Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Trois livres pour s’instruire dans la bonne humeur
Sudhir Hazareesingh, Jacques Julliard et Laurent Binet
nous mènent de Descartes à Julia Kristeva en passant par Jean Jaurès
Article mis en ligne le 13 décembre 2015
dernière modification le 2 avril 2023

par Laurent Bloch

Ces derniers temps, sinistres, j’ai trouvé à lire trois livres qui m’ont appris des tas de choses sur la politique et la culture de notre pays, et ce tout en déclenchant des crises de fou-rire, ce qui est bon à prendre pour éviter la dépression. Bon, Laurent Binet, dont c’est le but, est plus drôle que Sudhir Hazareesingh et Jacques Julliard, auteurs de livres universitaires sérieux, mais sans dédaigner les pouvoirs cognitifs de l’ironie, voire du sarcasme. Je ne saurais trop vous conseiller de les demander au Père Noël.

Ce pays qui aime les idées - Histoire d’une passion française

Un livre de Sudhir Hazareesingh

Les lois de l’hospitalité sont sacrées : honneur à celui de ces trois auteurs qui n’est pas notre compatriote, et qui pourtant nous aime, parfois avec une indulgence excessive. Ce livre vient quarante ans après l’Histoire des Passions françaises de Theodor Zeldin, et il en reprend quelque peu le ton et la démarche, mais en limitant son enquête à une passion unique : celle des idées.

Sudhir Hazareesingh, britannique et professeur à Oxford, est né à l’île Maurice, où il a été nourri de culture française. Son père, Kissoonsingh, historien formé à Cambridge et à la Sorbonne, chef de cabinet du Premier Ministre de son pays, cultivait des liens étroits avec André Malraux et Léopold Sédar Senghor et recevait régulièrement à sa table l’attaché culturel de l’ambassade de France Antoine Colonna. La maison familiale du jeune Sudhir était abonnée au Nouvel Observateur, au Point et à L’Express, ce qui lui permettait de suivre de très près les débats qui agitaient alors l’opinion publique française, notamment entre Valéry Giscard d’Estaing et l’Union de la Gauche. À Oxford il fut l’étudiant de Tony Judt et de Vincent Wright, qui lui permirent d’approfondir sa passion de l’histoire politique de notre pays. Sudhir Hazareesingh est frappé par l’importance en France des débats d’idées, qu’il observe donc avec indulgence mais sans complaisance excessive : il aime visiblement la France et les Français, et n’en est que plus agacé par leurs comportements et leurs attitudes parfois peu excusables.

René Descartes

L’enquête de Sudhir Hazareesingh sur nos idées commence avec Descartes : est-il emblème de pensée plus unanimement révéré en notre pays ? Cette unanimité suscite les soupçons de notre auteur : en effet, si Maurice Thorez (« Le monde aime Descartes parce que, dans la France, il reconnaît Descartes et ceux qui l’ont continué. À travers les tempêtes et les nuits qui se sont abattues sur les hommes, c’est Descartes qui, de son pas allègre, nous conduit vers des lendemains qui chantent. ») et l’abbé Bernardin de Saint-Pierre sont d’accord pour encenser Descartes, ils ne doivent pas l’avoir lu tout à fait avec les mêmes lunettes. « Le républicain Edgar Quinet voyait en lui un symbole d’humilité chrétienne. Quant à Marcelle Joignet, elle fut de ceux qui le célébrèrent comme le père fondateur du féminisme... Ce qui amplifie encore la cacophonie, c’est l’habitude qui s’est développée d’utiliser le terme de cartésianisme pour résumer un large éventail de traits culturels français. Charles Péguy, saluant en Descartes un “cavalier français qui partit d’un si bon pas”, considérait que la pensée cartésienne était irréductiblement chrétienne et française, par sa dimension spirituelle et notamment par sa capacité à transmettre un sentiment de l’expérience de Dieu. »

Si je puis mettre mon grain de sel, mon expérience des livres et articles d’informatique me suggère fortement que, dans ce domaine tout au moins, les vrais cartésiens d’aujourd’hui sont les Américains, cependant que les auteurs français seraient plutôt bourbakistes, et de ce fait moins clairs, moins intelligibles (il y a bien sûr des exceptions).

Louis-Sébastien Mercier

Avant la lecture de ce livre j’ignorais tout de Louis-Sébastien Mercier, auteur sous couvert d’anonymat en 1770 d’un extraordinaire essai uchronique, L’An deux mille quatre cent quarante, qui eut un succès considérable. « Le triomphe de cet ouvrage reposait sur l’aisance avec laquelle il distillait la quintessence de l’air du temps, un progressisme où le lecteur repérait des allusions facilement compréhensibles au rationalisme des encyclopédistes, à la nécessaire séparation des pouvoirs définie par Montesquieu, au projet d’humanisation du système pénal préconisé par Cesare Beccaria et à l’idéal rousseauiste d’une communauté fondée sur la religion naturelle et les vertus civiques. Ce roman s’illustrait également de façon notable par sa critique virulente de l’Ancien Régime : l’“infamie” que représentaient la monarchie absolue et la papauté (“ce superbe et incroyable monument de la crédulité humaine”) était dénoncée de manière si violente que le livre fut rapidement interdit en France et en Espagne – acquérant ainsi une réputation sulfureuse qui fit certainement beaucoup pour son succès.

Les autorités avaient tout lieu d’être inquiètes, car Mercier semble faire preuve d’une prescience presque inquiétante, anticipant non seulement la Révolution, mais aussi des détails précis de son histoire : la chute de la Bastille, la fuite du roi, l’abolition de l’esclavage, la conception de la loi comme incarnation de la volonté du peuple et même la prédiction que la France deviendra une “république” ».

Auguste Comte

Auguste Comte, au début de sa carrière secrétaire d’Henri de Saint-Simon (le philosophe de l’industrialisation, pas son cousin mémorialiste), un peu oublié des jeunes générations mais dont l’influence fut immense, eut aussi un vaste public, assez disparate : d’Émile Durkheim à Charles Maurras, le moins que l’on puisse dire est que l’éventail idéologique est assez large.

À la fin de sa vie il professa d’étranges lubies : « la survie d’un même cerveau dans plusieurs corps, la mutation des vaches et autres herbivores en carnivores, l’incorporation des animaux altruistes (tel le chien) au sein de l’humanité, la parthénogénèse permettant de réaliser l’“idéal” de la mère vierge, l’amélioration eugénique de l’espèce humaine par le contrôle collectif de la procréation et de l’éducation, et la création d’une “biocratie” où seules les espèces remplissant des fonctions “utiles” seraient autorisées à survivre. Parmi les entités vouées à la disparition naturelle se trouvent les organes sexuels masculins. Le Système de Comte célèbre la chasteté, brandissant la promesse d’un “veuvage éternel” dans la société positiviste à venir – ce qui explique peut-être pourquoi l’ouvrage ne se vendit guère à plus de cinq cents exemplaires. »

Existentialisme et structuralisme

Là où l’extravagance et ce qu’il faut bien nommer l’indigence de nos divagations idéologiques passent les bornes de la patience de Sudhir Hazareesingh, c’est avec le soutien imperturbable de Jean-Paul Sartre au stalinisme. Il en sera de même avec la loi de 2004 contre le port du foulard islamique (en théorie pour interdire « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », mais personne n’est dupe), que tous nos amis étrangers contemplent avec consternation.

Sudhir Hazareesingh nous livre une analyse très fine du mouvement structuraliste, qui eut tant de succès, et de ses limites : Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Roland Barthes, Louis Althusser. Plus tard et différemment, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. Ils furent parmi nos meilleurs produits d’exportation. Sudhir Hazareesingh explique que leur immense (et tardif) succès aux États-Unis et en Angleterre repose sur un malentendu total : cette école française qui annonçait la mort de l’auteur et la fin du sujet a inspiré les gender studies et les post-colonial studies, qui défendent la continuité du sujet.

Il serait possible de continuer ainsi avec Renan, Guesde, les marxistes français : « Effondré par la façon dont les socialistes français traduisaient ses idées (sans parler de la manie qu’avaient ses trois filles de tomber amoureuses de Français), Karl Marx en vint même à déclarer un jour : “Je ne suis pas marxiste.” » Mais le mieux serait que vous lisiez le livre en entier. Juste un conseil à l’auteur : il écrit que l’expression « le mal de vivre » serait intraduisible en anglais, suggérons lui le spleen, si tant est que ce mot existe vraiment en anglais avec le sens que les Français lui ont donné. J’en profite pour saluer ici la qualité de la traduction de Marie-Anne de Béru, élégante et précise.

Les gauches françaises (1762-2012) - Histoire et politique

Un livre de Jacques Julliard

Des Lumières à la Révolution

1762 : l’affaire Calas et la parution du Contrat social sont peut-être les prémisses de cette invention typiquement française, la gauche. Bien sûr à l’époque elle ne s’appelle pas ainsi, mais Jacques Julliard s’emploie avec talent, érudition et esprit à mettre à jour l’apparition d’idées qui en participeront. Certes depuis Tocqueville on savait que la stricte séparation en France du monde des philosophes et de celui du pouvoir (royal, absolu, centralisateur) y avait favorisé, à rebours de ce qui se passait en Angleterre, la naissance d’idées chimériques parce que coupées de toute expérience pratique de l’univers politique (Hazareesingh n’avait pas manqué lui aussi de consacrer des pages stimulantes à ce phénomène). Julliard parcourt ce paysage à nouveaux frais et congédie quelques idées assez répandues : ainsi des légendes selon lesquelles les milieux protestants, ou jansénistes, eussent été les précurseurs du « progressisme » ou du « libéralisme » (l’anachronisme justifie les guillemets).

Si Voltaire est le seul philosophe a être descendu effectivement dans l’arène pour y défendre ce qui allait devenir les droits de l’homme, et pour cela on lui accordera des circonstances atténuantes pour ses innombrables méfaits (mépris des femmes et du peuple, antisémitisme, dénigrement de Leibniz qui le valait cent fois...), les écrits les plus subversifs de Diderot n’ont été publiés qu’après sa mort, et si Rousseau plaidait pour le bonheur du peuple en théorie, dans la pratique il recherchait plutôt la fréquentation et les aménités des riches et des puissants.

En fait Rousseau est le grand pourvoyeur de toutes les idéologies de gauche jusqu’à nos jours. Entre le Contrat social, l’Émile, les Discours, la Nouvelle Héloïse et autres, il y en a pour tous les goûts, du stalinisme au radicalisme Troisième République. Son idée que le Mal ontologique serait un simple effet de bord d’une mauvaise organisation politique et sociale, qu’il suffirait de modifier pour établir la Justice et le règne du Bien, a trouvé ses disciples avec les organisateurs du Goulag et d’Auschwitz, lieux de réparation sociale par élimination de quelques partisans impardonnables et incurables du Mal.

La figure la plus respectable qui se dégage de cette époque est celle de Condorcet, anti-colonialiste, anti-esclavagiste, défenseur des droits des femmes. Mais lisez Julliard, son analyse de la période révolutionnaire est excellente et novatrice.

La gauche libérale de la Restauration à la Monarchie de Juillet

Si avec le recul du temps le classement de Guizot et de Thiers parmi les hommes de gauche peut surprendre, Benjamin Constant est sauvé par son absence de participation gouvernementale, sa défense du régime parlementaire et, à mes yeux surtout, par son roman Adolphe. En fait ce sont les fondateurs avec Tocqueville du libéralisme français, philosophie politique dont il est fort regrettable qu’elle soit frappée en France d’une telle opprobre : dans notre pays on peut combattre soit pour la Liberté, soit pour l’Égalité, mais rarement pour une combinaison équilibrée des deux. Marcel Gauchet avait fait le même constat. Cela résulte sans doute du trait signalé ci-dessus, hérité de l’absolutisme monarchique, qui sépare strictement les penseurs du pouvoir et qui encourage les premiers à défendre des points de vue extrémistes plutôt que des compromis raisonnables et praticables. Signalons un bon article de Nicolas Baverez à ce sujet dans le dernier numéro de Commentaire (hiver 2015-2016).

Sautons quelques épisodes pour constater que ce caractère agonistique de la vie politique française a fait le lit du communisme, de Vichy, aujourd’hui du Front National.

Une identité anti-religieuse plus que laïque

Un autre trait de la gauche française qui ne laisse de plonger dans l’étonnement et l’incompréhension les observateurs étrangers, c’est son hostilité essentielle à la religion [1], et la dégringolade du catholicisme n’y change rien, à tel point qu’aujourd’hui une bonne partie de la gauche semble satisfaite d’avoir trouvé un nouvel ennemi suffisamment pugnace avec l’Islam. Tous nos amis étrangers sont consternés.

Immobilisme de la gauche contemporaine

La dernière partie du livre est le récit d’une descente aux enfers : l’assentiment de la gauche aux massacres coloniaux de Sétif à Madagascar, pouvoirs spéciaux votés à Guy Mollet pour la répression de la révolution algérienne, absence des combats d’émancipation sociale (féminisme, dépénalisation de l’homosexualité), pour aboutir à l’immobilisme des deux septennats de Mitterand et au néant d’aujourd’hui.

Je n’ai fait ici qu’effleurer la teneur de ce livre au style élégant et enlevé, dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture.

La septième fonction du langage

Un roman de Laurent Binet

Après l’ironie élégante de Messieurs Hazareesingh et Julliard, avec Laurent Binet nous avons droit à quelques moments de franche hilarité.

La scène est au Quartier Latin en 1980, Roland Barthes, en traversant la rue des Écoles, a été heurté par une camionnette conduite par un Bulgare, et il agonise au service des urgences de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Pour des raisons confuses, les mondes politique et intellectuel parisiens soupçonnent que cet accident n’en est peut-être pas tout à fait un, et le commissaire Bayard est chargé d’une enquête approfondie par le président Valéry Giscard d’Estaing lui-même. Bayard ne tardera pas à comprendre que pour y voir clair dans l’univers des sémioticiens où vont se dérouler ses investigations il lui faut un interprète, et il ira recruter plus ou moins de force à l’Université Paris-Vincennes un jeune chargé de cours en sémiotique, Simon Herzog. L’ambiance sur le campus est agitée : « La bande des jeunes fans rassemblés autour de l’homme aux bottes de lézard mauve scande “Spinoza encule Hegel ! Spinoza encule Hegel ! À bas la dialectique !” En sortant, Bayard et son nouvel assistant laissent passer un groupe de maos apparemment décidés à casser du spinoziste aux cris de “Badiou avec nous !” », le tout au milieu des dealers et des receleurs. Ayant fréquenté Vincennes à cette époque, je peux attester de la véracité du tableau.

Les personnages du roman, outre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, sont Julia Kristeva, Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy, Umberto Eco, Roman Jakobson, Jacques Derrida, Camille Paglia, Michel Foucault, Hélène Cixous, Tzvetan Todorov et j’en passe. Au début on est agacé par le côté story telling de l’énumération, mais on comprend vite qu’il s’agit d’autre chose. L’intrigue (et l’enquête), après l’Élysée, Vincennes et le Collège de France, nous emmèneront à Bologne, Ithaca (siège de l’université Cornell dans l’État de New-York), et Venise.

En fait Julia Kristeva est au cœur du complot avec quelques barbouzes bulgares auxquels elle donne ses rendez-vous secrets au Guignol du jardin du Luxembourg. Elle y emmène Philippe Sollers, qui crie « Guignol, Guignol ! » avec les enfants, dont il partage visiblement l’âge mental, cependant que Julia complote en bulgare avec les hommes de main.

Un jour, Philippe fait un gros caprice et trépigne, alors pour le calmer Julia le prend par la main : « Viens, on va lire du Joseph de Maistre ».

Comme j’ai toujours été amoureux de Julia Kristeva, et que je m’étais toujours demandé ce qui avait bien pu rapprocher une femme aussi belle et brillante d’une baudruche comme Sollers, là j’ai cru trouver la réponse, un intérêt réciproque bien géré, mais non : bien plus tard Laure Adler a consacré une semaine entière de son émission sur France Culture à Philippe Solers (quel gâchis !), une soirée était consacrée à Julia Kristeva, et il a bien fallu que je me résigne à la triste vérité : il était vraiment l’homme de sa vie.

Ce roman est très bien documenté et on apprend même des choses en linguistique, ne serait-ce que le résumé des six fonctions du langage selon Roman Jakobson. La description de l’université Cornell est croustillante, avec le cuisinier afro-américain qui, en un français parfait, décrypte pour le commissaire Bayard la composition et l’orientation philosophique des différents groupes répartis entre les tables de la cafétéria (pour un groupe d’inconnus, son assistant porto-ricain est en mesure de donner une hypothèse : « sans doute des heidegerriens »). Pour quelqu’un de ma génération, qui ai vécu l’hégémonie structuraliste, l’éviction du sujet, la mort de l’auteur et le congé donné au sens, ce roman est un retour dans le temps démystificateur et salubre.