Des auteurs qui scrutent la démographie française, Hervé Le Bras est
sans doute celui qui emploie à cette tâche les moyens statistiques et
informatiques les plus subtils. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il y
mette à jour les phénomènes les moins attendus et les évolutions les
moins prévues, et qu’il réfute parfois les hypothèses les plus
communément admises avec une évidence désarmante. Ce travail décapant,
commencé, du moins pour ce qui en est apparu dans les librairies
ouvertes au public, avec L’invention de la France (avec Emmanuel
Todd, Paris, Pluriel, 1981, épuisé, mais si vous le trouvez chez un
bouquiniste n’hésitez pas), a produit cette année 2007 chez Odile Jacob
Les 4 mystères de la population française, que je ne saurais trop
vous recommander. À lire aussi, un petit volume d’entretien entre Le Bras et Julien Ténédos : Entre deux pôles — La démographie entre science et politique, chez Aux lieux d’être. À l’occasion du récit d’un itinéraire personnel, c’est l’histoire de la construction d’une science et l’analyse de ses usages qui sont mises en perspective, sans que la richesse de l’information élimine l’humour et la distance.
La France, terre d’émigration
Quel est le premier de ces quatre mystères ? S’il est un dogme établi
par les sciences humaines nationales, c’est bien celui de la France,
terre d’immigration : contrairement à nos voisins italiens, anglais
ou allemands, nous n’aurions aucune propension à quitter notre terre
natale, qui, au contraire, attirerait par ses douceurs les candidats à
l’immigration de toute la planète.
Pour s’en assurer, Hervé Le Bras compile avec soin les pyramides des
âges pour chaque année de 1990 à 1999, données publiées par l’INSEE
sur son site, ce qui au demeurant permet à tout
un chacun de refaire les calculs s’il doute des résultats. Et là,
surprise : à partir des pyramides et des statistiques de mouvement de
la population, également publiées par l’INSEE, et par des calculs
précis, H. Le Bras met en évidence que chaque année pendant la période
considérée ce sont de l’ordre de 50 000 jeunes de 20 à 30 ans qui ont
émigré de France. L’évidence numérique est patente, mais tellement
contraire aux idées courantes sur le sujet qu’elle s’est heurtée à la
résistance des consciences.
La révolution de la longévité
Dans ce chapitre Hervé Le Bras étudie le vieillissement de la
population, la durée d’activité et l’âge de la retraite. Tout le monde
sait que l’espérance de vie en France a connu une augmentation
spectaculaire au cours du siècle écoulé, mais tout le monde n’a pas
forcément envie de savoir que cette longévité accrue s’accompagne d’un
état de santé et d’aptitude physique et intellectuelle également
amélioré, ce qui remet en cause la précocité actuelle de la cessation
d’activité.
Les courbes calculées par Le Bras (encore une fois d’après
des données que chacun peut se procurer et contrôler) sont éloquentes :
en 1936 en moyenne les hommes commençaient leur vie active sept à
huit ans plus tôt que de nos jours et en voyaient le terme près de
vingt ans plus tard (ce dernier résultat en partie expliqué par
l’importance de l’emploi agricole, pour lequel la sortie d’activité
n’est pas aussi tranchée que pour le salariat industriel ou
tertiaire). Nous devons nous faire à l’idée de l’allongement à venir, inéluctablement, de la durée d’activité, ce qui suppose un effort collectif de formation : le salarié « âgé » est apte physiquement et intellectuellement à
travailler, mais sa qualification professionnelle n’a pas toujours
suivi l’évolution du monde économique ; c’est un des problèmes de
l’emploi français si on le juge à l’aune des comparaisons
internationales.
Les chiffres de l’immigration
Voilà un sujet brûlant s’il en est : Le Bras lui applique une de ses
méthodes favorites, prendre au pied de la lettre les nomenclatures,
les classements et les chiffres de quatre organismes (Insee, Ined,
OCDE, Haut Conseil de l’intégration), les décortiquer par le menu,
effectuer des recoupements soigneux dont personne ne s’était donné la
peine pour en montrer l’incohérence et l’arbitraire. Entre les
Français résidents à l’étranger dont on ne sait pas s’ils pénètrent
sur le territoire national pour un retour définitif ou pour des
vacances, les étudiants dont on ignore s’ils resteront pour une année
d’étude ou pour plus longtemps, les familles des travailleurs et
celles des réfugiés, les ressortissants de l’Espace économique
européen, à ne pas confondre avec l’Union européenne, dotés de droits
particuliers, tout concourt à faire des nomenclatures administratives
un imbroglio et des chiffres qui en résultent matière à une
interprétation dont on comprend vite qu’elle a des limites, pour ne
pas dire des impasses. Bref, l’observation des flux aux frontières ne
saurait nous donner une image fidèle des migrations.
La France ne dispose pas de registre de population, solution adoptée
par la Belgique ou l’Allemagne, mais politiquement impraticable chez
nous à cause de l’usage qu’en a fait le gouvernement de Vichy, ce qui
ne laisse comme instrument d’analyse des migrations que les
recensements de la population : si l’on ne peut pas observer les flux,
on regardera les stocks, et leurs variations d’un recensement à
l’autre.
Mais là, justement, l’Insee a récemment décidé de renoncer
aux recensements, qui avaient lieu à peu près tous les dix ans, le
dernier en 1999, pour les remplacer par des sondages qui touchent
chaque année 20% de la
population : si cette nouvelle méthode, dont la seule justification
est la simplification de la gestion budgétaire de l’Insee, permet,
nous dit-on et c’est à voir, de maintenir la cohérence des chiffres à
l’échelle nationale, elle a des effets catastrophiques pour toutes les
données qui concernent des populations à effectifs plus réduits, par
exemple à l’échelle d’une région ou d’un département, ou
justement comme les migrants. La conclusion d’Hervé Le Bras est
radicale : à l’heure où les migrations sont l’objet d’un débat
national, la France vient de se priver de tout moyen de s’en faire une
image objective.
Fécondité, remplacement des générations, désert français...
Dans chacun des autres chapitres du livre, Hervé Le Bras s’attaque aux
mythes tenaces de la démographie française avec le même esprit
décapant. Il réfute non seulement la capacité de l’indice conjoncturel
de fécondité (le fameux « nombre d’enfants par femme ») et de sa valeur
censée assurer le « remplacement des générations » (le non moins
fameux chiffre de 2,1) à prédire l’avenir de la population, mais il en
détruit jusqu’à la façade de cohérence pour montrer à quel point il
s’agit d’une construction idéologique.
Autre mythe, celui créé en 1947 par le livre de Jean-François Gravier
Paris et le désert français, autre réfutation : depuis un petit
nombre d’années, ce sont les zones rurales les plus éloignées des
centres urbains qui se repeuplent. Que faut-il pour s’en apercevoir ?
Certes, des outils statistiques d’une certaine finesse maniés avec
doigté, mais surtout un esprit affranchi des préjugés communs.
Bref, vous devriez le lire, c’est chez Odile Jacob.