Comme son nom ne le suggère pas, Kazuo Ishiguro est un écrivain anglais, certes né en 1954 à Nagasaki de parents japonais qui l’ont élevé dans cette langue, mais, venu dès l’âge de six ans en Angleterre avec ses parents [1], il n’en est jamais reparti, et c’est pour ses romans en anglais qu’il a obtenu le Prix Nobel de littérature en 2017.
Dès les premières pages de son roman Les Vestiges du jour, il est clair que cet auteur est anglais jusqu’au bout des ongles. Ce sont les souvenirs à la première personne du majordome d’un aristocrate anglais, Lord Darlington, dont le manoir appartient désormais à un homme d’affaires américain, Mr. Farraday. Ces souvenirs nostalgiques portent sur la période de l’entre-deux guerres, où le lord anglais cherchait à jouer un rôle politique pour adoucir les clauses du traité de Versailles qui écrasaient l’Allemagne. Mais assez vite les choses vont mal tourner, et on va moins rire.
Une chose agréable, quand on lit ce livre après un certain nombre d’articles au style incertain, c’est qu’il est très bien écrit. Certes, je le lis dans l’excellente traduction de Madame Sophie Mayoux, mais je doute qu’elle eût pu donner une traduction si bien écrite si le texte original n’avait été lui-même d’une grande élégance.
Le récit commence, peu après la seconde guerre mondiale, lorsque Mr. Farraday, qui doit retourner aux États-Unis pour quelque temps, suggère à son majordome, Stevens, d’emprunter sa voiture et de prendre quelques jours de vacances pour se reposer et visiter l’Angleterre du sud-ouest. Stevens pense en profiter pour rendre visite à Miss Kenton, qui fut jadis sa collègue à Darlington Hall, au bon vieux temps d’avant-guerre.
Pendant les cent premières pages on pense à plusieurs chefs d’œuvre de l’humour anglais pince sans rire, Jerome K. Jerome, Jonathan Swift, Lawrence Sterne et L’extravagant Mister Ruggles de Leo McCarey, réalisateur, certes américain, d’un film qui dépeint à merveille les relations guindées de l’aristocratie anglaise avec ses domestiques. Mais on peut aussi penser à Son Excellence – Le comte d’Abranhos d’Eça de Queirós, roman portugais d’une ironie irrésistible, où un secrétaire particulier écrit l’éloge funèbre de son maître sans même se rendre compte qu’il décrit un personnage veule, grossier, tyrannique et corrompu.
Au fil de son récit, le majordome Stevens revient sur les entreprises politiques de Lord Darlington pendant l’entre-deux guerres. À force de vouloir abolir les clauses du traité de Versailles léonines à l’encontre de l’Allemagne, Darlington noua des contacts de plus en plus étroits avec la diplomatie allemande, et organisa dans son manoir des rencontres officieuses entres diplomates de divers pays européens afin de faire progresser ses idées. À partir des années 1930, le diplomate allemand reçu à Darlington Hall n’était autre que Ribbentrop, pour une rencontre secrète avec Lord Halifax, avec les suites que l’on connaît [2]. De fil en aiguille on en vint à recevoir Sir Oswald Mosley, fondateur de la British Union of Fascists (BUF) en 1932. Et afin de ne pas indisposer ces hôtes de marque, Stevens fut prié par son employeur de donner congé à deux femmes de chambre juives.
Les activités politiques de Darlington allèrent jusqu’à organiser des rencontres secrètes entre Ribbentrop et le Premier Ministre de Sa Majesté, dans l’espoir d’une visite officielle du Roi au Chancelier du Reich, Adolf Hitler. Le Roi de ce moment était Édouard VIII, plein de sympathie pour le régime nazi. Il deviendra le Duc de Windsor après son abdication, exigée par les Premiers Ministres du Royaume Uni et des Dominions à la suite de son mariage avec une Américaine divorcée, Wallis Simpson.
Inutile de dire que ces orientations politiques désastreuses de Lord Darlington aboutirent à la perte de sa position mondaine pendant la guerre, d’où, après sa mort, l’achat de Darlington Hall par Mr. Farraday. Mais je ne dévoilerai pas ici l’issue des relations entre Mr. Stevens et Miss Kenton. Sachez seulement que si le roman est très anglais, il en émane des émotions que vous ne trouverez que chez les plus grands Japonais, tels Yasunari Kawabata ou Kenzaburo Oé. Je pense aussi au « Maître de Thé » de Yasushi Inoué.