Le démographe Hervé Le Bras vient de publier, presque simultanément, deux essais consacrés à des questions très agitées au cours de la récente campagne des élections présidentielles, malgré des sondages qui semblent indiquer qu’elles ne préoccupent pas tant que cela les Français : chez Bernard Grasset, Il n’y a pas de grand remplacement, et aux Éditions de l’Aube, sous le patronage de la Fondation Jean Jaurès et de la Fondation européenne d’Études progressistes, Le grand enfumage - Populisme et immigration dans sept pays européens.
Il n’y a pas de « grand remplacement »
Hervé Le Bras, comme tous les démographes, politistes et économistes spécialistes des migrations internationales, de Catherine Wihtol de Wenden à François Héran et à James Hollifield, réfute l’idée d’une invasion de l’Europe par une vague migratoire, venue du continent africain en plein essor démographique, qui submergerait les populations européennes vieillissantes, dont le déclin démographique ferait pendant à celui de leurs valeurs morales et culturelles. Cette idée de grand remplacement, issue du cerveau brumeux du scribouillard raciste Renaud Camus, a fait la joie de différents politiciens d’extrême droite, et par un phénomène bien connu de diffusion elle a contaminé les esprits paresseux de journalistes et d’hommes politiques que l’on aurait cru immunisés contre les thèses de ce genre, comme Stephen Smith, que l’on a lu mieux inspiré, à propos du Rwanda par exemple.
Hervé Le Bras, en véritable scientifique de l’Institut national d’Études démographiques (Ined) et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), entend « partir de l’observable », en l’occurrence des cartes de résultats électoraux et de recensements de la population, à des échelons aussi petits qu’il convient. Au passage il explique clairement pourquoi c’est aux recensements qu’il faut se fier pour l’étude de tels phénomènes, parce que les conclusions inférées des statistiques d’entrée sur le territoire se perdent dans les sables mouvants de la durée de séjour, sans parler des individus facétieux à qui vient l’idée d’épouser une personne de nationalité française, voire d’en acquérir la nationalité. Quant aux spéculations sur la seconde ou la troisième génération, elles supposeraient, pour comporter quelque dose de véracité, une société d’apartheid où les unions mixtes seraient impossibles.
À l’époque où je travaillais à l’Ined j’ai eu l’occasion d’observer à maintes reprises la façon de travailler d’Hervé Le Bras et d’en discuter avec lui : depuis plus de quarante ans il écrit lui-même ses programmes d’analyse statistique et de cartographie, il teste longuement ses hypothèses, il est un statisticien vigilant qui passe un temps considérable à scruter les données.
Il n’y a pas de ruée africaine vers l’Europe
Contrairement à l’idée de ruée africaine vers l’Europe, le rapport publié tous les deux ans par l’Organisation internationale pour les migrations (organisme de l’ONU) nous apprend que s’il y avait dans le monde en 2019 272 millions de migrants internationaux, soit près de 3,5 % de la population mondiale, les migrants africains n’étaient que 40 millions, soit 2,9 % de la population du continent. Non seulement les Africains migrent moins que les autres habitants de la planète, mais quand ils migrent c’est le plus souvent vers un autre pays du continent, à hauteur de 21 millions, soit plus de la moitié. Il faut aussi noter que les pays de plus forte émigration vers l’Europe sont l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, pas les pays d’Afrique sub-saharienne. Enfin, si l’on se reporte à la page 89 du rapport 2020, on apprend que les principaux flux migratoires qui affectent les pays européens vont d’Europe de l’Est vers l’Europe de l’Ouest, et secondairement d’Afrique du Nord (Algérie et Maroc pour l’essentiel) vers la France et l’Espagne, aucun pays d’Afrique sub-saharienne n’apparaît dans ce palmarès. Et il y a à cela de bonnes raisons : le principal obstacle à la migration, c’est la pauvreté, or l’Afrique est le continent le plus pauvre. Quand on est pauvre et que néanmoins on migre, on ne va pas loin, dans un pays du même continent, l’exemple archétypique est l’importante migration du Burkina-Faso vers la Côte d’Ivoire, si importante qu’elle engendre désormais un flux en sens inverse, de Burkinabès de retour dans leur pays.
Le vote RN culmine là où il n’y a pas d’immigrés
Si la statistique révèle parfois des vérités insoupçonnées, encore plus souvent elle réfute des idées toutes faites, des intuitions séduisantes ou les conclusions d’observations superficielles, parcellaires ou biaisées. Ainsi, les données démographiques et électorales relatives aux 34 955 communes françaises révèlent un résultat surprenant : le vote pour le Rassemblement national, qui pourrait être un indicateur de l’adhésion à la thèse du grand remplacement, est le plus présent dans les communes où il y a la plus faible proportion de population immigrée, qui sont aussi les communes les moins peuplées. Ainsi, au premier tour des élections de 2017, le département de Seine Saint-Denis, avec la plus forte proportion de population immigrée (30 %), n’a voté pour Marine le Pen qu’à 11,88 %, cependant que l’Aisne, où Marine Le Pen a obtenu son meilleur résultat (39,25 %), ne compte que 4 % d’immigrés. La rhétorique du grand remplacement (et la répartition de son audience) sont totalement dépourvues de lien avec quelque réalité que ce soit.
Pour donner un témoignage personnel, j’habite un quartier qui met à ma disposition, à moins de vingt minutes à pied, au moins trois mosquées (et autant de synagogues, sans compter les évangélistes) et une foule de marchands de kebab, j’utilise les services de trois ateliers de retouche dont les opérateurs parlent respectivement bengali, turc, kurde et roumain (l’Arménien a pris sa retraite), le vote RN y a atteint 4,28 % au premier tour de la récente élection présidentielle et 10,55 % au second tour.
De la rhétorique aux faits
Hervé Le Bras se réfère au livre de Jean-Pierre Faye Langages totalitaires, qui étudie notamment la diffusion du vocable national-socialisme dans l’Allemagne des années 1930, pour la comparer à l’apparition de la locution « grand remplacement ». L’idée qui a fait le succès de la locution national-socialisme, c’est la réunion d’un terme plutôt marqué à droite, national, et d’un vocable de gauche, socialisme.
Pour son investigation Le Bras remonte jusqu’à la fin du XIXe siècle, où apparaît en France une crainte de l’invasion allemande, qui serait suscitée par une « différence de pression démographique », idée pseudo-scientifique aussi fréquemment réfutée que résurgente. Vous pouvez l’écouter plus longuement sur YouTube.
La propagation de cette idée d’invasion est à replacer dans la perspective du sentiment de déclassement qui affectait à l’époque (et encore aujourd’hui) une partie des élites françaises : alors que Louis XIV et Napoléon avaient dominé l’Europe, et que toutes les cours du continent parlaient français, à la fin du XIXe siècle la France était assez nettement supplantée par l’Angleterre et par l’Allemagne. La distance entre les rêves de grandeur et une réalité moins glorieuse est un moteur du ressentiment qui peut engendrer des haines meurtrières.
La progression du vote d’extrême droite est à n’en pas douter le symptôme de problèmes qu’il convient d’identifier et d’essayer de résoudre. Les étrangers qui immigrent en France doivent y trouver leur place le plus harmonieusement possible et les pouvoirs publics ont sans doute des choses à faire pour que cela se passe bien. Mais le déferlement actuel de discours racistes et xénophobes n’y contribue en rien, bien au contraire. L’augmentation des frais d’inscription à l’université pour les étrangers non européens est un exemple de mesure stupide, discriminatoire, contre-productive ; elle chasse vers les États-Unis, le Royaume Uni, le Canada ou la Suède, qui seront ravis de les accueillir, les meilleurs talents de pays francophones du continent africain.