Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Shlomo Sand :
Comment le peuple juif fut inventé ?
Article mis en ligne le 26 septembre 2010
dernière modification le 26 novembre 2018

Existe-t-il aujourd’hui un peuple juif ? Si oui, descend-il d’Abraham, de Moïse et de celles et ceux qui les auraient accompagnés ? Et dans ce cas, a-t-il reçu de Dieu un bail sur la Palestine ? Peut-on alors connaître le cadastre du lieu, établi sans doute par Dieu ?

Si ces questions auraient pu paraître bien éthérées il y un siècle, même en regard de l’intérêt porté par des savants aussi éminents que Theodor Mommsen et Ernest Renan, il n’échappera à personne qu’elles sont aujourd’hui d’une actualité brûlante.

Shlomo Sand, professeur d’histoire à l’Université de Tel Aviv, part sur de nouveaux fonds pour aborder ces questions dans un livre essentiellement historiographique, c’est-à-dire consacré à la façon dont l’histoire a été écrite plus qu’à l’histoire elle-même, Comment le peuple juif fut inventé. On l’associe habituellement au groupe des nouveaux historiens israéliens, qui ont remis en cause les conditions de la création de l’État d’Israël en partant des documents rendus accessibles par l’ouverture des archives israéliennes et britanniques relatives aux événements de 1948, qui du point de vue israélien constituent la guerre d’indépendance, du point de vue palestinien la catastrophe (Nakba).

Au bout de cette enquête, Shlomo Sand veut tirer au clair la nature paradoxale de l’état d’Israël, qui, en se proclamant l’état de tous les Juifs, y compris ceux qui ne résident pas sur son territoire, se veut un état pour des gens qui ne sont pas ses citoyens et qui n’ont aucune intention de venir s’y installer, mais en même temps, de ce fait, refuse d’être un état pour ceux de ses citoyens qui ne sont pas juifs, soit 20% de sa population. Les citoyens non juifs d’Israël sont principalement des Palestiniens musulmans, mais aussi des chrétiens, des druzes et quelques autres, et ils sont privés de certains droits civiques et d’autres droits importants, comme l’accès à la propriété foncière, ce qui rend problématique l’affirmation du caractère démocratique de l’état d’Israël, pour lequel l’auteur envisage la notion d’« ethnocratie » (p. 576 [1]).

Naissance et critique de l’idée nationale

Shlomo Sand est spécialiste d’histoire moderne, un des axes de sa recherche est la question de l’émergence des nations et du nationalisme au XIXe siècle, et c’est à la lumière de ce travail (entre autres) qu’il se propose d’aborder les questions énoncées ci-dessus : son premier chapitre est un inventaire et une critique serrée des élaborations idéologiques apparues autour des notions de nation et de peuple. Sans prétendre résumer ici 70 pages particulièrement denses, disons qu’avant le XVIIIe siècle la notion de nation est dans les limbes, et que les nations n’existent pas de tout temps mais qu’elles résultent de l’action de mouvements sociaux animés par l’idée nationale.

Sand fait référence (p.76) à l’idée, énoncée par Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? en 1882, qu’une nation repose plus sur une volonté d’association que sur un réel passé commun (historique, racial ou linguistique).

Les mouvements nationaux ont dû élaborer des récits des origines des nations pour susciter l’adhésion des peuples destinés à les constituer. Les origines de la nation présentées par ces récits remontent à un passé aussi lointain que possible, et sont imaginaires : la nation française contemporaine n’a rien à voir avec les Gaulois qui vivaient dans des huttes avec un trou pour la fumée, pas plus que la nation danoise n’a de lien autre qu’imaginaire avec les Vikings sur leurs drakkars, ni que la nation grecque avec Périclès. Ce sont des mythes. Il n’y a pas vraiment d’origine commune, mais éventuellement le sentiment d’une telle origine.

Sand mentionne (p. 100 [1]) la thèse (controversée) émise par Hans Kohn en 1944, selon laquelle les idéologies nationales se divisent en deux courants principaux : le premier courant, illustré par l’Angleterre, les États-Unis et la France, se représente la nation comme une création volontaire du peuple, fondée sur les idées de la Renaissance et des Lumières, nourrie des principes individualistes et libéraux des bourgeoisies laïques qui en furent à l’origine. Cette conception de la nation est inséparable d’une dimension démocratique et universaliste.

Le second courant de l’idée nationale, illustré par l’Allemagne et la Russie, conçoit la nation comme une communauté organique, fondée sur les anciens liens du sang et de l’origine, avec une dimension mystique prononcée. D’ailleurs pour certaines de ces nations récemment indépendantes, comme la Pologne, l’Irlande ou la Grèce, ou pour d’autres comme la Russie, la religion est partie intégrante de l’identité nationale.

Hans Kohn a eu une vie pittoresque qui l’a bien préparé à étudier ces questions : né à Prague en 1891 dans une famille juive, il fut prisonnier de guerre durant cinq ans en Asie centrale soviétique, puis adhéra au sionisme et émigra en Palestine, mais cette idéologie le lassa et il s’installa aux États-Unis où il devint historien du nationalisme.

Le nationalisme juif

Dans la perspective de ce premier chapitre, le sionisme apparaît comme un nationalisme européen du XIXe siècle parmi d’autres, à cela près que lui font défaut les attributs habituels d’une nation : les juifs qu’il prétend réunir ne partagent en effet ni territoire, ni langue, ni culture, ni vie économique, pas plus qu’ils ne se reconnaissent membres de la même nation. La doctrine sioniste va s’employer à combler ces lacunes en donnant des réponses positives aux questions posées au début de ce texte.

Shlomo Sand décrit la formation progressive de la doctrine sioniste du peuple juif, destiné à former une nation sur la « terre d’Israël (Eretz Israel) ». Cela ne se fit pas sans hésitations et tatonnements, mais finalement dans les années 1960 la doctrine était bien établie, soigneusement retranscrite dans les manuels scolaires israéliens, et afin de veiller à sa conservation et à sa transmission fidèle, les universités israéliennes furent dotées de deux départements d’histoire : des départements chargés des sciences historiques en général, organisés comme les départements analogues des autres pays, et des départements consacrés à l’« histoire du peuple juif » (p. 48), isolés hermétiquement de toute contamination possible par les recherches historiographiques ou archéologiques récentes en provenance des départements d’histoire « normaux » locaux ou étrangers, et susceptibles d’en remettre les principes en cause.

Ainsi, « le débat public en Israël a certes connu des bruissements autour de la problématique “qui est juif ?”, d’ordre essentiellement juridique pour la reconnaissance de droits, mais cela n’a pas préoccupé les historiens [des départements d’histoire du peuple juif], pour qui la réponse est connue d’emblée : est juif le descendant du peuple contraint à l’exil, il y a deux mille ans » (p. 48).

De même, « les chercheurs “autorisés” du passé ne participèrent pratiquement pas à la controverse des “nouveaux historiens”, engagée à la fin des années 1980 et dont on a pu penser, pendant un temps, qu’elle allait mettre à mal quelques axiomes du discours mémoriel israélien. » (p.49).

En quoi consiste cette doctrine ? En gros, à prendre à la lettre le récit biblique comme la description cohérente d’événements historiques réels : la terre de Canaan a été promise aux descendants d’Abraham, qui sont venus l’occuper un peu plus tard pour former le royaume de David et Salomon dont les habitants étaient les Juifs (et dont tous les habitants étaient juifs). Il y a eu au VIe siècle avant notre ère un exil à Babylone, suivi d’un retour et de la reconstruction du temple de Jérusalem, et c’est apès la destruction du second temple par les Romains que les Juifs furent chassés de Palestine. Depuis les juifs sont des exilés parmi les nations, mais ils descendent tous bien des habitants de la Judée du premier millénaire avant notre ère, en se gardant soigneusement des mariages mixtes et des conversions, dont on connaît des exemples, mais très rares et sans conséquence.

Shlomo Sand consacre les trois chapitres centraux de son livre à la réfutation de ces fables, puisqu’il apparaît que malgré les mètres linéaires de recherches qui les ruinent, elles sont plus solidement établies que jamais.

Le caractère historique du royaume de Salomon n’est pas du tout établi, « il n’existe en fait aucun vestige de l’existence de ce roi légendaire dont la Bible décrit la richesse en des termes qui en font presque l’équivalent des puissants rois de Babylone et de Perse.

“Une fâcheuse conclusion s’impose donc : si une entité politique a existé dans la Judée du Xe siècle avant J.-C., cela ne pouvait être qu’une micro-royauté tribale, et Jérusalem n’était pas plus qu’une petite ville fortifiée. » (p. 234). Ce qui semble en revanche bien établi, c’est la persistance du polythéisme, de la diversité religieuse, et pour tout dire de la ferveur païenne parmi les populations palestiniennes (p. 235).

L’invention de l’exil

Un point crucial de la doctrine historique sioniste est le récit de l’expulsion des juifs de Palestine par les Romains après la destruction du second temple par Titus. En effet, si tous les Juifs étaient en Palestine avant cette date, s’ils ont tous été chassés, et si tout ceux qui vivent aujourd’hui aux quatre coins du monde sont leurs descendants en ligne directe, voilà qui pourrait fonder leur « droit au retour ».

En fait, ce que sait quiconque a voulu un peu se renseigner sur la question, et que Shlomo Sand relate plus en détail dans son chapitre 3, c’est que dès le VIe siècle avant J.-C. et probablement avant il y avait des Judéens (au sens d’originaires de la Judée : on ne peut dire des juifs, puisqu’à cette époque le canon de la religion juive n’était pas encore vraiment constitué) en Égypte, en Perse et dans des pays du bassin méditerranéen, notamment en Afrique du Nord sous influence phénicienne. Et si l’on étudie, à partir des documents et des traces archéologiques, les communautés juives de ces pays quelques siècles plus tard, la conclusion s’impose que leurs effectifs ne peuvent s’expliquer que par la conversion au judaïsme de populations locales, par exemple du fait du prosélytisme des éléments judéens.

Si tous les Juifs ne furent pas expulsés de Palestine par Titus et Vespasien après la révolte juive de 66 après J.-C. contre les Romains, la meilleure preuve en est dans la seconde révolte juive, sous Trajan et Hadrien, celle de Bar Kokhba en 132 de notre ère (pp. 249 et seq.). Et d’ailleurs il n’existe aucune trace d’expulsion systématique d’aucun peuple par les Romains, non plus d’ailleurs que par les Assyriens ou les Babyloniens, qui avaient par contre une politique d’installation dans leur capitale d’une partie des élites des peuples conquis, notamment afin de réduire les tendances irrédentistes au sein de leur empire. Les révoltés juifs furent exposés à des massacres et à des spoliations, mais rien ne permet de confirmer l’existence d’une décision de proscription générale.

Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de signaler (Sand le fait, pp. 354 et seq.) que David Ben Gourion et Yitzhak Ben Zvi (futur président de la République israélien) avaient écrit en 1918 un ouvrage fort bien documenté, Eretz Israël dans le passé et dans le présent, où ils exposaient l’idée que les paysans palestiniens du XXe siècle étaient les descendants des Juifs de l’époque romaine. Ils fournissaient à l’appui de cette thèse des arguments onomastiques, toponymiques et empruntés aux coutumes rurales locales, assez convaincants, et ils proposaient que ces Palestiniens autochtones soient de droit des citoyens à part entière du futur état juif. La révolte palestinienne de 1929, en montrant que les Palestiniens autochtones étaient tout à fait hostiles à la création d’un état juif dans le pays, a mis un terme à ces vaticinations utopiques, et a montré à beaucoup d’intellectuels juifs qui s’étaient laissés initialement séduire par le projet sioniste (comme mon propre grand-père Jean-Richard Bloch [2]) qu’il s’agissait bien en fin de compte d’une entreprise de colonisation, qui ne pouvait pas recevoir l’assentiment des Palestiniens.

Ces juifs qui ne venaient pas de Palestine

Démontrer que tous les Juifs venaient de Palestine d’où ils avaient été expulsés 19 siècles plus tôt était un point crucial de la doctrine sioniste parce que sinon le projet de retour en Palestine ne se serait en rien distingué d’une entreprise coloniale ordinaire.

Il fallait donc minimiser l’importance historique et démographique des populations juives dont l’absence de racines en terre sainte était avérée. Shlomo Sand consacre le chapitre 4 de son livre à rétablir quelques vérités sur ces populations, et notamment sur celles dont les effectifs semblent avoir été particulièrement importants : les Berbères d’Afrique du Nord convertis au judaïsme, sans doute dans le mouvement de la colonisation phénicienne, et les Khazars, peuple d’Asie centrale qui a créé un empire d’une certaine importance entre la Volga et le Don à l’époque de Charlemagne, et dont les souverains avaient adopté la religion juive. On peut y ajouter les juifs du Hedjaz et du Yémen, ceux d’Éthiopie, et bien d’autres encore, en Perse, en Égypte, en Europe de l’est, dans le Caucase, dont l’existence et les effectifs ne peuvent pas s’expliquer par des migrations à partir de la Palestine antique. On a pu reprocher à Sand d’exploiter un peu au-delà de ce qui aurait été raisonnable les sources relatives aux Khazars et à la reine juive des Berbères, Dihya-el-Kahina, sources rares et fragiles, d’autant plus que son argumentation n’en dépend pas vraiment.

La préface et l’avant-propos du livre de Shlomo Sand replacent ce travail dans le contexte biographique et professionnel de l’auteur, qui raconte qu’à l’issue d’une conférence qu’il avait été invité à donner à l’université palestinienne Al Quds pour présenter son livre, ses interlocuteurs palestiniens lui avaient demandé comment, après s’être livré à une telle réfutation des prétentions d’Israël à être l’état de tous les Juifs, même de ceux qui n’avaient nulle intention de venir s’y établir, ou qui étaient éloignés de toute pratique religieuse, après avoir remis en cause le caractère démocratique de l’état et mis en évidence les injustices commises à l’encontre de ses citoyens non juifs et des Palestiniens des territoires occupés, il pouvait continuer à y vivre, à en être un citoyen, et ainsi à donner son aval à la spoliation des Palestiniens. Il répondit que l’« on ne corrige pas une tragédie en en créant une nouvelle » (p. 14).