Blog de Laurent Bloch
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Les deux surmoi de Walter Benjamin : la mort au bout du chemin
Sionisme et marxisme
Article mis en ligne le 18 novembre 2013
dernière modification le 7 novembre 2021

par Laurent Bloch

Walter Benjamin

À mes yeux, Walter Benjamin est avant tout l’auteur merveilleux de Sens unique (Einbahnstraße), qui s’ouvre sur une des plus belles dédicaces de l’histoire de la littérature :

Cette rue s’appelle
RUE ASJA LACIS
du nom de celle qui
en fut l’ingénieur
et la perça dans l’auteur.

Ce texte est généralement publié avec Enfance berlinoise. Son Baudelaire est aussi une gemme ; j’ai hérité d’une ancienne édition des œuvres de Baudelaire dans la Pléiade, pour laquelle Benjamin a rédigé certaines notes, mais j’ignore lesquelles (c’était un travail alimentaire pendant l’exil des années 1930 à Paris). Tous les textes de Walter Benjamin méritent attention : Paris, capitale du xixe siècle, Le Livre des passages consacré aux passages du quartier parisien des Grands Boulevards et de la Place des Victoires. On pourra contester les thèses de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, mais pas le talent et le style avec lesquels elles sont défendues. On n’aura garde d’oublier qu’il fut le traducteur en allemand de Proust, de Baudelaire et de Balzac.

Le style et l’idée

Si le style poétique éblouissant de Walter Benjamin m’avait toujours séduit, certains développements m’avaient semblé laborieux, au-delà de la difficulté intrinsèque du texte. Alors que les textes littéraires ou de critique esthétique coulent de source (source parfois élevée), dès qu’il est question de métaphysique, de politique ou de religion, un certain malaise règne. J’ai fini par trouver, non pas une explication, mais quelques indices sur l’origine de ce malaise. La lecture de Judith Butler m’y a aidé, ainsi que celle de Jean Caune (Kohn), qui écrit : « Walter Benjamin prit d’abord le chemin d’un sionisme peu convaincu, puis, dans les années vingt, d’un communisme qui était pour le moins énigmatique. »

Ces lectures récentes ont éveillé des échos en provenance de la correspondance de Walter Benjamin : ses échanges avec Gershom Scholem, partiellement publiés en français dans Walter Benjamin, Histoire d’une amitié (Calmann-Lévy, 1981), et la correspondance avec Theodor Adorno, rééditée en français par La Fabrique en 2003, et désormais disponible en édition de poche (Folio Essais, 2006).

Benjamin (1892-1940) a rencontré Scholem (1897-1982) en 1915, Adorno (1903-1969) en 1923 et Asja Lācis (1891-1979) en 1925 à Capri, où il séjournait en compagnie d’Ernst Bloch (dixit Wikipédia). Asja Lācis était une artiste lettone et bolchévique, qui créa des troupes de théâtre d’enfants en Lettonie et en URSS, avant de passer quelques années dans les prisons staliniennes. Elle fit connaître les idées théâtrales de Meyerhold et de Maïakovski à Piscator et à Brecht.

Benjamin et Scholem

Gershom Scholem, après une formation talmudique sous la direction d’un rabbin orthodoxe et des études de mathématiques et de philosophie, consacre sa vie à l’étude de la mystique juive et plus spécialement de la kabbale, dont il devient un spécialiste de réputation mondiale. Il adopte le point de vue sioniste, et émigre en Palestine en 1923. Ce sera une rupture radicale avec sa famille, et plus particulièrement avec son frère Werner, député communiste au Reichstag, qui mourra en 1940 à Buchenwald. Tout au long de leur correspondance, sélectionnée et publiée par Scholem, on peut suivre les efforts de ce dernier pour convertir Walter Benjamin au sionisme et le convaincre de venir en Palestine. Il obtiendra même une bourse pour le faire venir à l’Université hébraïque de Jérusalem : Benjamin empochera l’argent, qu’il consacrera... à un voyage à Moscou pour retrouver Asja, qui entre temps l’avait converti au communisme, avec semble-t-il des arguments plus puissants que ceux de Scholem.

Ce qui frappe dans cette correspondance Scholem-Benjamin, c’est la façon dont le premier tance le second et lui inflige des leçons de morale politico-religieuse, et dont le second manifeste de la culpabilité, sans pour autant venir à résipiscence. Mais cette culpabilité transpire dans son œuvre, où l’on retrouve des commentaires alambiqués et peu convaincants, pour tout dire peu compréhensibles, relatifs à un judaïsme et à un messianisme bien plus benjaminiens que conformes à la tradition rabbinique. Ce judaïsme très personnel de Benjamin peut fournir des arguments anti-sionistes aux Palestiniens, ainsi que l’a relevé Judith Butler, au livre de laquelle j’emprunte (p. 150) cette citation d’Ahmad Sa’di et de Lila Abu-Lughod [1], explicitement benjaminienne : « la mémoire est l’une des rares armes disponibles pour ceux contre lesquels le vent de l’histoire a tourné. Elle peut servir à ébranler le mur ». Judith Butler souligne que la vie et l’œuvre de Walter Benjamin illustrent l’idée de Hannah Arendt, que reprendra Edward Said : « il ne devrait plus jamais y avoir de groupes de réfugiés permanents qui soient, par la force, dépossédés de leurs terres et de leurs droits, en vue de consolider un État fondé sur la religion, l’origine ethnique, l’identité nationale ou la race. » (p. 149).

Benjamin et Adorno

Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, Walter Benjamin comprend que l’exil est la seule solution, et il s’établit à Paris, où il vit de travaux intellectuels alimentaires très sporadiques. Theodor Adorno, après quelques tentatives à Londres et à Paris, et non sans avoir tenté de conserver une position en Allemagne en faisant valoir que sa mère n’était pas juive, accepte en 1938 un poste à New York. Là il commence à travailler avec l’Institut de Recherche Sociale (Institut für Sozialforschung), en exil aux États-Unis, et où travaillent également Max Horkheimer et Ernst Bloch. L’Institut quittera New York pour Los Angeles, suivi par Adorno, qui y rencontrera Arnold Schönberg et Thomas Mann, auquel il fournira les analyses musicales de son roman Docteur Faustus [2].

Scholem à Jérusalem et Asja Lācis dans les geôles de Staline, Adorno devient le principal partenaire intellectuel de Benjamin, et aussi son employeur. Benjamin vit en effet dans une grande précarité, et Adorno lui procure des piges pour l’Institut de Recherche Sociale, qui lui permettent de survivre. La lecture de la correspondance de cette période donne une vision pathétique de cette relation où se mêlent inextricablement les échanges philosophiques, les sermons politiques moralisateurs d’Adorno à Benjamin, les tentatives d’autocritique de ce dernier, et ses demandes d’argent. Adorno reproche à Benjamin de ne pas être assez sérieusement marxiste, reproche parfaitement fondé : le marxisme de Benjamin est aussi dilettante et hétérodoxe que l’était son sionisme. Il en tire argument pour restreindre les rémunérations de l’Institut, et pour dissuader plus ou moins explicitement Benjamin de venir aux États-Unis, ce qui lui aurait sans doute sauvé la vie.

De Charybde en Scylla

En effet, pendant la « drôle de guerre » Walter Benjamin est incarcéré par les autorités françaises en tant que ressortissant allemand, mais ses amis français réussissent à obtenir sa libération, et à la veille de l’entrée des troupes allemandes à Paris il peut gagner Lourdes, puis Marseille, où il entame des démarches pour quitter la France. Ces événements sont narrés par Hannah Arendt, qui fuyait en même temps que lui, dans un texte publié en français sous le titre Vies politiques (avec d’autres, tout aussi indispensables : Rosa Luxembourg, Jean XXIII, Karl Jaspers...). Il arrive finalement à Port-Vendres, d’où il franchit la frontière espagnole avec l’aide de réfugiés allemands anti-nazis, mais à Port-Bou les autorités espagnoles lui annoncent qu’elles ont reçu la consigne de reconduire les fugitifs en France. En fait cette directive ne sera jamais appliquée, et pendant toute la guerre il a été possible de fuir la France par l’Espagne, mais Walter Benjamin ne supporte pas l’annonce qui lui est faite, et la nuit suivante il se suicide dans sa chambre d’hôtel.

Finalement, Walter Benjamin n’aura échappé au Charybde sioniste où voulait le mener Gershom Scholem que pour tomber dans le Scylla marxiste, attiré certes par la séduisante Asja Lācis, mais où il allait subir le magistère tout compte fait peu bienveillant de Theodor Adorno. Au nombre des amis qui ne l’ont guère aidé, et qui, eux, ont su échapper à la traque nazie, il faut ajouter Bertolt Brecht, qui a réussi, lui aussi, à imposer un surcroît de culpabilité et de doute à Benjamin, un homme qui avait infiniment plus de talent et d’humanité que lui. On peut risquer l’hypothèse que ce sont ces doutes et cette culpabilité qui lui ont imposé ces dernières années à Paris dans une quasi-misère, et finalement il en est mort.