Un auteur aux intérêts multiples
Quelques textes, quelques citations de Judith Butler, professeur de littérature comparée à l’université de Californie à Berkeley, m’étaient venus sous les yeux : j’en avais retenu qu’elle était une militante féministe, porte drapeau de la théorie Queer et des Gender Studies, ce qui ne me passionnait pas. Il apparaissait aussi qu’elle contribuait au succès de quelques-uns de nos derniers produits d’exportation vendables, la French Theory, Emmanuel Levinas et la déconstruction derridienne, ce qui, en tant que contribuable français, me semblait louable, mais pas un motif de lecture vraiment impérieux.
Et puis, dans une libairie de la rue Rambuteau, je tombai sur son livre Vers la cohabitation - Judéité et critique du sionisme (Parting Ways : Jewishness and the Critique of Zionism), qui révélait une critique vraiment radicale du sionisme comme fait colonial, ce qui me semblait plus urgent que la déconstruction.
Pour les droits civiques de Locke et de Montesquieu
Judith Butler est née dans une famille juive orthodoxe américaine et a reçu une éducation religieuse traditionnelle, mais très tôt elle a donné du fil à retordre aux rabbins chargés de son éducation.
Aujourd’hui, elle se prononce pour un État binational en Palestine, qui mettrait fin au caractère colonial de l’État d’Israël en donnant aux Palestiniens un droit égal sur la terre, et notamment le droit au retour dans leur pays. Elle critique le caractère aberrant des règles israéliennes relatives à la nationalité, qui le disputent à celles qui prévalaient en URSS, et qui relèguent la plupart des Palestiniens au statut d’exilés dans le pays où leurs ancêtres ont toujours vécu.
Il lui semble en effet aberrant que l’accès à la citoyenneté et aux droits civiques soit conditionné par une appartenance religieuse supposée, ce qui renvoie à des temps antérieurs à Locke et Montesquieu (cf. p. 48). Les fondateurs de l’État d’Israël, David Ben Gourion en tête, ont voulu que cet État n’ait pas de constitution, ni de législation qui définisse précisément la nationalité israélienne ; il leur importait en effet qu’il n’y ait pas d’autre autorité que les rabbins pour définir qui était juif, sans pour autant que l’État soit théocratique ou religieux. Cela a bien sûr d’importantes conséquences pratiques, en termes de droits civiques évidemment, mais aussi pour l’accès à la propriété foncière, dans la mesure où la loi israélienne interdit qu’un bien foncier « juif », c’est-à-dire ayant eu un propriétaire juif, puisse être acquis par un « non-juif ». Le flou législatif ouvre dans ce domaine la voie à l’arbitraire, et en l’occurrence à la dépossession des propriétaires arabes.
Contre le judéocentrisme
L’État d’Israël tente, avec un certain succès, d’accréditer deux idées : qu’il serait l’État de tous les Juifs (y compris de ceux qui ne résident pas sur son territoire, qui n’en possèdent pas la nationalité, et qui n’en ont pas l’intention), et que par voie de conséquence toute critique contre la politique israélienne serait une attaque antisémite. Ces idées sont propagées avec virulence, et les contradicteurs exposés à des mesures de rétorsion [1].
Judith Butler déplore que face à ce type de pressions beaucoup de juifs, critiques de la politique israélienne en leur for intérieur, préfèrent se taire, ou renoncer à se considérer comme juifs. Aussi mobilise-t-elle dans son ouvrage les références aux auteurs juifs non-sionistes, ou tout au moins partisans d’un sionisme non-colonial (une utopie antérieure à la création de l’État, et qui ne lui a pas résisté) : Hannah Arendt, Martin Buber, Primo Levi, Hans Kohn, Franz Rosenzweig, Yosef Grodzinsky (p. 35) [2].
Judith Butler se réfère également aux auteurs palestiniens qui se sont prononcés sur les conditions envisageables d’une cohabitation entre les peuples qui habitent actuellement, ou qui ont habité avant d’en être chassés, en Palestine ou en Israël, notamment Mahmoud Darwich et Edward Said (par exemple p.69 et p. 73). Elle relève que ces auteurs font appel à l’expérience juive de l’altérité. En effet, les juifs, plus que tout autre peuple (fors les Tsiganes), ont été amenés à vivre pendant des siècles en tant que minorités au sein de populations qui ne les considéraient pas toujours comme des compatriotes à part entière. Edward Said pense que cela devrait jeter les bases d’une compréhension des Israéliens juifs à l’égard de l’exil palestinien, qui rendrait possible une cohabitation sur une base non-coloniale. Judith Butler pense qu’ici l’auteur palestinien a donné une leçon de judéité aux Israéliens.
Emmanuel Levinas a élaboré une morale de l’altérité où le visage de l’Autre joue un grand rôle. Il a aussi souhaité conférer à l’État d’Israël un rôle quasi-messianique, et subordonner l’idéal de justice humaine au sort des juifs, lié à l’existence de cet État. Comme la présence des Palestiniens n’est guère compatible avec cette vision judéocentrique, il affirme ne pas être face à leur visage.
Pour réfuter ces errements de Levinas, Judith Butler fait appel à Walter Benjamin, et plus précisément à sa Critique de la violence (p. 115) et au Fragment théologico-politique de 1920 (p. 116), où il développe sa conception du messianisme. On ne peut pas dire que les thèses développées là soient limpides, et je citerai à ce propos Jean Caune (Kohn) : « Walter Benjamin prit d’abord le chemin d’un sionisme peu convaincu, puis, dans les années vingt, d’un communisme qui était pour le moins énigmatique. »
La pensée de Judith Butler est complexe, mais elle mérite que l’on s’y attache, parce qu’elle manifeste une aspiration intransigeante à la liberté humaine, à la tolérance et au respect mutuel entre les peuples.