par Laurent Bloch
Après une admissibilité à Sèvres et des études de mathématique, ma tante maternelle Marcelle obtient un poste de professeur-adjoint à l’Institut français de Belgrade. Elle y rencontre Milan Markovitch, son aîné de neuf ans, ils se marient, et rentrent en France en 1938 lorsque Milan est nommé à la Légation de Yougoslavie à Paris. En 1940 la situation de Milan sous l’occupation allemande devient périlleuse : ils retournent en Yougoslavie en 1941, ce qui les place bientôt sous les bombes de l’invasion allemande d’avril 1941. En effet, l’Italie avait commencé à envahir la Grèce fin octobre 1940, mais contre toute attente l’armée grecque était en train d’infliger une défaite à l’armée italienne. Hitler, désireux de sauver la mise de son allié Mussolini, demande à la Yougoslavie un droit de passage pour son armée vers la Grèce, la Yougoslavie refuse, ce qui entraîne l’attaque allemande. On ne dira jamais assez que la résistance grecque et yougoslave aux agressions italienne et allemande a joué un rôle sans doute capital pour la suite de la guerre, parce qu’elle a retardé de deux mois l’attaque allemande contre l’URSS, qui aurait sans doute eu de meilleures chances de succès sans ce contretemps. Peut-être Moscou serait-elle tombée.
Les envahisseurs allemands démembrent la Yougoslavie, dont le territoire est partagé entre l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie, l’Albanie italienne, le Monténégro sous tutelle italienne et un État de Croatie qui comprend la Bosnie-Herzégovine, sous tutelle allemande comme ce qui reste de la Serbie. La Croatie, dirigée par un gouvernement fasciste, s’adonnera pendant toute la guerre à la purification ethnique, spécialement contre les Juifs, les Tsiganes et les Serbes. La résistance yougoslave est très active contre les Allemands, elle se double d’une guerre civile impitoyable entre les communistes dirigés par Josip Broz Tito et les Tchetniks nationalistes et monarchistes commandés par Draža Mihailović. La Yougoslavie est le pays qui a eu le plus de pertes humaines pendant la guerre, un cinquième de la population. À la fin de la guerre Churchill choisira Tito, les communistes l’emporteront, Mihailović sera fusillé.
Après la guerre, Marcelle et Milan regagnent la France. Marcelle est ingénieur chez Saint-Gobain, Milan enseigne le russe à l’université de Nancy.
Marcelle et Milan sont des montagnards émérites, férus de varape et de glacier. Ils ont leurs habitudes à Pralognan. À la fin des années 1950 ils y font construire un chalet, nous y passerons bien des vacances d’hiver et d’été, souvent sans nos parents, ou seulement avec notre mère (notre père n’apprécie guère les résidences secondaires de sa belle-famille).
Les premières vacances de ski seront à Pâques 1959, mon année de sixième, avec mes deux sœurs et mes deux tantes Renée et Marcelle, mais sans parents, le rêve ! Notre oncle Milan nous a inscrits aux cours de l’École de ski français (ESF), mais son côté macho ne peut admettre que je sois dans le même cours de débutants que mes sœurs plus jeunes, alors il m’a enrôlé directement dans le cours de deuxième étoile, où je souffre pas mal sur des pentes assez raides et gelées : c’est ainsi que je saurai assez vite faire des dérapages, mais pas de chasse-neige, contrairement à toute progression raisonnable. Milan est en quelque sorte un notable local, les dirigeants de l’ESF n’ont pu que lui accorder le passe-droit qu’il demandait.
Plus tard, j’ai treize ou quatorze ans, nous dînons au Vieux Chalet, il y a Marcelle, Milan, notre mère, mes sœurs et moi. Milan commande une bouteille de vin blanc de Savoie, sert les dames, se tourne vers moi : « Tu veux un petit peu de vin blanc, Laurent ? ». Ma mère, du tac au tac : « Si tu acceptes, tu as une gifle ». J’accepte, j’ai la gifle (peut-être la seule, en tout cas la dernière), pas le vin blanc.
Plus tard, dans leur appartement de la rue de Seine et en l’absence de notre mère, Marcelle et Milan auront tout loisir de m’initier aux plaisirs du vin, des liqueurs légères, du tabac. Par Milan, et aussi par Kotia Sokolov, beau-frère russe de mon oncle Georges, j’ai connu ce que l’on appelle « charme slave », un cocktail d’humour et d’empathie assaisonné d’un accent inimitable.
Kotia Sokolov, architecte, avait fui les bolchéviks au début des années 1920. Bien qu’il ne fût pas juif, il était le seul membre de la famille à parler yiddish, parce que les commerçants de sa petite ville des environs de Vitebsk étaient tous juifs, alors quand sa mère l’envoyait faire des courses, il apprenait leur langue. Il avait épousé la sœur de Georges, obtenu sa naturalisation, fait son service militaire et mené une assez belle carrière.
Dans la guerre civile yougoslave, Milan était du côté des Tchetniks, et après la guerre il n’a pas pu remettre les pieds dans son pays, mais son frère venait parfois lui rendre visite. Ses conversations politiques avec mon père après la rupture entre Belgrade et Moscou étaient compliquées : « Ah, Tito, ce salaud communiste ! » « Mais non, Milan, c’est un agent trotskyste des impérialistes américains ! ». Le grand appartement rue de Seine, selon les ragots familiaux, était peut-être lié à des fonctions officieuses dans le gouvernement en exil du roi Pierre II, qui n’a jamais abdiqué.
Pralognan est un endroit magnifique, pas vraiment idéal pour de très forts skieurs parce que le nombre de pistes est limité, mais les paysages sont d’une variété sans égale, et l’été il y a des courses pour tous les goûts et tous les niveaux autour de la plus grande calotte glaciaire d’Europe. Et comme me l’a fait remarquer plus tard mon épouse, c’était surtout le seul endroit où pendant mon enfance et mon adolescence j’étais vraiment heureux.
Marcelle est une intellectuelle non communiste, ouverte à toutes sortes de courants artistiques et littéraires, je découvre dans sa bibliothèque qu’il y a d’autres écrivains que ceux qui ont droit de cité chez mes parents. J’y déniche notamment L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute, qui me dote d’une méthode générale pour identifier les écrivains désapprouvés par mes parents, articulée autour des trois plus grands écrivains (selon Nathalie Sarraute, mais ce point de vue se défend) du premier vingtième siècle, Marcel Proust, Franz Kafka et James Joyce.
Ma mère haïssait son beau-frère, pour elle les Tchetniks étaient assimilés à des hitlériens, et après la mort prématurée de Marcelle en 1964 il ne fut plus question de relations avec lui, donc plus de vacances à Pralognan. Je n’y retournerai qu’à la fin des années 1990, grâce à un stagiaire dans mon équipe à l’Institut Pasteur qui connaissait l’endroit, et qui m’a garanti qu’il n’avait pas été défiguré par des constructions du style Les Arcs ou Avoriaz. Depuis nous y allons régulièrement.