Dans cet article disponible en ligne, Jean-Jacques Rosa offre une synthèse qui, au moins aux yeux d’un profane comme moi, donne un éclairage nouveau à la stagnation des économies européennes et plus particulièrement française.
Le propos de l’article est de comprendre les « mutations proprement extraordinaires qui viennent de se produire dans le monde, au cours des trois dernières décennies, en partant du fait qui apparaît fondamental : la translation libérale de toute la gamme des systèmes [économiques et politiques]. » Pour ce faire, et notamment pour expliquer pourquoi, malgré l’adoption universelle de politiques libérales, subsistent des différences importantes entre les systèmes économiques des différents pays, l’auteur propose de « rechercher d’une part une caractéristique commune, une nature générale partagée, de ces systèmes, et d’autre part identifier au moins une variable de différenciation, dont la valeur soit propre à chacun ».
Vertus du profit
Un système économique peut se définir par les réponses apportées aux questions : « qui doit décider de ce qu’il faut produire, en quelles quantités, et comment.
La question du comment, celle de la technique de production, nous donne la clé de l’unité de l’analyse : toutes les économies contemporaines utilisent de façon intensive le capital et ce sont les propriétaires de ces ressources en capital qui décident de leur utilisation et donc de l’orientation de la production. Elles sont donc toutes [...] capitalistes » [souligné par moi, LB]
La dévolution de la direction des entreprises aux détenteurs du capital vient de ce que celui-ci est rémunéré par le profit, qui est ce qui reste après que tous les autres partenaires de la firme ont été rémunérés. Le profit est donc vulnérable, d’autant plus que tous les autres protagonistes ont intérêt à le réduire : les salariés par des hausses de salaires, les clients par des baisses de prix, les fournisseurs par des tarifs plus élevés. Cette prérogative du profit est vertueuse parce que l’existence d’un profit atteste que « la valeur sociale des produits vendus par l’entreprise est supérieure à la valeur sociale des inputs qu’elle a soustraits à d’autres usages sociaux [...]. »
Jean-Jacques Rosa note ensuite la distinction entre la firme privée, animée en principe uniquement par la recherche du profit, et l’entreprise dont le propriétaire est l’État, qui dans sa gestion tient compte « des multiples revendications des divers groupes sociaux dont son pouvoir dépend. [...] De sorte que les performances économiques du capitalisme privé et de marché vont différer très sensiblement de celles du capitalisme d’État [...]. »
Vient ensuite la question des relations entre ces entreprises : « Il n’existe [...], lorsque les individus sont spécialisés (ce qui est la source de la richesse comme l’a montré Adam Smith), que deux modes de coopération possible dans la production : l’échange entre deux spécialistes sur un marché, par le mécanisme des prix, ou l’établissement d’une relation de commandement-subordination hiérarchique par laquelle un seul décide pour les deux. Smith a montré comment toute une société (État exclu[...]) pouvait fonctionner en ne reposant que sur des marchés. Et Lénine se demandait au début du XXe siècle, à l’inverse, comment organiser toute l’économie russe comme une immense et unique entreprise, c’est-à-dire selon le principe de commandement et de hiérarchie. »
Hiérarchie administrative ou décentralisation et marché
Les économies contemporaines associent, en proportion variable, la coopération par le marché et l’organisation hiérarchique. La part de l’organisation hiérarchique était beaucoup plus importante il y a trente ans qu’aujourd’hui. Pourquoi ? l’explication est inspirée de l’économiste Ronald Coase. Dans son texte Qu’est-ce qu’une entreprise ? Michel Volle aborde la question sous un angle voisin. Si l’entreprise agit sur un ou des marchés, son organisation interne n’est pas un marché : les décisions y sont prises selon un processus hiérarchique, comme dans une administration. Dès lors se pose la question de la taille optimale d’une telle structure hiérachique : selon quel critère sera déterminé le point au-delà duquel le recours à une organisation hiérarchique pour prendre les décisions de production et d’allocation des ressources sera plus rentable que le recours au fonctionnement d’un marché pour prendre ces décisions ?
Le coût des transactions sur un marché, nous dit Jean-Jacques Rosa, est essentiellement celui de l’accès aux informations pertinentes et des négociations (c’est-à-dire du traitement de l’information), qui mobilisent des compétences pendant un certain temps. Si le marché est imparfait, les informations difficilement accessibles, la prise de décision selon un processus administratif hiérarchique sera plus efficace.
Pour tout « ensemble social », il est dès lors possible de calculer un indice de décentralisation des décisions, égal au « ratio du nombre de décideurs au nombre de subordonnés ». L’indice du système soviétique était proche de zéro, celui d’une société où n’existeraient que des entreprises artisanales individuelles proche de un.
La période que Jean-Jacques Rosa nomme « le premier vingtième siècle », qu’il situe entre 1875 et 1975, a vu l’édification de structures administratives hiérarchiques géantes : grandes entreprises industrielles, système planifié soviétique, qui ont connu leur heure d’efficacité.
La révolution de l’information
Le début des années 1970 est marqué par l’invention du micro-processeur, qui va entraîner une chute vertigineuse et ininterrompue à ce jour du coût des ordinateurs et systèmes analogues, selon la loi de Moore, qui prédit une division par deux des coûts tous les 18 mois. Cette loi est vérifiée depuis 35 ans, et les annonces périodiques de la fin de sa période de validité ont à ce jour été successivement infirmées.
Même s’il est plus exact de dire que les ordinateurs traitent des données plutôt que de l’information, il reste vrai que le développement des sytèmes informatiques a bouleversé les conditions d’accès à l’information, et partant le fonctionnement des marchés.
Les grandes structures hiérarchiques du premier vingtième siècle cultivaient le secret et le cloisonnement de l’information, obtenir un exemplaire du rapport annuel aux actionnaires d’un grand groupe exigeait des relations ou des efforts de diplomatie, aujourd’hui le même document est en ligne sur le Web, accessible au plus misérable client.
Le fonctionnement informatisé des grandes places de marché est une illustration à grande échelle de cette transformation.
Ce bouleversement de la production et de la circulation de l’information à tous les échelons de la société a déplacé le point optimal du partage hiérachie administrative-marché. Les entreprises qui ne profitent pas de ces nouvelles possibilités pour introduire les mécanismes du marché dans des processus auparavant régis de manière administrative et centralisée subissent une perte relative de compétitivité.
Pour Jean-Jacques Rosa, c’est la capacité à tirer profit de cette révolution de l’information qui trace la ligne de partage entre les économies libérales qui réussissent (États-Unis, Grande Bretagne...) et celles qui stagnent (France, Italie...), avec entre les deux l’Allemagne qui se redresse.
La période dite des « Trente Glorieuses » en France a permis une expansion facile, d’une part parce qu’elle consistait en un rattrapage du retard français, pour lequel il fallait surtout regarder ce qu’avaient fait les pays plus avancés et en transposer les leçons en France. Mais aussi, « les structures d’organisation hiérarchiques qui convenaient à une société pauvre en information (celle du premier XXe siècle) deviennent le handicap fondamental dans une société d’abondance d’information ».
Rosa se démarque ici des déclinologues tels Crozier, Baverez ou Camdessus (il ne suffit pas de remplacer les politiques centralisées par d’autres également centralisées, c’est la centralisation elle-même qui est en cause) comme des apôtres du Mal français tels Alain Peyrefitte ou Thierry Wolton (« le mal n’est pas spécifiquement français : il est tout aussi bien allemand, italien ou japonais »).
Le coût salarial n’est pas le problème
Le diagnostic se fait plus précis en analysant les procédés utilisés par les personnels des hiérachies de type administratif pour préserver et conforter leur pouvoir, comme par exemple « freiner l’innovation de façon à préserver [leurs] rentes ».
Pour expliquer la stagnation européenne, Jean-Jacques Rosa n’est pas convaincu par « l’analyse la plus commune [, ...] celle du patronat et des banques, relayées par la Banque centrale européenne, qui met en cause les rigidités du marché du travail, c’est-à-dire en d’autres termes le coût salarial excessif. »
Cette analyse lui paraît simpliste, et surtout correspondre trop bien aux intérêts de la classe managériale centralisée, soucieuse de préserver l’organisation en place, génératrice de ses rentes de situation, tout en faisant supporter les sacrifices de la concurrence aux salariés. « C’est cette capture unilatérale par un patronat de rentes, et non sans ironie au nom de la concurrence, qui a discrédité le libéralisme économique aux yeux de beaucoup d’Européens. »
De même, augmenter les subventions publiques à l’éducation nationale lui semble contre-productif tant que son organisation centralisée en réduira le résultat à un apport de ressources supplémentaires non rémunérées aux grandes hiérarchies. (À propos de l’éducation nationale, j’emprunte à un article de Michel Volle consacré à la méthode d’évaluation d’une entreprise une notation particulièrement bienvenue, applicable également aux établissements publics de recherche : « Certaines entités anciennes sont la proie de réseaux politiques, syndicaux ou autres qui y prélèvent richesse et pouvoir d’influence. C’est signe d’une sénilité qui, dans des conditions économiques normales, conduit à la mort prochaine, mais qui peut durer indéfiniment dans les entités protégées par un monopole, notamment dans les administrations et les établissements publics. »)
Rosa conclut en évoquant les perspectives de « nos paléo-capitalismes » : transformer l’organisation, accepter l’impératif de décentralisation, c’est-à-dire de démocratisation de la décision, parce que la révolution de l’information a radicalement modifié les rapports entre les facteurs de production. « Les décideurs rentiers actuels s’y opposent évidemment, mais la valeur de leurs rentes va décliner à mesure que leurs économies péricliteront. » Il faut aussi éviter la « sur-centralisation européenne », « réduire l’importance excessive des hiérarchies administratives publiques », « introduire dans le secteur des entreprises le jeu
véritable d’une concurrence managériale ouverte, c’est-à-dire arbitrée par des marchés d’actions remplaçant l’actuel primat des financements protégés, corporatistes et institutionnels ».
Jean-Jacques Rosa invite le lecteur à consulter un exposé plus développé de ses idées dans son livre Le second XXe siècle dont sont disponibles en ligne l’introduction et la table des matières.