet sont le microprocesseur, un objet matériel, et le système d’exploitation, un logiciel, qu’il se nomme Windows, Linux, Android ou OS X (ex-MacOS), sans lequel le processeur ne serait qu’un petit morceau de ferraille. Il n’y a dans le monde qu’une vingtaine d’usines en mesure de fabriquer des microprocesseurs de pointe, deux sont en Europe, une en France : aussi lorsque j’ai appris (grâce à un collègue dont le fils y travaille) qu’elle organisait des journées portes ouvertes, j’ai sauté dans le TGV, parce que ce genre de site ne s’ouvre qu’exceptionnellement au public (raisons de confidentialité et de sécurité, mais aussi techniques, la moindre micro-poussière pourrait faire échouer la fabrication).
Fabriquer des microprocesseurs : difficile et cher
Microprocesseur et système d’exploitation sont des objets d’une complexité considérable : ainsi un processeur Intel Ivy Bridge (un modèle assez moyen, ordinaire) compte 1,4 milliards de transistors sur 160 mm², cependant que Windows compte une cinquantaine de millions de lignes de texte de programme [1]. Peu d’entreprises peuvent se lancer dans des réalisations d’une telle ampleur, qui nécessitent typiquement la mobilisation de 300 à 500 ingénieurs pendant cinq à sept ans (pour une conception nouvelle à partir d’une feuille blanche).
Il y a actuellement dans le monde six entreprises capables de fabriquer des processeurs à l’état de l’art dans leurs 25 usines : Intel, Global Foundries, Samsung, STMicroelectronics, Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) et United Microelectronics Corporation (UMC). IBM vient de jeter l’éponge et de céder sa division microélectronique à Global Foundries. Texas Instruments conçoit mais ne fabrique plus ces produits de pointe (cf. sur Wikipédia une liste bien tenue à jour).
Une seule de ces entreprises est européenne, le franco-italien STMicroelectonics, dont l’unité de production de pointe est à Crolles, entre Grenoble et Chambéry. Il serait injuste néanmoins de passer sous silence le britannique ARM, qui ne fabrique rien, mais qui conçoit les microprocesseurs qui dominent, entre autres, les secteurs des smartphones, des tablettes et des systèmes embarqués dans les véhicules et les machines. Les processeurs ARM sont fabriqués sous licence par STMicroelectronics, TSMC, Samsung, UMC ou Global Foundries [2].
Qu’est-ce que l’état de l’art pour les microprocesseurs ? Il est défini par la miniaturisation, et plus précisément par la longueur de la grille du transistor. En cette fin de 2014 Intel peine à lancer la production en 14 nanomètres, tous ceux que nous avons cités sont capables de produire en 20, 22 ou 28 nm. Le 40 nm est un peu démodé, le 120 nm franchement vieux jeu mais toujours utile pour des applications plus rustiques (automobile, machine-outil).
Entreprise | Site | Technologie | Chiffre d’affaires 2013, en milliards de dollars |
---|---|---|---|
Intel | USA, OR, Hillsboro (3 usines) | 14/22/32 nm | 52,7 |
USA, AZ, Chandler (2 usines) | 14/22/32 nm | ||
USA, NM, Rio Rancho | 32 nm | ||
Israël, Kiryat Gat | 22/45 nm | ||
GlobalFoundries | Allemagne, Dresde | 28/45 nm et moins | 4,5 (2012) |
USA, NY, Malta | 14 nm | ||
USA, NY, Hopewell Junction (ex-IBM) | 22 nm | ||
TSMC | Taïwan, Hsinchu (2 usines) | 16/22/28 nm | 20 |
Taïwan, Taïnan | 16/28 nm | ||
Taïwan, Taïchung (3 usines) | 10/20/28 nm | ||
UMC | Taïwan, Taïnan | 14 nm | 4,1 |
STMicroelectronics | France, Crolles | 22/32 nm | 8 |
Samsung | Corée du Sud, Hwaseong | 20 nm | 30 (2012) |
Corée du Sud, Pyeongtaek | 14 nm | ||
USA, TX, Austin | 14 nm |
Une industrie lourde pour des produits ultra-légers
L’histoire de Steve Jobs et de Steve Wozniak dans leur garage laisse encore croire à certains que fabriquer des ordinateurs et leurs composants serait un artisanat à la portée de jeunes gens talentueux mais désargentés : s’il est vrai qu’il y a des places à prendre dans l’artisanat informatique talentueux, matériel ou logiciel, on n’aurait garde d’oublier que derrière les audacieux entrepreneurs tels que LeBonCoin.fr ou Withings il y a une industrie avec des investissements colossaux, humains et matériels.
L’usine STMicroelectronics de Crolles emploie plus de 4 000 personnes sur 60 000 m², dont 40 % d’ingénieurs, auxquelles s’ajoutent les 2 000 des laboratoires et bureaux de Grenoble. Ce sont 11 000 salariés en France, 45 000 dans le monde, notamment en Asie et en Amérique du Nord, près des clients, mais aussi au Maroc pour la conception et à Malte pour des usines de découpe et de mise des composants dans leurs boîtiers.
Le site de Crolles comporte deux salles blanches, une de 6 000 m² pour les tranches de silicium (“wafers”) de 200mm, une de 10 000m² pour les tranches de 300mm. La construction de chacune de ces salles a coûté plus de deux milliards d’euros. Les fondations sont des piliers qui s’enfoncent de 25m dans le sol, afin de pallier le risque sismique, parce qu’une secousse même légère pourrait compromettre toute la production en cours. Il faut cinq à six semaines pour produire une tranche, qui comporte cent à trois cents composants, et l’usine produit près de 10 000 tranches par semaine, il y a donc à un instant donné de l’ordre de 50 000 tranches en cours de traitement, soit plusieurs millions de composants, ce qui représente des centaines de millions d’euros, qui seraient perdus en cas d’incident qui affecterait toute la production (idem en cas de coupure de courant, d’où la présence de gigantesques onduleurs).
Le processus de fabrication
Pourquoi cela prend-il tant de temps ? Pour dessiner les transistors et les circuits qui les relient sur la tranche de silicium, celle-ci va être soumise à une succession de traitements physico-chimiques qui s’apparentent à de la sérigraphie, ou à de le peinture au pochoir, mais avec un niveau de détail de l’ordre de quelques nanomètres.
La tranche sera d’abord recouverte d’une résine photo-sensible, puis exposée à un rayonnement ultra-violet (UV) au travers d’un masque qui représente le motif à dessiner. Le support du masque est en quartz et les parties opaques destinées à protéger les zones de résine qui ne doivent pas être exposées sont recouvertes de chrome. La résine des zones exposées aux UV devient soluble et sera éliminée chimiquement, pour ne la laisser subsister que dans les zones protégées du rayonnement. C’est ce que l’on appelle le procédé photo-lithographique, décrit par ce document, par lequel on grave littéralement les circuits à réaliser.
Cette opération de photolithographie est répétée une trentaine de fois, pour implanter les éléments semi-conducteurs et les circuits métalliques qui les relient. Les éléments semi-conducteurs seront réalisés par le dopage du silicium : l’atome de silicium a une valence de 4, ce qui correspond à peu près (que les chimistes me pardonnent !) au fait que la couche d’électrons la plus extérieure comporte 4 électrons. Si on introduit dans certaines zones des impuretés, par exemple des atomes de phosphore, qui a une valence de 5, cela correspond à un surcroît de charges négatives. Si au contraire on introduit des atomes de bore (valence 3), cela correspondra à un déficit de charges négatives, donc à un dopage positif (que les physiciens me pardonnent !). Ce sont ces déséquilibres de charges électriques qui permettent la réalisation de circuits semi-conducteurs, pour lesquels nous renvoyons le lecteur à son encyclopédie habituelle, et qui sont au cœur du fonctionnement des ordinateurs décrit ici.
Un composant perfectionné peut donc comporter jusqu’à trente couches de composants et de circuits, il faudra donc trente séries d’opérations physico-chimiques, ce qui explique les cinq à six semaines de production d’une tranche. Il faut donc une collection d’une trentaine de masques « chrome sur quartz », qui au complet coûtera un million d’euros. On comprend pourquoi il n’est pas question de faire de petites séries.
Le cœur le plus cher : l’optique
Pour réaliser le processus résumé ci-dessus, l’usine de Crolles est pleine de matériels chimiques et de fours très perfectionnés où sont effectuées les opérations de dépôt de résine, puis de sa dissolution. L’implantation des circuits métalliques (naguère en aluminium, désormais en cuivre) se fait par vaporisation du métal. Tout cela coûte très cher, mais ce n’est rien en regard des matériels de photo-lithographie, naguère statiques et nommés steppers, aujourd’hui plutôt analogues à des bancs photographiques mobiles et appelés scanners. Pour le procédé 22 nanomètres un scanner coûte quelques dizaines de millions d’euros, et pour les procédés en cours de test (14 nm) ou à venir plus tard (7 nm) on parle de centaines de millions d’euros par appareil. Quatre entreprises fabriquent de tels appareils : Nikon, Canon, l’américain Ultratech et le néerlandais ASML, entreprise néerlandaise qui contrôle les deux tiers du marché mondial ; on trouve sur le site du College of Engineering de Northeastern University un document un peu ancien qui explique bien l’architecture générale de ces appareils. Un document plus récent d’ASML complète ces explications. Voici une photo encore plus récente (2021) d’une machine ASML en cours d’assemblage.
Pour un dessin au pas de 14 nm, les masques sont au pas de 193 nm. Il faut donc un facteur de réduction de près de 14, qui sera obtenu par un procédé optique. Les objectifs qui procurent ce résultat mesurent de l’ordre de 50 cm de diamètre, plus d’un mètre d’épaisseur (sur la photo, à côté de l’immense objectif, on voit un opérateur qui porte un conteneur étanche rempli de wafers), pèsent plusieurs centaines de kilos (cf. document). Le principal producteur de ces optiques phénoménales est Zeiss.
La réduction obtenue par ces objectifs monstrueux ne suffit pas, parce que la finesse du dessin contraindrait à une longueur d’onde inférieure à celle de l’UV extrême, et les rayons X qui viennent ensuite ont des propriétés différentes. Cette difficulté est surmontée grâce à une pellicule d’eau qui, par un phénomène de diffraction que je n’ai pas la prétention d’expliquer, produit l’effet optique escompté.
Il y aurait encore des tas de choses à dire : le bâtiment de l’unité Crolles 2, avec sa salle blanche de 10 000 m² et de 4,5 m de hauteur sous plafond, mesure près de 40m de haut, parce qu’au-dessus et au-dessous de la salle blanche sont d’énormes installations de purification et de recyclage de l’air, d’alimentation en eau, électricité et différents produits chimiques (classé Seveso).
STMicro est le principal exportateur de la région Rhône-Alpes et le second employeur privé. Ne manquez pas les prochaines journées portes ouvertes !