Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Moustapha Safouan, psychanalyste
Pourquoi le monde arabe n’est pas libre
Un essai de philologie politique
Article mis en ligne le 3 juin 2016
dernière modification le 9 juin 2016

par Laurent Bloch

Le dernier livre de Boualem Sansal, 2084 - La fin du monde, dont j’ai rendu compte ici-même, m’amène à me poser la question de savoir s’il a lu cet essai de philologie politique publié en 2008 par le psychanalyste franco-égyptien Moustapha Safouan (constitué de textes dont certains sont antérieurs). Je l’ignore, mais en tout cas la novlangue pseudo-religieuse qu’il imagine pour l’univers totalitaire de son roman pourrait en être inspirée.

Langue savante et langue du peuple

Selon Moustapha Safouan, un pilier du pouvoir politique despotique qui règne au Moyen-Orient depuis le début de l’histoire est l’accaparement de la légitimité religieuse par le despote, et un des moyens de cet accaparement est le monopole d’une langue savante, que sur les traces de Dante Alighieri il nomme arabe grammatical, distinct de la langue parlée par le peuple, l’arabe démotique, comme au Moyen-Âge en Europe les élites se réservaient l’usage du latin que ne pouvaient comprendre les locuteurs du français, de l’italien ou a fortiori de l’allemand ou du polonais.

Lorsqu’en 1870 Lord Gladstone fit bombarder Alexandrie par la flotte de Sa Majesté britannique la Reine Victoria, bombardement suivi de la répression de la révolte d’Urabi Pacha en 1882, il inaugura (ou accentua) l’ingérence coloniale franco-anglaise en Égypte. Cette ingérence maintenait les formes de l’indépendance égyptienne et introduisait les apparences de la démocratie parlementaire, avec une Constitution et des partis politiques. Ces formes étaient largement fictives, mais elles introduisaient des mots inconnus : « Constitution, représentation, élections, partis, Parlement, majorité, minorité, etc. » (p. 15).

Quelques auteurs novateurs

Ces mots nouveaux ne venaient bien sûr pas aux oreilles des masses paysannes du pays, et lorsqu’en 1952 ces fictions seront abolies au profit d’une nouvelle forme de despotisme elles n’en ressentiront guère d’émotion, mais entre temps quelques intellectuels seront apparus, ainsi que des mouvements pour la libération des femmes avec notamment Huda Sharawi [1]. « AliAbdelrazek mit en question pour la première fois les bases islamiques de l’idée du califat... Taha Hussein publia en 1926 un livre sur La Poésie préislamique, où il présentait le Coran comme le chef-d’œuvre qui, mieux que tout autre document, reflétait la vie sociale de la péninsule arabique au temps de Mohammad... Il faut bien reconnaître qu’aucun État musulman aujourd’hui ne permettrait la publication de ces livres, et qu’elle mettrait en danger la vie de leurs auteurs sous les menaces des fondamentalistes. » (pp. 16-17).

Pouvoirs de l’écriture

« C’est là le secret de l’écriture : elle voit sans yeux et parle sans voix... En un mot, l’écriture est le lieu silencieux de la Vérité. Cela s’applique particulièrement aux hiéroglyphes, qui, plus peut-être que toute autre écriture, vous font sentir la présence de significations cachées derrière des images visibles, comme s’ils vous voyaient sans que vous les voyiez. » (p. 116)

L’écriture a dès ses débuts été investie d’un pouvoir magique qu’elle garde jusqu’à nos jours, ainsi que d’un rôle de distinction entre ceux qui la maîtrisent et les gens ordinaires. Ainsi de l’usage du latin dans la société médiévale mentionné ci-dessus, mais aussi du sumérien conservé à l’ère akkadienne comme langue des scribes alors qu’il n’était plus parlé, ou du khmer ancien à la cour du Siam, etc.

L’analyse de Moustapha Safouan peut être utilement corroborée et complétée par celle de Jean-Pierre Vernant, dans son livre consacré aux Origines de la pensée grecque, où il évoque les transformations de la place et du rôle de l’écriture aux différentes époques de l’antiquité grecque. Au XIIe siècle avant notre ère, les invasions doriennes détruisent la civilisation mycénienne, et avec elle, l’usage de l’écriture. « Quand les Grecs la redécouvriront, vers la fin du IXe siècle, en l’empruntant cette fois aux Phéniciens, ce ne sera pas seulement une écriture d’un type différent, phonétique, mais un fait de civilisation radicalement autre : non plus la spécialité d’une classe de scribes, mais l’élément d’une culture commune. Sa signification sociale et psychologique se sera aussi transformée — on pourrait dire inversée : l’écriture n’aura plus pour objet de constituer à l’ usage du roi des archives dans le secret d’un palais ; elle répondra désormais à une fonction de publicité ; elle va permettre de divulguer, de placer également sous le regard de tous, les divers aspects de la vie sociale et politique » (pp. 31-32).

L’écriture peut donc être utilisée soit comme instrument d’un pouvoir despotique qui s’en réserve l’usage exclusif, soit comme instrument de communication démocratique dont l’apprentissage serait largement diffusé. De ce point de vue la nature du système d’écriture n’est pas neutre, et Spinoza remarquait déjà au chapitre VII de son Traité théologico-politique les difficultés des alphabets non vocalisés tels que ceux de l’hébreu ou de l’arabe, qui ne permettent pas d’épeler un mot que l’on ne connaît pas déjà, et pour connaître le sens duquel il faut s’en référer à un maître. Spinoza s’appuyait sur cet argument pour contester les interprétations canoniques du texte biblique et, partant, l’autorité des rabbins (qui ne le lui ont pas pardonné).

L’alphabet vocalisé, inventé par les Grecs en ajoutant cinq lettres à l’alphabet phénicien, sape l’argument d’autorité en permettant à chacun d’aborder plus facilement des textes nouveaux et de les interpréter librement. La pratique d’une telle écriture favorise l’étude de questions inédites, pour lesquelles il faut inventer des réponses nouvelles, et pour ce faire adopter une démarche qui relève de la pensée spéculative. C’est justement dans ce domaine de la pensée spéculative que l’apport de la civilisation grecque a été prédominant.

Pour une littérature dans la langue du peuple

Cela dit les obstacles créés par tel ou tel contexte linguistique ne sauraient être insurmontables, et Moustapha Safouan plaide chaudement pour une littérature en langue arabe telle que parlée par le peuple. Il cite l’exemple de la traduction de la Bible en allemand par Martin Luther, et lui-même a prêché par l’exemple en traduisant Othello en arabe parlé. La pièce de Shakespeare n’a d’ailleurs pas été prise au hasard, elle illustre l’appétit démesuré de possession qui s’empare d’un despote ivre de toute-puissance.

Le livre se clôt sur une analyse du terrorisme dans le monde arabe. Pour l’auteur, le despotisme qui y règne repose sur trois piliers : la corruption, la répression et l’usurpation par le dictateur de la légitimité religieuse. Ce troisième élément, l’imposture religieuse, permet d’imposer une unanimité fallacieuse et d’exclure (d’éliminer physiquement) comme infidèle tout dissident. Safouan va jusqu’à envisager l’hypothèse que l’immense manifestation qui a déferlé dans les rues du Caire pour rappeler Nasser au pouvoir après qu’il eût annoncé à la radio sa démission consécutive à la défaite de 1967 (cf. le film de Youssef Chahine Le Moineau), cette manifestation aurait pu en fait être organisée en sous-main par la police soucieuse de maintenir le pouvoir en place (p. 149).

Impuissance du despotisme

Un tel dispositif despotique, nous dit Moustapha Safouan, peut se maintenir tant qu’il assure plus ou moins bien les fonctions régaliennes de l’État et qu’il procure à la population des services acceptables de santé, d’éducation et de sécurité, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, du moins en Égypte. Pourrait-il alors y avoir une révolution telle que celle de 1789 en France ? « On oublie que cette révolution n’aurait jamais vu le jour sans le mouvement des Lumières et sans les encyclopédistes. Or [...] le fait est que nos écrivains n’ont jamais joué un rôle historique dans les destinées de leur pays. Leur constitution en tant qu’élite faisant partie intégrante de l’appareil a eu comme effet une telle narcissisation (autant dire un anéantissement) de la pensée qu’ils n’arrivent pas à comprendre que la langue assigne ses limites à ce qui s’appelle penser. Ils parlent des droits de l’homme, de la démocratie, de la mondialisation, etc., sans remarquer qu’ils manient des concepts qu’ils n’ont pas produits comme on se sert de la voiture, de l’ordinateur ou de la télévision et autres objets d’importation. » (p. 161).

Notre auteur examine ensuite les efficacités comparées du despotisme et de la démocratie. Ce sont les méthodes de la philologie critique des humanistes de la renaissance qui ont conféré à la pensée européenne son audace exceptionnelle, ce qui a permis ultérieurement l’apparition de la démocratie en Europe et en Amérique. (p. 49). Pour Safouan, tout a commencé avec Érasme, avec des prémisses qui remontent jusqu’aux universités du XIIIe siècle. « En résumé, le pouvoir de l’Amérique ne repose pas sur ses vaisseaux, ses bombes, ni même sur ses universités. C’est ce qui constitue le pouvoir lui-même, mais pas sa cause ni sa source. Sa source n’est pas l’étendue de ses terres ni la variété de ses ressources — sinon, la Russie l’aurait égalée — mais sa Constitution et ses lois. » (p. 129).

Cette situation, nous dit Moustapha Safouan, explique que les frustrations des peuples arabes puissent, pour certains, trouver un exutoire dans le terrorisme que nous connaissons. Il fallait la science d’un psychanalyste et anthropologue pour établir ce lien entre une scission linguistique et une politique désastreuse.


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