Depuis mon enfance, chaque soir de manifestation syndicale, j’entends à la radio la sempiternelle annonce « un million de manifestants selon les organisateurs, 400 000 selon la police » (et même 80 000 pour celle de ce 14 juin 2016).
Une question d’honneur professionnel pour la statistique
À l’époque (reculée : années 1970 ou 80) où je travaillais à l’INSEE, un certain nombre de statisticiens syndiqués en vinrent à penser que cette disjonction numérique mettait en cause leur honneur professionnel et militant, et qu’il convenait d’en avoir le cœur net. Ils décidèrent de dénombrer.
Le groupe comportait une proportion importante d’anciens élèves des meilleures écoles de la République, ce qui offrait toutes les garanties souhaitables de scientificité de l’opération. En attendant la prochaine journée de mobilisation nationale, ils mirent au point leur dispositif.
Les principes en étaient les suivants : sur le parcours du cortège, choisir un poste d’observation selon deux critères, que la voie empruntée soit à cet endroit la plus étroite possible, et que s’y trouve un café pourvu d’une salle au premier étage avec vue sur la rue.
Vint le jour de l’appel à manifester et de l’annonce du parcours retenu. Un poste d’observation adéquat fut identifié et les troupes statisticiennes s’organisèrent, riches de leur expérience manifestante. Le gros des effectifs était divisé en deux compagnies, l’une chargée de compter les rangs, l’autre d’évaluer les effectifs de chaque rang. Des escouades plus petites et plus spécialisées étaient chargées d’étudier les phénomènes perturbateurs : manifestants qui remontaient le cortège à contre-sens et risquaient d’être comptés deux fois, badauds stationnant en bordure de trottoir et à ne pas compter, sauf s’ils se décidaient soudain à rejoindre la manifestation, etc.
Ainsi fut fait. Je n’en étais pas, et le présent récit repose sur le témoignage d’un acteur unique, je ne le donne que pour ce qu’il est. Mais le résultat fut de nature à désespérer les masse militantes :
le chiffre de la police était très exact, celui des organisateurs très faux. Comme ce n’était pas ce que l’on espérait découvrir, ces découvertes furent tues et l’expérience ne fut pas renouvelée.
Je trouve cette histoire très rassérénante et porteuse d’espérance : elle tend à montrer que, contrairement à de mauvaises opinions, les fonctionnaires de police, en tout cas ce jour-là, faisaient leur travail avec conscience et honnêteté, et que les dirigeants syndicaux cherchaient à faire plaisir à leurs adhérents. Bref, chacun faisait assez consciencieusement ce pour quoi il était payé. N’est-ce pas une des conditions pour une société harmonieuse ?
Un rapport indépendant confirme cette expérience
Il y a deux ans les pouvoirs publics ont fini par se préoccuper de cette question et ont mandaté une commission indépendante pour en avoir le cœur net, sous la houlette, excusez du peu, de la sociologue Dominique Schnapper, ex-membre du Conseil constitutionnel, de professeur Daniel Gaxie, de l’université Paris-I, et de Pierre Muller, inspecteur général de l’Insee, avec la participation de la Préfecture de police mais aussi des organisations syndicales.
Le rapport (31 mars 2015) de cette commission est comme par hasard assez mal publié, on finit néanmoins par le trouver ici, ainsi que des commentaires dans la presse, Libération et Le Monde. Le rapport confirme tout à fait les lignes qui précèdent.