par Laurent Bloch
Les campagnes électorales de 2022 ont charrié de pleins caniveaux de propos et de propositions ouvertement ou hypocritement racistes et xénophobes, soi-disant pour ralentir une « vague migratoire » (imaginaire), stopper une « ruée africaine vers l’Europe » (qui n’a jamais démarré), empêcher un « grand remplacement » (qui n’a pas la moindre chance d’advenir). Étrangement, la crispation des politiciens sur ces sujets ne correspondait nullement aux préoccupations des électeurs, dont tous les sondages montraient qu’ils étaient bien plus inquiets des évolutions du pouvoir d’achat et du chômage que de ces questions identitaires, qui arrivaient péniblement au huitième rang de leurs intérêts. D’ailleurs la candidate du Rassemblement national, elle, ne s’y est pas trompée, elle n’a finalement guère abordé ces sujets et les a laissés comme un os à ronger au candidat du parti Reconquête !, qui n’en a récolté qu’un échec cuisant, alors que beaucoup de commentateurs lui promettaient un grand succès. Quant à la malheureuse Valérie Pécresse, candidate des Républicains, elle s’est cru (ou elle a été) obligée de reprendre les thèmes nauséabonds de son concurrent Éric Ciotti, auxquels il se voyait comme le nez au milieu de la figure qu’elle n’adhérait pas un seul instant : elle a perdu des deux côtés, ceux qui l’auraient voulu plus sincèrement ciottiste, et ceux qui auraient souhaité qu’elle prenne clairement ses distances.
Depuis les élections la crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont chassé ces questions du devant de la scène médiatique, mais elles y reviendront sûrement, tant les différentes forces politiques sont désireuses de capter l’électorat sensible à la propagande raciste ; ces désirs semblent d’ailleurs voués à l’inassouvissement, parce que cet électorat ne s’y trompe pas, et reste fidèle au parti qui campe depuis longtemps et de façon conséquente sur des positions hostiles aux immigrés du continent africain et à leurs descendants : « les Français préféreront toujours l’original à la copie », comme l’a dit leur dirigeante. D’ailleurs c’est reparti, avec le projet présidentiel d’accélérer les reconduites à la frontière d’immigrants dépourvus de titres de séjour et, parallèlement, de repeupler les campagnes désertées par des immigrants qui se verraient attribuer « un lopin de terre » : on se croirait dans un roman paysan du XIXe siècle ! Si notre Président, avant de formuler ce projet, avait pris la peine de consulter un de nos démographes spécialistes des migrations internationales, il aurait appris qu’il faisait fausse route : toute migration est avant tout une migration de la campagne vers la ville, pour de bonnes raisons.
Si j’ai été troublé par cette remontée à la surface de propos hostiles aux immigrants venus de l’autre rive de la Méditerranée ou d’Asie centrale, eussent-ils échappé à des guerres ou à des répressions épouvantables [1], je l’ai été encore plus d’entendre des amis totalement exempts du soupçon de racisme rejoindre certains de ces thèmes, au nom de l’incompatibilité supposée de telle ou telle pratique culturelle (vêtement, nourriture...) avec une conception (à mon avis erronée) de l’universalisme républicain, qui ne tolérerait pas la manifestation de ces particularismes dans l’espace public.
Puisque la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 est invoquée à l’appui de ces prises de position, rappelons que, lors des débats qui ont mené à son adoption, le courant qui voulait faire de la loi une arme contre les religions (à l’époque le catholicisme, très puissant politiquement et hostile à la République) s’est incliné face au courant, plus tolérant, conduit par Aristide Briand et Georges Clemenceau, qui voulait simplement s’opposer aux interventions abusives des autorités religieuses dans la vie politique, et des autorités politiques dans la vie religieuse des fidèles. Rappelons aussi au passage qu’à l’époque où le quatrième arrondissement de Paris abritait une importante minorité juive il allait de soi que dans les cantines des écoles publiques il n’y avait jamais de porc au menu ; cette excellente tradition doit être poursuivie, et je doute que cela ruine notre filière agricole porcine.
Mais mon trouble n’a pas été dissipé par ces réflexions ; il fallait encore entendre le refrain du « droit au blasphème » : quelle stupidité. Bien sûr, que la liberté d’expression permet de proférer des saloperies, ce n’en sont pas moins des saloperies, et j’invite les admirateurs des caricatures hostiles aux musulmans à regarder les caricatures antisémites de l’époque de l’affaire Dreyfus [2] : ce sont les mêmes. À l’exception de celles qui exhibent des organes sexuels, ce qui était interdit à l’époque, tout y est : nez crochus, doigts de rapaces, regards cupides et cruels, corps difformes dans des postures serviles ou lubriques. Ordurier et raciste me semblent deux adjectifs qui conviennent. Oui, je sais, on m’opposera qu’il ne s’agit pas des Musulmans en général, mais seulement des méchants islamistes : désolé, je suis sûr que chaque musulman peut se sentir visé par ces dessins.
Jacques Rancière explique que de telles caricatures ne sauraient ni constituer le paradigme de la liberté d’expression, ni participer de la tolérance qui devrait régir les relations entre citoyens, ne serait-ce que parce qu’elles « expriment, entre autres, le sentiment de mépris que des esprits qui pensent appartenir à une élite éclairée éprouvent et veulent faire partager à l’égard de la religion de populations qu’ils jugent arriérées ». Attaquer en 1900 le catholicisme, religion dominante au pouvoir politique considérable et hostile aux institutions républicaines, n’est pas du tout comparable à la stigmatisation par sa religion d’une population minoritaire, exposée au racisme et souvent reléguée aux positions les moins enviables de notre société, par le travail ou par le logement.
Mes lecteurs assidus doivent trouver que je me répète : c’est vrai, mais peu évitable.