Le monde de mon enfance et de mon adolescence est assez différent de celui dans lequel nous vivons, même s’il ne le précède que d’un demi-siècle. L’Algérie n’est pas encore indépendante, des groupes violents de partisans de l’« Algérie Française » sont présents et actifs, à l’université et ailleurs. La pilule contraceptive est interdite, ainsi a fortiori que l’interruption volontaire de grossesse.
En ce temps-là la majorité est à vingt-et-un ans, et le service militaire obligatoire. 309 700 étudiants sont inscrits dans l’enseignement supérieur en 1960 (dont à peine 200 000 pour l’université stricto sensu), à comparer aux 29 900 de 1900 et aux 2 700 000 de 2020.
L’Église catholique, jusqu’à l’élection du pape Jean XXIII et à la tenue du concile Vatican II (1962-1965), est une force politique puissante, très conservatrice, qui contrôle bien des élections et peut faire interdire livres et films. La plupart de mes camarades de l’école primaire (années 1950) vont au catéchisme et au patronage paroissial du jeudi, je demanderai (en vain) à mes parents l’autorisation de me joindre à eux.
À partir de 1958 le Ministre de l’information, éventuellement après avoir consulté le Président de la République, téléphone chaque soir au rédacteur en chef de l’unique journal télévisé pour lui en dicter le contenu. Seules les radios gouvernementales officielles ont le droit d’émettre depuis le territoire national, Radio Luxembourg émet depuis Luxembourg et Europe 1 depuis Sarrebrück. Le Parti communiste français recueille bon an mal an 20% des voix aux élections nationales et le défilé syndical du 1er Mai peut réunir un million de participants.
La ville de Paris est entourée d’une ceinture d’usines, principalement de construction automobile, qui se prolonge le long de la Seine en aval et de la Marne en amont. Dans ces usines travaillent, aux côtés d’enfants de paysans français menés là par l’exode rural, des dizaines de milliers de travailleurs immigrés, principalement Algériens et Portugais, célibataires ou qui ont laissé leurs familles au pays ; ils logent dans des foyers ou des hôtels plus ou moins sordides ; le regroupement familial, nous apprend Gilles Kepel dans son livre Les Banlieues de l’Islam - Naissance d’une religion en France (1987), ne commencera qu’en 1974, après que le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing eut appliqué des mesures restrictives aux possibilités de circulation entre les pays d’origine et la France. Il y a à cette époque très peu de chômage, un chiffre de 80 000 demandeurs d’emploi paraît très élevé.
En 1970 Ted Hoff et Federico Faggin, de la société Intel, inventent le microprocesseur, qui permet d’implanter l’unité centrale d’un ordinateur sur un composant électronique unique, très petit, très bon marché, très peu consommateur d’électricité. Il ne se répandra largement que dans les années 1980, et permettra la généralisation de l’informatique. Jusque là l’ordinateur pèsera plusieurs tonnes et coûtera des millions de francs. De ce fait seules les entreprises ou organisations de grande taille en sont équipées. Ainsi au 1er janvier 1971, la Délégation à l’informatique du gouvernement français recense six cent cinquante ordinateurs de toutes tailles dans les administrations et six cent quarante-six dans les entreprises publiques. Cela représente approximativement, en nombre, 10 % du parc français pour chacun des deux groupes, soit de l’ordre de 6500 ordinateurs pour la France.
La ville de Poitiers, où se déroulent certains épisodes, a connu depuis un essor significatif après l’ouverture du Futuroscope en 1987, les monuments historiques ont été restaurés, la ville embellie, elle dispose désormais de nombreux restaurants gastronomiques, c’est maintenant une destination touristique assez prisée. Il est à noter que lorsque René Monory a lancé le projet du Futuroscope tout le monde lui a ri au nez, à commencer par la municipalité de Poitiers, qui lui a refusé des terrains proches de la ville, ce qui explique son implantation à une quinzaine de kilomètres du centre. Mais dans les années 1960 Poitiers est une ville grise et sinistre, engoncée malgré son université fondée par Charles VII dans un conformisme et un immobilisme épais.
Je ne suis pas né dans une famille pauvre, loin de là, mais au début des années 1950 nous n’avons ni frigidaire, ni machine à laver, ni chauffe-eau, ni voiture, ni le téléphone, le chauffage et la cuisine sont au charbon, les chambres à coucher ne sont pas chauffées. À sept ans je vais tout seul à pied à l’école primaire, distante de près de quatre kilomètres, et quand je vois en travers de mon chemin le chien que je crains le plus sur le trajet, je fais un détour de près de deux kilomètres ; le dernier kilomètre n’est pas goudronné. Un enfant de cet âge qui vivrait ainsi aujourd’hui serait sans doute retiré à ses parents, mais à l’époque tout cela est parfaitement normal, et la plupart de mes camarades de classe ont des familles bien moins dotées financièrement que la mienne, vivent plus difficilement, de toute la classe ma famille est la seule (avec peut-être deux ou trois familles de commerçants) à payer l’impôt sur le revenu, qui ne concerne que moins de trois millions de contribuables (c’est l’informatique qui permettra d’étendre la fiscalité à l’ensemble de la population, dans les années 1960 et 1970).
Issu d’une famille d’extrême-gauche, il y a plus de 70 ans que j’entends que le niveau de vie de la population ne cesse de s’effondrer. Si j’invoque mes souvenirs mathématiques, il me semble qu’une fonction continue et continûment décroissante sur un intervalle atteint à la fin de l’intervalle une valeur inférieure à celle du début de l’intervalle. Le niveau de vie d’aujourd’hui devrait donc être inférieur à celui de cette époque reculée. Je laisse le lecteur en juger. En voici une illustration :
Autre chose qui a beaucoup, beaucoup changé, du moins dans les familles « bourgeoises » : quand nous étions petits, mes deux sœurs et moi, nous ne mangions pas avec les parents, nous mangions avant eux. Quand j’ai six ans, et mes sœurs cinq et trois ans, nous sommes admis au repas familial, mais les enfants n’ont pas le droit de parler à table, sauf motif exceptionnel et après en avoir obtenu l’autorisation. J’ai le souvenir d’une humiliation terrible : un jour en visite chez des cousins de mon père qui appliquent des règles plus laxistes et dont le fils aîné est plus jeune que moi, nous mangeons à la cuisine pendant que les deux fils de la maison déjeunent à la salle à manger avec les adultes.
Détail qui paraîtra étrange aux jeunes générations : une vertu importante attendue des enfants était l’obéissance. Si aujourd’hui je soumets le terme « obéir » à un moteur de recherche, la totalité des réponses que j’obtiens concernent les chiens, pour lesquels d’ailleurs on ne parle plus guère de dressage mais d’éducation canine. Pour les enfants c’est sûrement mieux, mais je crains que nous n’ignorions à jamais l’opinion des chiens.