C’est en 1973 que j’ai fait la connaissance de Marcque et Marcel Moiroud. Marcel avait reçu une solide formation classique et catholique chez les Oratoriens (ou les Jésuites ?) de Villefranche-sur-Saône, qu’il préférait appeler Villefranche-en-Beaujolais. Son père était charcutier à Lyon, et sa mère fille de boulangers : de ces origines il avait gardé un talent culinaire certain, et un jugement gastronomique sévère. En 1941 il étudiait le droit et l’économie à l’université de Lyon. Il s’engagea très tôt dans la résistance : il avait réussi à être recruté comme comptable dans une entreprise de mécanique réquisitionnée par les Allemands, et à gagner la confiance du directeur, un dirigeant de PME allemand enrôlé sans conviction dans l’effort de guerre, qui ne parlait pas français, qui ne comprenait pas grand-chose aux subtilités bureaucratiques locales, et qui ne souhaitait que rentrer rapidement chez lui. Bientôt, les camions de cette entreprise, munis d’excellents laissez-passer, servaient la logistique des maquis, la cantine les alimentait, la DRH recrutait des résistants. Marcel s’était muni d’un chapeau pour sembler moins jeune et en imposer à ses interlocuteurs de la résistance lyonnaise, pour qui il s’était arrogé le grade de colonel.
À la libération, sans surprise, nous retrouvons Marcel en compagnon de route du parti communiste. Il milite au Mouvement de la Paix, pour lequel il accomplira plusieurs missions dans les « démocraties populaires » [1], et il participe en 1947 avec André Mandouze (ex-Témoignage chrétien) et Jean Verlhac à la création d’un petit groupe nommé l’Union des Chrétiens progressistes, où il rencontrera sa seconde épouse, Marcque Méric de Bellefond.
On ne s’étonnera ni de l’engagement des Moiroud aux côtés de la révolution algérienne, pendant laquelle ils seront actifs dans les réseaux de soutien au FLN, et dans les comités Viêtnam, ni de les trouver très actifs en mai 1968, mais toujours dans un esprit d’indépendance à l’égard des différentes chapelles militantes.
Je n’ai jamais rencontré la première épouse de Marcel, et ce n’est que lors de sa mort que j’ai rencontré un de ses fils et une de ses petites-filles. Ce premier mariage était un des mystères de la vie de Marcel, il n’en parlait jamais et ses amis en ignoraient tout.
Après quelques années consacrées à organiser des rencontres entre curés et pasteurs hostiles aux guerres de Corée ou d’Indochine [2] et à écrire pour des périodiques du parti ou avoisinants, il fallut trouver un travail sérieux : ce fut le début de la carrière d’économiste de Marcel. Après quelques contrats ici ou là, à l’INSEE notamment, il participa à la création d’un cabinet de conseil en gestion d’entreprises. Démarche novatrice pour l’époque en France, les consultations s’appuyaient sur un modèle économique informatisé. Des simulations étaient effectuées sur un ordinateur Univac du Centre de Calcul scientifique de l’armement, qui était parmi les plus gros de son époque. Ceci doit se situer entre 1967 et 1972.
C’est à la suite du mouvement de mai qu’ils participèrent à la création du collectif de vidéastes Mon Œil, avec Carole et Paul Roussopoulos, Jean-Paul Fargier, Charlotte Silvera et quelques autres, dont on trouvera une présentation sur le site d’une émission sur France Culture ; l’émission n’est malheureusement plus en ligne, mais le texte résume bien l’activité des groupes divers (Vidéo Out, Vidéo 00, Vidéo Cent Fleurs, etc.) qui s’étaient emparé des moyens de la vidéo légère (pour l’époque) pour soutenir des luttes politiques et sociales : le droit à l’avortement, le féminisme, les minorités homosexuelles, le nucléaire, l’autogestion, et aussi anti-impérialistes : Palestiniens, Black Panthers... Tous ces films sont disponibles et consultables au centre audiovisuel Simone de Beauvoir.
Marcque est morte en 1994, et depuis Marcel était inconsolable, mais son activité intellectuelle était incessante, comme j’ai pu m’en rendre compte lors de notre dernière rencontre, quatre jours avant sa mort : il n’arrêtait pas d’analyser les événements du monde, et ce qu’il avait à en dire n’omettait jamais de congédier sans appel quelques idées reçues et quelques vérité consensuelles. Il m’a confié deux textes publiés sur mon site : À propos de Rationalité et réalisme : qu’est-ce qui est en jeu ? et Croire ce nous savons, ce dernier pour réfuter un article que j’y avais publié. Il n’a en fait presque rien publié : il était trop exigeant. Seuls ceux qui l’ont connu personnellement ont pu bénéficier des enseignements qui auraient été utiles à un bien plus grand nombre : c’est très regrettable, mais c’est ainsi, sans retour désormais.
En arrivant à la fin de ce texte, je constate que j’ai omis l’essentiel : l’immensité des connaissances et de la culture de Marcel, dont témoignent une bibliothèque et une discothèque hors du commun. À une époque, entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, les Moiroud me confiaient leur pavillon de la rue d’Alembert pendant le mois d’août, période de leurs vacances : j’y ai lu leurs livres, écouté leurs disques, et c’est peu dire que depuis pour moi la littérature, la musique, l’histoire, la sociologie ont changé de visage. Et j’aurais garde d’omettre que pour ce qui est de la littérature, c’est plutôt Marcque qui m’a influencé : avant qu’elle ne m’en parle, j’ignorais jusqu’à l’existence d’Andreï Biély et de Nikolaï Leskov, c’est dire comme j’avais besoin de rencontrer Marcque et Marcel !