Dans le prolongement d’un article précédent consacré à un texte de Jean-Jacques Rosa sur la crise des capitalismes hiérarchiques, voici une recension du petit volume que Thomas Philippon publie à La République des idées, Le capitalime d’héritiers.
L’interrogation est la même que chez Jean-Jacques Rosa : pourquoi l’économie de la France décline-t-elle, comme celle de l’Italie, mais à l’inverse de celle de la Grande-Bretagne ? Comme Rosa mais par des voies différentes, Philippon réfute la thèse qui attribue la cause de ce déclin aux seules rigidités du marché du travail et des prélèvements sociaux. Par l’analyse croisée de résultats de multiples enquêtes, il établit que les Français ont autant envie de travailler que les autres Européens, sinon plus, et que d’ailleurs les entreprises françaises ont autant envie de les embaucher. Il s’agit donc, comme pour Rosa, de trouver au moins une variable de différenciation qui permette d’expliquer la singularité française.
Après avoir montré que les caractéristiques des institutions nationales ne sont pas des variables explicatives suffisantes du taux de chômage de pays tels que la France, Philippon met en lumière une particularité forte de notre système social : la mauvaise qualité des relations de travail. Toutes les comparaisons internationales révèlent que les managers comme les employés français ont une opinion lamentable de leurs relations réciproques. Or les calculs de l’auteur exhibent une corrélation très forte entre la qualité des relations sociales, exprimée par la capacité de coopération entre managers et employés et par le degré de confiance mutuelle entre eux, et le taux d’emploi, ainsi qu’avec la performance économique.
Certes, corrélation n’est pas causalité, et il faut à Philippon quelques calculs supplémentaires pour démontrer que « la crise française est d’abord le fruit de relations sociales marquées par l’insatisfaction et la méfiance ». Lors du développement de l’économie capitaliste au XIXe siècle, tous les pays ont connu une première phase de « capitalisme sauvage » avec la répression violente des revendications ouvrières. Puis chaque pays a trouvé sa propre voie vers une paix sociale plus ou moins satisfaisante.
La voie française de paix sociale, nous dit Philippon, a été au XIXe siècle le paternalisme, puis au XXe siècle la bureaucratie : aucune de ces solutions n’a donné entière satisfaction. La « popularité » de la solution bureaucratique s’explique ainsi : lorsque la confiance n’existe pas et que la collaboration entre patrons et employés n’est pas possible, la définition des rôles respectifs par des règles écrites et par une hiérarchie rigide est un pis-aller. Cette façon de faire est en outre bien dans le fil de la tradition française étatique et administrative, depuis Richelieu et Napoléon ; elle est malheureusement particulièrement contre-productive à l’époque contemporaine, où comme l’a montré Rosa l’heure est au management décentralisé, à la délégation des responsabilités et à l’autonomie croissante des acteurs de l’entreprise.
Cette analyse met donc en lumière un management calamiteux des entreprises françaises, dont la responsabilité incombe aux managers comme aux représentants institutionnels des travailleurs, les syndicats. Philippon poursuit ses recherches en se demandant s’il est possible d’identifier des variables de différenciation entre les entreprises françaises, par exemple pour savoir si les entreprises familiales sont mieux placées, ou plus mal, dans ce classement de la qualité de management. Il distingue pour ce faire deux acceptions du qualificatif « familial » : il y a des entreprises dont le capital est la propriété d’une famille, en totalité ou de façon majoritaire, mais dont la direction est assurée par des managers professionnels, c’est le cas de PSA, cependant que d’autres sont possédées et dirigées par la famille du fondateur. Ce sont les entreprises à management familial qui ont les moins bonnes performances économiques. Mais le management le plus catastrophique est celui des entreprises à la tête desquelles sont parachutés des dirigeants issus de la haute fonction publique.
À partir d’ici, réflexions personnelles de Laurent Bloch, non imputables à Thomas Philippon.
Pour illustrer les conséquences néfastes de la direction d’entreprise exercée par de hauts fonctionnaires parachutés, les noms de Jean-Marie Messier et Michel Bon sont présents à l’esprit, sans oublier Noël Forgeard, dont la nomination à la tête d’EADS par la volonté de J. Chirac a entraîné une valse des responsables techniques qui n’a pas dû être totalement sans relation avec les difficultés récentes du groupe.