Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Antoine Compagnon :
Proust du côté juif
Une analyse approfondie qui renouvelle complètement le sujet
Article mis en ligne le 9 février 2023
dernière modification le 13 février 2023

par Laurent Bloch

Soucieux d’éviter le judéocentrisme, j’avais résisté à la tentation de ce livre, mais un ami m’a convaincu de le lire, ne serait-ce que pour les apparitions qu’y font certains membres de ma famille. Et il a eu raison : c’est passionnant, une véritable enquête de roman policier, avec la découverte de sources inédites et la réfutation d’un grand nombre d’analyses antérieures.

Proust (et son narrateur) au sein du monde juif

Marcel Proust était le fils du docteur Adrien Proust, sommité du monde médical, précurseur de l’épidémiologie, inventeur de l’idée de cordon sanitaire, et de Jeanne Weil, issue d’une lignée d’industriels et de négociants juifs. Le docteur Proust et ses fils étaient baptisés dans la religion catholique, mais pas Madame Proust, aux obsèques de laquelle son fils Marcel a fait venir un rabbin pour prononcer les prières juives qui convenaient. Plusieurs personnages juifs jouent des rôles importants dans son œuvre À la recherche du temps perdu : Swann, Bloch, Nissim Bernard, Rachel. Les péripéties de l’affaire Dreyfus, les positions des différents personnages à l’égard de l’Affaire, leurs évolutions au fil du temps composent une trame qui court tout au long de l’œuvre. Dans la vie Proust était dreyfusard, c’est lui qui a rallié Anatole France à cette cause, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir parmi ses amis des antisémites patentés, comme Léon Daudet, membre du jury du prix Goncourt, et qui joua un rôle déterminant dans l’attribution de ce prix à Proust, en 1919, pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, second volume d’À la recherche du temps perdu.

Bref, la question juive est omniprésente dans la vie de Proust comme dans son œuvre, et les rapports compliqués que l’on peut établir entre le narrateur d’À la recherche du temps perdu et son auteur se prêtent à quantité d’hypothèses et d’analyses, ce à quoi n’ont pas manqué nombre de critiques et d’historiens de la littérature au fil des décennies. En fait, comme le rapport de Marcel Proust à son ascendance juive est ambivalent, et que sans jamais renier sa judéité il ne s’en réclame pas non plus, avant sa mort en novembre 1922 peu d’auteurs se sont exprimés sur la question, et toujours de façon très allusive, par un parallèle avec Montaigne qui était un clin d’œil aux initiés. Bien sûr, quelques individus orduriers tels qu’Édouard Drumont avaient moins de retenue, mais nous les oublierons volontiers.

Le point de départ de l’enquête

Mais de la mort de Proust à nos jours une succession ininterrompue de commentateurs ont retourné la question de son attitude à l’égard de la judéité, des Juifs et de l’antisémitisme sous tous les angles (j’ai déjà évoqué sur ce site le point de vue d’Alessandro Piperno). Antoine Compagnon n’entreprend pas la recension (impossible) de ce corpus multilingue de plusieurs mètres linéaires de bibliothèque, il en dégage les principales tendances et les auteurs les plus notables, selon les époques.

« Le point de départ de [l’enquête d’Antoine Compagnon] est une phrase de Proust, souvent citée, à la manière d’ultima verba sur la question juive. Dans ses dernières années, Proust aurait confié à un correspondant dont l’identité nous reste inconnue (du moins pour le moment) : “Il n’y a plus personne, écrivait-il, il n’y a pas longtemps, à un ami, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents.”
...
“L’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil, grand-père de Mme Proust, née Jeanne Weil, était né vers 1780 à Niederenheim en Alsace (Niedernai, Bas-Rhin). Fondateur de la dynastie des Weil, il fut inhumé dans le carré juif du Père-Lachaise en 1828. C’était sur sa tombe que le grand-père de Proust, Nathé Weil, menait rituellement son petit-fils. »

Déluge d’interprétations

Ce sont cette phrase et ces circonstances qui ont souvent amorcé les lectures juives de Proust, par des Juifs ou des non-Juifs, lectures qui se sont poursuivies par de nombreux épisodes d’À la recherche du temps perdu, de la correspondance, et de Jean Santeuil après la publication de ce dernier texte.

André Spire (1868-1966), un personnage central du livre de Compagnon, sera parmi les premiers de ces lecteurs de Proust, par un article de 1923 publié d’abord en anglais dans la Jewish Chronicle, repris en français par les Nouvelles littéraires, enfin développé en 1928 dans Quelques Juifs et demi-Juifs. À ses côtés on trouve Georges Cattaui (1896-1974), Juif d’ascendance égyptienne, pendant un temps secrétaire du roi Fouad 1er, toute sa vie interprète et commentateur de Proust, traducteur de la biographie de référence de George Painter.

La question posée plus tard (jusqu’à aujourd’hui, surtout par des auteurs anglo-saxons) mais qui ne préoccupait guère cette première vague de commentateurs de Proust était de savoir si l’auteur d’À la recherche du temps perdu était affecté de la soi-disant « haine de soi » juive, cette passion dont il est d’autant plus facile d’accuser quelqu’un de la nourrir qu’elle est par définition objet de déni ou de refoulement, et qu’il n’y a donc pas de preuve factuelle, seulement des exégèses emberlificotées. En fait, pendant ces années 1920, les principaux courants d’opinion étaient très variés, mais l’idée de « haine de soi » n’y apparaît pas :

 Les articles des publications institutionnelles juives, émanations du rabbinat, du consistoire, n’ont pas d’états d’âme : être juif, c’est respecter les commandements de la religion, point final ; tous ces demi-juifs, issus de mariages mixtes, ces juifs sécularisés et consorts, sont des apostats, des goyim ou les deux, ce qu’ils peuvent lire ou écrire n’a aucun intérêt, mais il faut néanmoins en publier des condamnations dans la presse communautaire, parce qu’ils risquent d’avoir une influence néfaste sur les vrais Juifs.

 Pour certains auteurs, comme par exemple Léon Pierre-Quint, juif sécularisé, un des premiers exégètes d’À la recherche du temps perdu (Marcel Proust, sa vie, son œuvre, 1925), l’ascendance juive de l’auteur ne saurait avoir aucune influence sur la teneur de l’œuvre ni sur son style. Ce sera aussi le point de vue de Benjamin Crémieux dans un article de 1925 dans les Nouvelles littéraires où il ne mentionne pas Proust, mais il aura changé d’avis en 1929 dans son livre Du côté de Marcel Proust. Quant à René Groos, « juif d’Action française », antisémite, il lui faut bien des contorsions rhétoriques pour concilier ses idées avec son admiration pour Proust.

 Denis Saurat (1890-1958) reprend en gande partie les commentaires de Léon Pierre-Quint, mais il n’hésite pas à écrire : « Le style proustien est le style du rabbin commentant les Écritures » ; il lance ainsi la légende du style rabbinique de Proust, voire de sa familiarité avec la Kabbale et le livre du Zohar : malgré des investigations minutieuses, Antoine Compagnon ne parviendra à identifier aucun fondement réel à ces élucubrations.

 Georges Cattaui (1896-1974) et son cousin Jean de Menasce (1902-1973), tous les deux issus de la grande bourgeoisie juive égyptienne, appartiennent avec André Spire au courant qu’Antoine Compagnon qualifie de sioniste, et au sein duquel j’ai découvert avec une certaine surprise mon grand-père Jean-Richard Bloch ainsi que celle qui fut pendant quelques années sa belle-sœur, Ludmila Savitzky. En tout cas le sionisme de Cattaui et de Menasce suscita en eux une telle exaltation mystique et prophétique qu’ils finirent par se faire baptiser dans la foi catholique, et que le second entra dans les ordres et devint un théologien dominicain de grande réputation.

 Antoine Compagnon mentionne un auteur dont les analyses tranchent nettement sur celles des commentateurs mentionnés jusqu’ici : « Le premier critique d’origine juive à exprimer de sérieuses réserves, argumentées, sur la représentation des personnages juifs dans À la recherche du temps perdu fut Siegfried van Praag. Son long article, “Marcel Proust, témoin du Judaïsme déjudaïsé” [fut] publié dans trois livraisons successives de La Revue juive de Genève en mai, juin et juillet 1937. » Van Praag, Juif néerlandais, avait une toute autre vision des relations des Juifs avec la société non-juive, et il écrivait à une autre époque : « On est alors tout à fait sorti des années 1920, qui avaient vu une atténuation de l’expression publique de l’antisémitisme ». Les Pays-Bas n’avaient pas connu le phénomène typiquement français de l’israélitisme, de l’illusion, dans la bourgeoisie juive, de l’assimilation, de l’évanouissement de l’identité juive, et les Juifs de ce pays n’éprouvaient le besoin ni de prendre position par rapport à lui, ni de lui témoigner de l’indulgence ; ils vivaient dans une société où leur identité minoritaire n’était pas considérée comme une bizarrerie. L’article de van Praag est réputé avoir influencé le livre d’Hannah Arendt Sur l’antisémitisme, dont un chapitre est consacré à la figure du paria, personnifiée par Marcel Proust, mais j’avoue ne pas croire à cette influence.

Le sionisme et l’antisémitisme des années 1920

Pour introduire les positions des lecteurs juifs de Proust lors de ces années 1920, je ne puis mieux faire que citer l’introduction d’Antoine Compagnon : « Les jeunes gens de cette classe d’âge, revenus de l’illusion assimilationniste qui avait caractérisé l’israélitisme et le franco-judaïsme entre la Restauration, la monarchie de Juillet et l’affaire Dreyfus, furent nombreux à être tentés par le sionisme politique après la déclaration Balfour de novembre 1917, en faveur de l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. » Mais leur sionisme était assez différent de ce que recouvre ce terme aujourd’hui : aucun des commentateurs de Proust évoqués par Compagnon n’a envisagé sérieusement d’aller s’établir en Palestine, il s’agissait essentiellement pour eux d’assumer ouvertement leur judéité, généralement sans composante religieuse, ce qui leur valait l’hostilité du judaïsme consistorial et rabbinique. Ils étaient en fait plus laïques que sionistes.

De nos jours, et depuis quelques décennies, « ... Proust est parfois qualifié d’“antisémite” à présent, voire d’“antijuif”. Le traitement de Bloch, Swann, Nissim Bernard ou Rachel dans son roman choque les sensibilités actuelles. La dissertation sur la “race maudite” dans Sodome et Gomorrhe I, associant les homosexuels et les Juifs, est de plus en plus perçue au XXIe siècle comme “une forme classique de haine de soi”. » Ces jugements sont ici empruntés à Alessandro Piperno et à Jonathan Freedman, mais ils étaient étrangers à André Spire et à Benjamin Crémieux. Je ne puis m’empêcher de déceler quelque tartufferie dans ces cris d’orfraie, qui auraient fort étonné André Spire, ses jeunes collègues... et mon grand-père.

Promenade au Père-Lachaise

Par une belle journée d’hiver, guidé par le livre d’Antoine Compagnon et avec l’aide de la photo de la tombe des grands-parents de Marcel Proust qu’il contient, je suis monté au cimetière du Père-Lachaise et je l’ai trouvée.

Tombe des grands-parents de Marcel Proust, le long de la rue du Repos
Inscription des noms des grands-parents de Marcel Proust

Comme l’indique la mystérieuse citation, dont Antoine Compagnon a mis au jour l’origine avec l’aide de Nathalie Mauriac Dyer et de Marie-Brunette Spire, elle est le long du mur qui sépare le cimetière de la rue du Repos, dans l’angle Sud-Ouest, en bas de la pente.

Si l’on emprunte, en allant vers le Nord-Ouest, vers l’avenue Gambetta, l’allée qui longe le flanc Sud-Ouest du crématorium du cimetière du Père-Lachaise, après quatre ou cinq rangées de tombes, on aperçoit sur la droite la tombe de Marcel Proust. On la voit de l’allée, elle est mentionnée sur les plans, les gardiens la connaissent et peuvent l’indiquer aux visiteurs.

Un peu plus loin à l’intérieur de la division 85 du cimetière se trouve un petit carré de tombes musulmanes, qui abrite la sépulture de Mahmoud Al Hamchari, qui fut représentant à Paris de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) [1].

Très tôt, il y a des décennies, j’ai observé la proximité de ces deux tombes ; elle m’a plu ; il me plaît d’imaginer qu’elle n’aurait pas déplu à ceux qui y reposent. Marcel Proust vivait pleinement sa judéité au sein de la société française, l’idée d’une entreprise coloniale pour la poursuivre lui aurait été, me semble-t-il, parfaitement étrangère.

Tombe de Marcel Proust
Tombe de Mahmoud Al Hamchari