Ce texte est extrait de mon livre Systèmes d’information, obstacles et succès, paru en mars 2005 aux Éditions Vuibert.
L’étude des pratiques néo-malthusiennes, telles que les organisations de production « juste à temps » et « zéro stock », la réduction des coûts par n’importe quel moyen et l’externalisation à tout crin, montre que, bien souvent, sous prétexte d’efficacité et de rentabilité, elles organisent le gaspillage et le désinvestissement. Cette réflexion nous mène à Alexandre Zinoviev, professeur de philosophie et de logique à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), expulsé d’URSS en 1978 après la parution clandestine de son livre Les hauteurs béantes [1], et revenu en Russie en 1999. Dans cet ouvrage, qui mêle la fiction à la philosophie et à l’analyse politique, Zinoviev élabore une théorie du fonctionnement de la société soviétique dont beaucoup d’aspects s’appliquent bien à tout univers bureaucratique, qu’il s’agisse des états-majors des grandes entreprises multinationales, des universités ou des administrations centrales du secteur public français.
Une des thèses les plus pénétrantes de Zinoviev consiste à distinguer le travail de l’imitation de travail (p. 216-218).
« Le travail nécessite souvent peu de monde (parfois deux ou trois, ou à la rigueur cinq personnes). L’imitation du travail mobilise de grandes masses de gens, qui peuvent se compter par dizaines et par centaines...
Bien souvent, le travail peut être fait en quelques jours ou en quelques mois. L’imitation du travail peut durer des années ou des décennies entières...
Le travail est discret, banal, ennuyeux. Il est laborieux. L’imitation est faite d’agitation. On peut la figurer comme une immense représentation théâtrale. Ce sont des réunions, des symposiums, des rapports d’activité, des voyages, des luttes groupusculaires, des remplacements de direction, des commissions, etc. »
Zinoviev applique ce concept d’imitation de travail à l’analyse de la société soviétique dans son ensemble et aussi, de façon plus particulière, au monde de la création intellectuelle, de la recherche scientifique et des universités. On pourra penser à un rapprochement avec le chef-d’oeuvre de Robert Musil, L’homme sans qualité, et à sa description ironique, acerbe mais pleine d’humanité de l’Action parallèle, regroupement de dames aristocratiques et d’intellectuels mondains pour améliorer le climat spirituel de l’empire austro-hongrois, alors que l’on est à la veille de la guerre de 1914-1918 et à l’avant-veille de l’ascension du nazisme.
Le lecteur qui aurait fréquenté certains états-majors du secteur tertiaire, certaines administrations centrales ou certains milieux académiques conviendra sans doute que la description de Zinoviev ne s’applique pas uniquement au système bureaucratique soviétique. Lorsque, après avoir fréquenté pendant plusieurs années le monde des administrations financières françaises, j’ai lu ces lignes --- je ne saurais trop conseiller au lecteur de se reporter au texte intégral --- j’ai eu l’impression précise de lire une analyse pénétrante d’une situation vécue des dizaines de fois. Depuis lors, d’innombrables réunions de groupes de gestion de projet ou de commissions des marchés ont enrichi ma collection d’imitations de travail, et la suite de ce livre ne manquera pas d’y puiser.