Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Todd Shepard
1962 — Comment l’indépendance algérienne a transformé la France
Première partie : 1830 - 1962
Article mis en ligne le 17 juin 2009
dernière modification le 12 avril 2017

Voici, de l’historien américain Todd Shepard, professeur à l’université Johns Hopkins de Baltimore, un livre de nature à en apprendre beaucoup au lecteur français, pas tant sur les événements de notre histoire, parce que les faits rappelés dans ce livre étaient pour la plupart déjà largement accessibles au lecteur scrupuleux (même si leur présentation est ici novatrice et décapante), mais sur les représentations qui ont pu en être faites, sur les conséquences qui en ont découlé pour la conception française de la nationalité, et sur les élaborations inconscientes qui sous-tendent tout cela. Shepard définit d’ailleurs lui-même son projet dans ce livre comme une étude moins des faits que des discours sur les faits, discours qu’il s’attache à prendre au sérieux, en considérant que leurs auteurs les prenaient eux-mêmes au sérieux.

Si ce texte est bourré de guillemets, c’est parce qu’à l’instar du livre de Shepard il reprend des discours d’acteurs que je ne saurais prendre à mon compte, et notamment les catégories douteuses qui cherchent dans ces discours à établir une fiction : « l’Algérie c’est
la France », et à masquer une réalité : l’Algérie n’est pas la France, et les Algériens, qui sont les descendants des habitants de ce pays en 1830, ne sont pas des Français, ils constituent un peuple de plein droit. D’où l’ethnicisation abusive de qualifications religieuses (musulmans, juifs) ou juridiques (de droit local coranique ou mosaïque).

« L’Algérie c’est la France »...

... mais tous les Algériens ne sont pas français de la même façon

Dès les débuts de la colonisation de l’Algérie, les autorités françaises ont énoncé au sujet de ce pays une fiction qui n’a pas été appliquée aux autres colonies : « l’Algérie c’est la France » (il y a eu une parenthèse pendant le second Empire, où Napoléon III rêvait d’un « royaume arabe » sous « protection » française).

« Après la révolution de 1848, la IIe République, pour marquer son adhésion aux principes de 1789, en même temps qu’elle abolissait l’esclavage, a déclaré que les
territoires français d’Afrique du Nord formaient une extension de la République ; à savoir trois départements : Alger, Oran et Constantine. Néanmoins, la pleine appartenance de ses habitants à la nation (par la citoyenneté) a été continûment repoussée. Il s’agissait, dans sa quasi-totalité, d’une population dite “indigène”. » (pp. 36-37)

La nécessité d’énoncer cette situation en escamotant son aspect paradoxal a engendré un clivage sémantique autour du jus soli : selon la loi du 26 juin 1889, tous les individus nés en France, y compris donc en Algérie, d’un parent né en France, se voyaient conférer ipso facto et sans qu’on leur demande leur avis la nationalité française (ce qui les distinguait des habitants des autres colonies, considérés comme des sujets coloniaux). Mais par contre l’accès à la citoyenneté, seule porteuse de droits civiques comme le droit de vote, était, en pratique, refusé au plus grand nombre. Notons au passage que jusqu’en 1944 les femmes françaises n’étaient pas mieux loties, de ce point de vue tout au moins.

Afin d’atténuer ce que pouvait avoir de choquant la contradiction entre les principes de 1789 et la pratique coloniale fut élaborée une rhétorique progressiste : tous les habitants de l’Algérie avaient vocation à devenir citoyens français, un jour. Mais pour cela il fallait auparavant qu’ils soient « éduqués » afin de devenir « rationnels » et de pouvoir ainsi prendre part à l’élaboration de la politique de la nation. Comme les efforts éducatifs propres à leur conférer ce surcroît de « rationalité » étaient à peu près nuls, l’horizon temporel de cet accès à la citoyenneté était très lointain. Très très lointain. Personne ne semblait d’ailleurs se soucier de leur demander si par hasard ils avaient envie de devenir citoyens français. Notons au passage que les femmes n’avaient en principe aucun espoir de
devenir « rationnelles », et donc citoyennes.

J’ai eu plaisir, dans tous ces développements de Shepard, à trouver de nombreuses références aux travaux de mon ancien collègue de l’INED Kamel Kateb, qui a consacré plusieurs ouvrages et de nombreux articles à ces questions.

Des statuts personnels différents...

Dès les premiers mois de la colonisation, en 1830, les autorités coloniales ont reconnu « la juridiction des tribunaux locaux — “musulmans” et “israélites” — et l’application du droit coranique ou mosaïque (dits droits locaux) aux ressortissants de chacune de ces communautés. » (p. 13) Ces droits locaux furent restreints en 1841 au « statut civil ou personnel : mariage, divorce, filiation, héritage. » Ils permettaient aux habitants musulmans et juifs de l’Algérie de conserver leur organisation sociale antérieure à la colonisation.

Par le décret Crémieux du 24 octobre 1870, « les indigènes israélites des départements d’Algérie sont déclarés citoyens français ». Benjamin Stora, dans son livre « Les trois exils, Juifs d’Algérie », raconte comment la grande majorité des Juifs d’Algérie a accepté avec enthousiasme de renoncer à son statut personnel traditionnel en échange de la citoyenneté française.

À l’inverse, lorsque les autorités coloniales proposèrent à une petite minorité de notables musulmans jugés suffisamment « évolués » de « bénéficier » de la même transaction, à de très rares exceptions près ils refusèrent. Renoncer au statut personnel de droit local musulman était perçu comme une trahison de leur identité algérienne.

Sur ces sujets également, les travaux de Kamel Kateb constituent une référence centrale.

... d’où une citoyenneté diverse

La situation de la citoyenneté en Algérie devenait au fil du temps de plus en plus inextricable et difficile à justifier au regard des principes de 1789. Les Juifs autochtones étaient devenus citoyens, mais pas leurs compatriotes musulmans, alors que tous les étrangers venus en Algérie d’Espagne, de Malte, d’Italie ou d’autres pays européens étaient automatiquement admis à la citoyenneté après quelques années de résidence.

Cette situation paradoxale, illogique et injuste suscita des réactions selon deux directions opposées : d’un côté des Algériens musulmans et des « Européens » acquis à leurs arguments militèrent pour accroître les droits et les libertés de la population algérienne autochtone. De l’autre une majorité de citoyens français d’Algérie, avec à leur tête les députés des départements algériens à l’Assemblée nationale française et à leurs côtés des racistes métropolitains, « entendaient priver définitivement les populations indigènes d’une citoyenneté potentielle. » (p. 55)

Jusqu’à 1940, l’État français ne s’est aligné ni sur les uns ni sur les autres, mais « a continué de dénier à l’immense majorité des nationaux français de sexe masculin la plupart des droits du citoyen, tout en imposant à ces hommes des obligations draconiennes. » (p. 56) En résumé on peut dire que les députés des départements algériens à l’Assemblée nationale française ont réussi à limiter les effets de tous les projets, si timides fussent-ils, qui auraient été de nature à conférer des droits civiques, même incomplets, à une fraction même limitée de la population algérienne musulmane. Ainsi de la loi du 4 février 1919, censée faciliter l’accès à la citoyenneté, mais finalement édulcorée et en fin de compte peu appliquée, ou du projet Blum-Viollette, coulé en 1937 à l’Assemblée nationale (il ne prévoyait pourtant d’accorder la citoyenneté française qu’à 25 000 Musulmans, quelle générosité !).

Après la chute de la IIIe République, les autorités de Vichy, par la loi du 7 octobre 1940, abrogèrent le décret Crémieux. C’était une victoire des antisémites, qui réclamaient cela depuis l’époque de l’affaire Dreyfus. Après la reconquête de l’Afrique du Nord par les alliés et l’installation de nouvelles autorités à Alger, il semblait logique de rétablir les Juifs d’Algérie dans leur citoyenneté, mais il n’échappa pas au général Catroux, nommé par le général de Gaulle Gouverneur général de l’Algérie, que rétablir simplement le décret Crémieux sans rien donner aux Algériens musulmans en termes de citoyenneté serait forcément perçu par eux comme une injustice. Il envisagea même d’étendre le bénéfice des dispositions de ce décret à l’ensemble des habitants musulmans de l’Algérie. Mais il se heurta à l’opposition résolue des élus et des notables « citoyens français d’Algérie », qui dans leur majorité étaient très satisfaits de l’abolition du décret Crémieux, ne souhaitaient pas son rétablissement, alors ne parlons pas de l’extension de son application aux Musulmans... Le décret fut finalement rétabli dans son extension initiale le 21 octobre 1943. Shepard note (p. 221) : « La crise algérienne a ... confronté les Français, une fois de plus, à la “question juive”... Comme le montre un corpus croissant de recherches universitaires, les juifs, en tant que groupe de citoyens français dotés d’une différence collective supposée, ont obsédé et modelé la xénophobie culturaliste française. »

De l’Empire à l’Union française

À partir de 1944 les autorités issues de la Libération entreprennent de remodeler la politique coloniale. L’Empire cède la place à l’Union française, dont en principe tous les ressortissants (y compris cette fois les femmes) ont vocation à accéder à la citoyenneté, et ce sans avoir à renoncer à leur éventuel statut « de droit local ».

« Les décisions prises entre 1944 et 1947 pour créer la “citoyenneté de l’Union française” et étendre la citoyenneté à tous les Algériens “musulmans” — mais sans offrir à la grande majorité de ces nouveaux venus les droits politiques qui, depuis la Révolution française, découlaient de la citoyenneté — avait laissé dans le flou la signification réelle de la catégorie ainsi créée, qui pourtant ferait école. » (p. 65)

Là encore ces dispositions en principe généreuses vont être contournées de diverses façons. Curieusement, les « citoyens français musulmans d’Algérie » résidant sur le territoire métropolitain, y compris les femmes, y jouissent en principe des mêmes droits que les autochtones français (peuvent-ils exercer facilement ces droits, c’est une autre question), mais en Algérie l’assemblée territoriale issue des nouvelles dispositions constitutionnelles et dominée par les « Européens » réussit à bloquer ou atténuer l’application de toutes les mesures qui auraient pu élargir l’accès aux droits et aux libertés
démocratiques des habitants « musulmans ».

Quant aux « citoyens français musulmans d’Algérie » qui auraient pris un peu trop au pied de la lettre les promesses d’accès à la citoyenneté, ils sauront vite à quoi s’en tenir : le 8 mai 1945, jour de la libération pour les citoyens français de métropole, sera pour eux le jour des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, où des manifestations nationalistes pacifiques, du fait de la répression de la police française, tournèrent à l’émeute, et où l’armée française, en représailles, massacra, selon les sources, entre 20 000 et 45 000 personnes, y compris par l’aviation et l’artillerie de marine.

Shepard souligne un fait étrange : alors qu’il est pour nous aujourd’hui évident que l’Algérie n’est pas la France et que les Algériens ne sont pas des Français, dans les années 1950, et jusque longtemps après le déclenchement de la Révolution algérienne, fort peu d’intellectuels français en avaient conscience. En fait, parmi les intellectuels de premier plan, seuls Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, camarades de promotion à la rue d’Ulm mais qu’autrement tout opposait, l’avaient écrit. Il faut aussi mentionner Francis Jeanson, et j’y ajouterai mon propre père, qui m’avait expliqué cela en 1956, alors que j’avais huit ans.

La Révolution algérienne

Après le déclenchement de la Révolution algérienne le 1er novembre 1954, les autorités coloniales tentèrent de lui appliquer les méthodes répressives habituelles, mais il apparut que cela ne suffirait pas. Plusieurs projets d’ouverture de droits et de libertés aux « citoyens français musulmans d’Algérie » furent mis au point, mais ils arrivaient trop tard pour arrêter les hostilités et de toutes façons l’habituel consortium de notables et d’élus « citoyens français d’Algérie de souche européenne » s’arrangea toujours pour en bloquer l’application.

La prolongation de ce qui était bel et bien une guerre d’indépendance, même si en France on ne parlait que de « rébellion », puis d’« événements », provoqua en 1958 l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et la chute de la IVe République.

Le nouveau gouvernement décida alors de tenir enfin les promesses faites depuis des décennies aux Musulmans d’Algérie. Des mesures très substantielles furent inscrites dans la loi : accès à la citoyenneté française pleine et entière, y compris pour les femmes, sans remise en cause du statut personnel, mesures de recrutement préférentiel de fonctionnaires à titre de rattrapage, politique de scolarisation volontariste, notamment. En un mot une politique d’intégration.

La situation de guerre et toutes les obstructions auxquelles on peut penser de la part tant des autorités locales que des habituels notables firent que les destinataires de ces mesures eurent rarement l’occasion d’en bénéficier, si seulement ils le souhaitaient, mais le fait qu’elles aient été inscrites dans la loi était une révision radicale de la doctrine française en matière de citoyenneté, et Jean Baubérot a écrit sur son blog consacré à la laïcité un compte-rendu du livre de Shepard qui relève particulièrement que les législations élaborées à cette époque, si elles n’avaient été rayées d’un trait de plume en 1962, auraient pu servir de base pour aborder les questions de diversité qui se posent aujourd’hui à notre société.

Après l’indépendance de l’Algérie

Le gouvernement français finit par se rendre à l’évidence : même si l’armée française pouvait tenir en échec le FLN sur le terrain, la lutte du peuple algérien pour son indépendance était désormais une force inextinguible. Le prix de la guerre était politiquement insupportable : la moitié du pays transformée en zones concentrationnaires (« camps de regroupement »), pratique généralisée de la torture, massacres de populations civiles et exactions variées faisaient de la France un pays infréquentable dans les instances internationales, y compris à l’ONU, cependant que le maintien d’un corps expéditionnaire de 460 000 hommes était de plus en plus mal supporté par l’opinion française. On s’achemine donc vers les accords d’Évian, qui mènent à l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962.

Le commentaire d’un ami lecteur

Un ami qui a lu cet article m’écrit ceci :

« Sur un autre point évoqué concernant cet historien américain et son ouvrage sur “l’Algérie qui a changé la France” . Et un essai sur la thèse d’une quasi-automaticité de l’attribution de la nationalité française aux algériens, c’est peut-être un point de droit intéressant à discuter entre juristes universitaires spécialistes. Mais en ce qui me concerne je pense c’est une clause idiote qui repose sur un traitement des évènements malheureux survenus depuis 1830 au gré des lois, traités, accords, volte-faces menés par des politiciens complètement débordés par le problème, ignorant la plupart du temps la réalité. Comme toujours, hélas.

Pour moi les Algériens ont beaucoup donné au cours de leurs combats pour leur libération, par leurs sacrifices. Et la fierté d’être enfin de vrais citoyens dans un pays magnifique. Les quelques mois que j’ai passé dans ce pays et ce que j’y ai vu me renforce dans le respect que j’ai pour eux. Les relations entre nos deux peuples doivent être des relations apaisées et se comprendre dans le respect des normes internationales. La France a fait une erreur tragique en s’installant en Algérie, plus qu’ailleurs, en y divaguant comme un homme ivre au gré de décisions farfelues,délirantes. De promesses intenables, motivant des espoirs sans horizons.

Et le crime ultime, car pour moi et d’autres c’est un crime, en y envoyant le contingent. Des jeunes mal entrainés. A part faire le “Présenter Armes”. De pauvres gars qui se sont fait tuer sans comprendre. Les conscrits sont faits pour courir aux frontières et là il fallait mieux savoir nager !

Et vive Abdel Khader avec qui nous n’avons pas su, ou voulu, négocier. Très belle figure, il est vrai très religieux, c’était un émir !

Et vive l’Histoire, la vraie qui me semble manquer de place dans notre École ! »

À suivre


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