François Héran était jeune chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED), dont il est aujourd’hui le directeur, pendant les années passionnantes où j’y ai travaillé de 1981 à 1988, séjour qui m’a procuré l’occasion d’innombrables conversations (surtout à la cantine) dont je pense qu’elles devraient me conférer un diplôme en sciences humaines, au moins un master I, tant François nous faisait profiter ainsi d’une érudition aussi profonde qu’étendue à des domaines variés, acquise grâce à une capacité de lecture et d’assimilation de connaissances peu commune.
Cette profusion dans le savoir rend d’autant plus méritoire l’effort de concision accompli pour son livre publié en janvier 2007 Le temps des immigrés — Essai sur le destin de la population française, contraint au format de 110 pages de la collection La République des idées au Seuil.
L’avertissement en exergue signale que « cet essai s’appuie largement sur les données élaborées en France et en Europe par les organismes de la statistique publique et les instituts de recherche ». Pour la France, les données émanent pour l’essentiel de l’INSEE, dont la politique de publication misérable empêche le citoyen d’y avoir accès librement sur le Web, comme il est de règle dans la plupart des pays pour les données dont l’élaboration a déjà été financée par des fonds publics. Le livre de François Héran vient donc combler en partie cette lacune, d’autant plus regrettable pour un sujet qui suscite des propos enflammés et extrêmes autant que mal informés.
Le propos du livre réfute justement avec pondération mais fermeté toute thèse extrême sur l’immigration et toute tentation de politique radicale en ce domaine. François Héran explique que les phénomènes démographiques sont de longue durée, que leur effet se fait sentir durant des décennies, et que de même leur inflexion ou leur inversion éventuelle ne peut agir qu’à long terme. Sont réfutées également au passage pas mal d’idées reçues.
Ainsi : les enquêtes d’opinion montrent que « nombre de Français sont persuadés que leur pays est le premier pays d’Europe par l’intensité des flux migratoires, alors que nous occupons plutôt le bas du tableau européen. » Alors que l’Allemagne, la Suisse et le Luxembourg comptent respectivement dans leur population 20%, 28% et 34% d’immigrés, le chiffre pour la France n’est que 10% (en majorant lourdement par précaution), par opposition aux 29% que s’imagine l’opinion moyenne.
Il est courant d’entendre un homme politique déclarer, pour s’en alarmer ou s’en féliciter, que la fécondité exceptionnelle de la population française (1,9 enfants par femme, à comparer à une moyenne européenne de l’ordre de 1,5) serait le fait des immigrées : si les étrangères vivant en France ont en moyenne 2,8 enfants chacune, les Françaises en ont 1,8 ; les femmes étrangères ne font croître la fécondité générale que de 0,1 enfant par femme, parce qu’elles représentent seulement 11% des femmes en âge d’avoir des enfants.
La loi de 2006 sur l’immigration se propose de substituer « l’immigration choisie » à « l’immigration subie » : François Héran analyse les expériences du Canada, de l’Espagne, de l’Italie et de la Suisse, qui tous ont voulu instaurer des quotas selon des critères variés de nationalité et de qualification professionnelle, dont aucun n’a atteint les objectifs visés, surtout pas la réduction des flux migratoires. Par exemple, vouloir sélectionner une « immigration de travail » et limiter « l’immigration familiale » conduit inévitablement à refuser aux migrants le droit à une vie familiale, et ceci est une violation d’un droit reconnu et imposé par diverses législations, notamment européennes. Ces quatre pays ont aujourd’hui des flux migratoires plus importants que la France.
La France est confrontée au vieillissement de sa population, alimenté par trois phénomènes : l’allongement de l’espérance de vie, l’arrivée à la vieillesse des générations abondantes du baby-boom, la diminution de la natalité depuis le milieu des années 1970. Sa fécondité relativement forte devrait lui permettre de voir sa population continuer à croître, de 10 millions d’habitants d’ici 2050, contrairement à ses voisins européens. Cette croissance ne sera possible que par le double apport de l’immigration et de la fécondité des femmes immigrées, qui contribuent aujourd’hui pour 12,3% aux naissances enregistrées en France, ce qui représente 42% du solde naturel (excédent des naissances sur les décès). Mais la France n’échappera pas à son destin, avec ou sans migration, avec ou sans encouragement de la fécondité, le vieillissement est inéluctable, les courbes du livre sont éloquentes à ce sujet. Au début du XXe siècle, il y avait en France, pour une personne de 65 ans ou plus, 8 personnes de 15 à 64 ans, aujourd’hui il y en a 4, il y en aura 2 dans cinquante ans. Contrecarrer un phénomène aussi massif demanderait le venue dans notre pays de dizaines de millions d’immigrés, dont on peut se demander où on irait les chercher, au risque de dépeupler leurs pays d’origine.
La fin du livre apporte une note d’ironie : l’auteur y conduit un parallèle entre la politique d’immigration choisie et une hypothétique politique de vieillissement choisi, par opposition au vieillissement subi, qui submerge nos capacités d’accueil et notre seuil de tolérance. Le vieillissement choisi jouerait sur l’espérance de vie comme variable d’ajustement ; ces idées qui frôlent l’humour noir empruntent à Christine Overall et à Régis Debray, dont l’essai parodique Le Plan Vermeil : modeste proposition préconisait de regrouper les vieux dans une région isolée au climat suffisamment rude été comme hiver, mais néanmoins porteuse d’une tradition d’accueil des réfugiés.
Lisez ce livre, il expose sous une forme synthétique et claire des phénomènes dont seuls les démagogues peuvent faire croire qu’ils sont simples et qu’ils relèvent de solutions expéditives. Les immigrés sont ici et y resteront, et les opinions diverses et variées à ce sujet n’auront guère de conséquences réelles.