Mon récit du voyage en Albanie avait plu, ce qui me vaut une place au comité de rédaction de l’Humanité nouvelle, qui se réunit chaque semaine au 40 boulevard Magenta. Le rédacteur en chef, Régis Bergeron, a une véritable expérience professionnelle de journaliste, acquise dans la presse du PCF ; il dirige également la librairie Le Phénix, boulevard Sébastopol, spécialisée dans la littérature et les publications chinoises. Jacques Jurquet assiste à toutes les réunions, Raymond Casas et François Marty sont souvent présents.
Il est également décidé que je donnerai un coup de main au secrétaire de rédaction, Lionel, salarié du journal et qui participe au comité de rédaction. Son rôle est crucial : qui n’a jamais participé à un journal imagine qu’il y a d’un côté les journalistes, purs esprits qui écrivent des articles, et de l’autre des tâcherons auxquels les premiers font parvenir leur copie par coursier et qui accomplissent les tâches purement techniques de réalisation du tirage. Il suffit d’avoir vu un des nombreux films qu’Hollywood a consacrés au monde du journalisme (Citizen Kane, Les Hommes du président, La Dame du vendredi, Bas les masques, etc.) pour savoir que cela ne se passe pas vraiment ainsi, surtout pour un quotidien, mais même pour un hebdomadaire comme celui dont il est question ici.
Pour la fabrication d’un journal sur papier (aujourd’hui peut-être en voie de disparition, mais ce n’est pas le cas en 1967) la question de la surface de papier est primordiale. La place accordée à chaque article est décidée sous cette contrainte, ensuite cela peut s’ajuster en jouant sur les polices de caractères, la taille des titres et des illustrations, le choix d’une page plus ou moins bien placée, mais ce sont des choses qui se décident « au marbre », le rédacteur en chef a le dernier mot, mais le journaliste soucieux que son article ne soit ni trop coupé ni trop mal placé ne manque pas de passer à l’imprimerie où se compose le journal. Le secrétaire de rédaction est celui qui assure la liaison permanente entre la rédaction et la fabrication, il est donc recommandé d’être en bons termes avec lui si on ne veut pas voir ses articles charcutés et relégués en bas de pages intérieures paires (les moins en vue).
En 1967 la technique est celle de l’imprimerie au plomb. Les lignes de texte sont composées par un linotypiste sur des machines dites Linotype (ou Monotype, qui enchaînent les opérations différemment mais selon des principes analogues), munies d’un clavier qui obtient un par un, à partir d’un réservoir, chaque caractère du texte, formé d’un alliage de plomb, d’étain et d’antimoine. Une ligne ainsi formée sert de moule pour couler une ligne-bloc d’un seul tenant en métal. Les lignes ainsi fondues sont assemblées par un typographe dans un cadre à la taille de la page. À partir de cette image métallique de la page à imprimer on fabrique une plaque offset, par un procédé photo-lithographique qui fixe l’encre sur les parties imprimantes et l’évacue des zones non-imprimantes, ce qui permet d’introduire dans la page des photos ou d’autres illustrations. L’encre est transférée de la plaque offset à un support en caoutchouc, le blanchet, puis du blanchet au papier. La typographie au plomb a disparu (sauf dans quelques luxueux ateliers d’art), l’impression offset est bien vivante mais la fabrication des plaques offset est maintenant informatisée. En 1967 l’impression offset est considérée comme une innovation, la photo-composition informatique se répandra pendant les années 1970, avant que les traitements de texte, les écrans graphiques et les langages de description de pages des années 1980 ne bouleversent complètement le monde de l’imprimerie.
Bon : toutes ces explications pour en venir au fait qu’en 1967, quand on voulait changer de police de caractères pour un article, cela voulait dire changer de machine Linotype, donc il nous fallait demander à un linotypiste d’interrompre son travail en cours pour prendre notre copie. Tout cela dans le respect des délais de parution des deux périodiques concernés, délais impératifs parce que les messageries, les inénarrables NMPP [1], n’attendent pas, et si on livre en retard le journal n’est pas dans les kiosques au jour dit.
L’obtention de la bonne police de caractères, qui va permettre de faire tenir l’article dans la page sans trop le massacrer, se négocie avec le linotypiste au bar du bistrot du coin, rue Philippe de Girard. Oui, la typographie au plomb donne soif, avec les débordements qui en découlent. Nos rivales en composition sont les dames du Petit Écho de la Mode, et il faut bien dire qu’au coin du bar, le verre de calva à la main, nous n’avons guère de mal à les supplanter dans les priorités de ces messieurs.
Les métiers de l’imprimerie me suivront toute ma vie : l’Institut national d’Études démographiques (Ined), qui sera mon employeur de 1981 à 1988, est son propre éditeur, ce qui m’a donné l’occasion de m’occuper de la composition informatique des articles de ses revues et de collaborer avec l’imprimerie Louis Jean à Gap, spécialisée dans l’édition scientifique et à l’avant-garde pour l’utilisation du logiciel de composition LaTeX. À l’Institut Pasteur, de 1993 à 2000, nous éditerons un bulletin de vulgarisation informatique à l’usage des biologistes. Puis j’écrirai des livres d’informatique, dont j’assurerai moi-même la composition, en tout ou en partie, toujours avec LaTeX, comme le texte que vous êtes en train de lire.