Il y a quelques jours j’ai trouvé dans le métro un livre abandonné, Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras [1]. J’ai vu la plupart de ses films et lu beaucoup de ses livres, mais curieusement pas celui-ci, le roman qui l’a rendue célèbre, publié en 1950. Le soir même j’en commençai la lecture, jusqu’à fort tard. Ce roman est fort sombre, Marguerite [2] est rarement folâtre, mais c’est un grand roman.
Marguerite Duras est née en 1914 à Gia Định près de Saïgon, où ses parents sont instituteurs. Son père, Henri Donnadieu, meurt sept ans plus tard. Après quelques années d’expédients, pianiste dans un cinéma, leçons de piano ici ou là, sa mère Marie achète une concession agricole au Cambodge, à Prey-Nop, à quatre-vingts kilomètres de Kampot : on retrouvera ces noms de localités dans le roman, Kam et Ram (Ream).
L’administration coloniale a trompé la veuve d’Henri Donnadieu : faute de pot de vin, la concession attribuée est pour l’essentiel un polder parfaitement inculte parce que chaque année en juillet il est envahi par la mer. Elle voudra ériger des digues pour protéger les terres, elles convaincra les paysans cambodgiens alentour de contribuer à son projet, ils y viendront, par dizaines ; elle s’endettera au-delà du raisonnable pour financer ces travaux grandioses. Las, les marées de juillet enfonceront les digues, elle est ruinée. Les paysans ne lui en voudront pas.
Dès lors la vie de la famille est au bord de la misère. Une misère qui n’a bien sûr rien à voir avec celle des paysans cambodgiens, que le roman décrit terriblement : faim permanente, mortalité infantile massive... Il faut d’ailleurs souligner qu’en 1950, en pleine guerre d’Indochine des dénonciations aussi violentes du colonialisme, de sa corruption omniprésente, de sa négation de l’humanité des colonisés n’étaient pas si fréquentes.
Suzanne, le personnage du roman qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Marguerite, sa mère et son frère vivent désormais dans le ressentiment, la rancœur. Au lycée, Suzanne subit l’humiliation de sa pauvreté à côté de ses condisciples filles d’administrateurs coloniaux habillées à la dernière mode et familières des courts de tennis (expérience vécue par l’auteure). Elle est pourtant à partir de la seconde une élève exceptionnelle, les professeurs se passent ses dissertations pour les lire, en mathématique elle n’a jamais moins de 19 (cf. la magnifique biographie de Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 80 et suivantes).
Sa mère (dans le roman tout au moins) la bat sans arrêt, pourtant la meilleure solution à ses problèmes financiers qu’elle envisage serait pour elle un beau mariage. Et justement, un jour à Ram apparaît un jeune homme richissime au volant de sa Morris-Léon Bollée, Monsieur Jo ; certes il est très laid et très niais, mais amoureux raide de Suzanne. Rien ne se passera comme il aurait fallu...
Le personnage de Joseph, le frère de Suzanne, exsude la haine du pauvre pour le riche, un pauvre dépourvu de moyens qui lui permettraient de lutter avec sa Citroën B12 contre la Morris-Léon Bollée de Monsieur Jo, alors il joue de sa force physique, de son aisance à séduire les femmes. On le retrouvera dans le film Des journées entières dans les arbres sous les traits de Jean-Pierre Aumont, vaguement proxénète, qui s’empare des bijoux de sa mère pour les jouer au casino...
Dès ce roman Marguerite déclare son amour fou au cinéma. Pas seulement des films, mais aussi de ce qui se passe dans l’âme du spectateur, de ce qui se passe dans la salle obscure, ici par exemple :
« Le piano commença à jouer. La lumière s’éteignit. Suzanne se sentit désormais invisible, invincible, et se mit à pleurer de bonheur. C’était l’oasis, la salle noire de l’après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toutes les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. » (p. 188 de l’édition Folio). « Avant de faire l’amour vraiment, on le fait d’abord au cinéma, disait-elle. Le grand mérite du cinéma c’était d’en donner envie aux filles et aux garçons et de les rendre impatients de fuir leur famille. Et il fallait avant tout se débarrasser de sa famille quand c’était vraiment une famille. » (p. 199).
J’ai longtemps pensé que c’étaient surtout ses films qui faisaient la grandeur de Marguerite, mais ce livre trouvé dans le métro, à l’écriture dépourvue de toute pitié pour le lecteur, aux émotions d’une amertume sans faiblesse, pourrait me faire changer d’avis.