Vers la mi-décembre 1971 je suis finalement libéré du service militaire, et par la même occasion de quelques idées erronées sur les masses révolutionnaires, la révolution culturelle, l’art au service du peuple et autres sornettes. Je retrouve l’Insee, l’appartement de la rue de Monceau où je suis rejoint par une jeune femme rencontrée à Sedan avec qui je connaîtrai ma première expérience de vie à deux. Je vois beaucoup Ahmed, marié à une militante italienne, bientôt père.
L’année 1972 sera celle de l’abolition des tabous. Sur la lancée de mes lectures de la Beat Generation américaine (Kerouac, Burroughs...) je plonge dans l’underground. Il y a bien encore du militantisme, au Comité Secours rouge du XVIIIe arrondissement, mais dans une ambiance plutôt joyeuse, débridée.
Pour l’occupation clandestine d’un immeuble vide boulevard de la Chapelle, mes compétences de cavalier porté me confèrent la responsabilité du déménagement des familles occupantes : location des camionnettes, commandement de la colonne de véhicules, chargement et déchargement des bagages ; ce sont de pauvres gens, pas très au courant de l’action dans laquelle nous les avons embringués, tous leurs biens logent dans quelques valises, et d’ailleurs les forces de l’ordre mettront fin à l’occupation le soir même. Celles de la rue des Cendriers, l’année suivante, ou de la rue du Dragon, une vingtaine d’années plus tard, auront plus de succès (je n’y serai pas).
Suivent des soirées avec toutes sortes de gens, beaucoup de cinéma, de lectures, l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze, qui changera ma vie, et grâce à qui je découvre Malcolm Lowry et je lis autrement Proust, Kafka et Beckett.
C’est aussi le début d’une des périodes heureuses et riches de ma vie professionnelle : dès ma descente du train de Sedan je rejoins l’« Équipe système », objet de ma convoitise. Le système d’exploitation est le logiciel qui supervise tout le fonctionnement de l’ordinateur, il se nomme aujourd’hui Windows, ou Linux, ou Android : qui en connaît les détails est un sorcier. Je vais enfin pénétrer les arcanes du fonctionnement de ces fichus ordinateurs ! Ce qui tombe bien, en outre, parce que l’Insee a dû suivre les consignes de la politique industrielle nationale consécutive au Plan Calcul, et acheter des ordinateurs français de marque CII (Compagnie internationale pour l’informatique). Or ces ordinateurs ne possèdent pas le langage PL/1, que j’adore, ce qui amène l’Insee, par souci de compatibilité de ses logiciels développés pour machines IBM et CII, à se convertir au langage Cobol, que j’exècre.
Ma nouvelle fonction d’ingénieur système est un excellent motif pour me convertir au langage assembleur, très proche du langage machine, à peu près inutilisable pour la programmation de logiciels statistiques, mais indispensable à la programmation système. Programmer en assembleur procure un contact presque physique avec l’ordinateur, puisque l’on commande directement ses mécanismes intimes, et qu’il faut tenir compte de ses caractéristiques matérielles les plus contingentes. Évidemment, en contrepartie, cela donne des textes de programmes assez ésotériques...
Pendant mon service militaire l’Insee a décidé de « rationaliser » son informatique et, pour cela, de confier sa réorganisation au cabinet McKinsey. Ce genre de réorganisation, alors comme aujourd’hui, repose sur quelques principes et méthodes à l’apparence de bon sens mais néanmoins stupides : l’informatique serait un centre de coûts (alors qu’elle devrait être conçue comme un centre d’investissement pour les développements à venir), il faudrait réduire ces coûts, et pour ce faire sous-traiter ce qui peut l’être, en organisant le travail selon les normes du taylorisme. Cette démarche a peut-être pu donner quelques résultats dans l’industrie traditionnelle, qui repose sur la main d’œuvre, alors que l’industrie nouvelle, à base d’informatique, repose sur le cerveau d’œuvre : pour mobiliser l’intelligence des agents, la discipline hiérarchique et le taylorisme sont très contre-productifs, il n’en résulte guère que des échecs, que l’on peut encore aujourd’hui observer à loisir dans les projets informatiques de l’administration française, à quelques rares exceptions près (Gendarmerie nationale, services fiscaux).
Sous la férule de McKinsey, chaque fonction du Département Informatique (développement de logiciels, applications, système d’exploitation et réseau, exploitation) est découpée en deux tranches : une mince tranche « fonctionnelle » dévolue à la conception, et une tranche « opérationnelle » plus épaisse consacrée à la production. À la tranche fonctionnelle est aussi dévolue une « mission de pilotage », terme goûté par certains managers parce qu’il flatte leurs fantasmes de toute-puissance.
Il me semble nécessaire de s’interroger ici sur la permanence du modèle taylorien de l’entreprise au sein des cabinets de conseil : en quoi sert-il leurs propres intérêts commerciaux ? quelle relation entretient-il avec leur propre modèle d’organisation, qui comporte une comptabilité minutieuse du temps de leurs collaborateurs ? Et la logique de leur démarche commerciale ne leur impose-t-elle pas de forcément préconiser à leur client une réorganisation ?
De retour du service militaire, et affecté à l’équipe chargée du système d’exploitation, je dois choisir entre une affectation fonctionnelle, c’est-à-dire avoir le droit de réfléchir mais pas de toucher aux ordinateurs, et une affectation opérationnelle où je pourrai toucher aux ordinateurs mais en exécutant aveuglément des procédures décidées pas les fonctionnels. Pour être sûr que les choses soient séparées, elles sont installées sur des sites différents, fonctionnels à la Direction Générale quai Branly (là où se trouve aujourd’hui le Musée du même nom) et opérationnels au centre de calcul rue Boulitte. Cette organisation m’apprend un principe : si un travail est intéressant, il suffit de le diviser suffisamment pour obtenir plusieurs activités inintéressantes. Je réussis à échapper temporairement au dilemme en me faisant nommer fonctionnel en stage au centre de calcul au sein d’une équipe opérationnelle, mais ce n’est que reculer l’échéance fatale de la bureaucratisation.
Je vais suivre les cours de structures internes du système chez IBM à Boulogne, je programme en assembleur, y compris des pilotes de matériels périphériques, et aussi des tâches qui s’exécutent en parallèle. Ces mécanismes sont si fondamentaux qu’ils existent sous des formes très semblables dans les systèmes d’aujourd’hui.
L’Insee a accru son parc, à Paris il y a désormais trois ordinateurs IBM et un Iris 80 de la CII, et de nouveaux centres de calcul à Lille, Orléans, Nantes et Aix-en-Provence (ce dernier partagé avec le Centre d’études techniques de l’Équipement, ou CETE, dont l’équipe système a de l’avance sur la nôtre, et de laquelle j’apprendrai beaucoup).
Ainsi que déjà signalé, les ordinateurs de ce temps pèsent plusieurs tonnes, occupent une centaine de mètres carrés, sont utilisés simultanément par cent ou deux cents personnes. Comme le système d’exploitation est le programme principal dont tous les autres sont, en quelque sorte, des sous-programmes, on ne peut pas l’interrompre sans tout arrêter. Pour essayer de nouvelles versions, ou pour modifier certaines parties, il faut donc travailler en dehors des heures ouvrables, nuit ou week-end, mais même ainsi ce n’est pas toujours possible parce qu’en période de forte charge les ordinateurs de l’Insee tournent jour et nuit, samedi et dimanche compris. Alors il faut louer des heures-machine à IBM, soit au centre de la rue Réaumur, soit à Saint-Jean de Braye à côté d’Orléans. C’est bien sûr encore plus indispensable lorsque l’on veut essayer de nouvelles fonctions, qui ne sont accessibles que sur de nouveaux modèles d’ordinateurs dont l’Insee n’est pas encore équipé.
En 1974 l’Insee décide de lancer une expérience de temps partagé (TSO, Time Sharing Option selon la nomenclature IBM), c’est-à-dire un nouveau mode d’utilisation de l’ordinateur : au lieu de soumettre ses travaux sous forme de paquets de cartes perforées, l’informaticien dispose d’un terminal connecté à l’ordinateur, avec lequel il communique en temps presque réel par des commandes tapées au clavier, et il reçoit la réponse du tac au tac : c’est magique ! Avec une collègue, je suis chargé du projet, elle plutôt pour la formation des utilisateurs et moi plutôt pour la technique. Les premiers terminaux sont des machines à écrire à boule, bientôt suivies d’écrans à tubes cathodiques, quand on a fait une faute de frappe on peut revenir en arrière pour l’effacer, les gens des jeunes générations qui ont toujours connu cela et bien d’autres perfectionnements ne peuvent guère comprendre combien nous trouvons cela merveilleux. Un soir j’ai commencé à utiliser par ce procédé un débogueur symbolique, un logiciel qui vous montre instruction par instruction ce que fait réellement votre programme, et en quoi cela diffère éventuellement de ce que vous voudriez qu’il fasse, ou de ce que vous avez cru qu’il ferait. Je voudrais ainsi corriger un de mes programmes en assembleur : c’est tellement fascinant que je suis rappelé à la réalité par l’irruption de la femme de ménage à 6h du matin.
Pour ce travail, il faut intervenir sur le système d’exploitation, et pour cela je travaille souvent de nuit, parfois avec des ingénieurs IBM, parfois seul. Après des séances qui finissent souvent vers deux ou trois heures du matin, je n’arrive pas toujours ponctuellement à neuf heures à mon bureau. Mon chef de division, excellent ingénieur qui m’a beaucoup appris, décide malheureusement de vouloir monter en grade (il a le même que moi, pas très élevé), et pour cela il pense (avec raison) qu’il lui faut se couler dans le moule du crétinisme bureaucratique ambiant. Un jour je le croise dans le couloir, il m’annonce à la cantonade que mon défaut d’arriver à l’heure sera sanctionné par une diminution de ma prime de fin d’année. C’est étrange, il aurait dû mieux me connaître.
Je suis ulcéré, en colère : je suis en train de mettre en place un système que fort peu d’entreprises françaises comprennent et maîtrisent, je défriche un terrain peu fréquenté, j’y passe mes nuits, et je suis sanctionné comme un tire-au-flanc : ils en auront pour leur argent. Je suis peu payé et peu considéré : à ce tarif, l’Insee peut avoir soit mon travail sans souci des horaires, soit ma ponctualité, mais pas les deux. Désormais je serai ponctuel mais travaillerai à mon gré sur les sujets qui m’intéressent.
Les dirigeants de l’informatique de l’Insee ne veulent décidément pas comprendre la dimension intellectuelle de nos travaux : les contacts avec l’équipe système du CETE d’Aix, si enrichissants, sont interrompus parce que l’on ne veut plus nous payer les frais de mission. Idem avec le centre de Nantes, où là c’est nous qui apportions informations et connaissances. C’est cohérent avec McKinsey : taylorisation et bureaucratisation. Je croise pour la première fois une attitude des élites françaises, intellectuelles, économiques ou politiques, qui ne comprennent pas l’importance de l’informatique et s’en défendent en la rabaissant. Il en va encore ainsi en 2022.
La direction de l’Insee ne conçoit pas très bien l’utilité de ce travail, les idées stupides de « recentrement sur le métier de base », d’« alignement des processus sur les métiers » et autres balivernes tournées vers la taylorisation du travail intellectuel commencent à faire leur chemin, ce qui me conduira bientôt à laisser l’Insee à sa médiocrité pour voguer vers d’autres cieux, mais ceci est une autre histoire.
Peu de temps après ces démêlés, au début de 1976, je décide de rendre visite à Ahmed, retourné en Égypte et qui habite au Caire, dans sa maison familiale où il me propose de m’héberger. Aussi tôt dit, aussitôt fait, je débarque au Caire vers quatre heures du matin, le temps de passer la douane et de trouver un taxi, j’arrive sur le pont Tahrir, qui franchit le Nil à la hauteur de la place du même nom, en même temps que le soleil levant : le spectacle me bouleverse, je demande au chauffeur du taxi de s’arrêter pour me laisser l’admirer (à cette heure-là c’est encore possible, il n’y a pratiquement pas de circulation). C’est le début de mon coup de foudre pour l’Égypte, dont j’épargnerai le récit au lecteur, de peur de tomber dans tous les lieux communs touristiques.
Après un mois passé entre Le Caire, Louxor, Assouan et Alexandrie, je n’ai guère envie de rentrer et décide de rester un mois supplémentaire. À ma demande, Ahmed me présente à un ami médecin qui va se charger de m’établir un certificat médical pour justifier la prolongation de mon séjour. Le motif invoqué sera une crise de paludisme, maladie inconnue en Égypte jusqu’à la mise en eau du barrage d’Assouan, et très rare depuis (le Directeur de la Production de l’Insee, chef du chef de mon chef, qui a perdu une jambe lors des combats de Bir Hakeim, est bien placé pour le savoir, il comprendra parfaitement que je me moque du monde mais n’en laissera rien paraître). L’ami médecin, parfait francophone, commence à rédiger le certificat en français, mais je le prie de n’en rien faire et de l’écrire en arabe, histoire de donner un peu de travail au service du personnel de l’Insee.
À mon retour à Paris, mon chef de l’Insee et ses chefs m’attendent de pied ferme dans l’espoir de pouvoir me sanctionner pour abandon de poste, peut-être même se débarrasser de moi. C’est sans compter avec mon magnifique certificat médical, que je me ferai un plaisir de traduire moi-même pour le service du personnel. Cette anecdote ne serait que puérile, si elle n’illustrait des travers que je retrouverai chez la plupart de mes employeurs à venir : le manque de considération pour la fonction informatique, perçue comme voisine du nettoyage des lavabos (sans offense pour les nettoyeurs de lavabos, collègues et confrères ou consœurs avec qui j’ai toujours cultivé de bonnes relations), et une vision très taylorienne du travail. Je crains que ces travers, combinés avec la mauvaise qualité des relations de travail observée dans les entreprises françaises, n’expliquent pour une bonne part la façon dont notre pays rate la révolution informatique.
Malgré ces victoires tactiques, ma position à l’Insee n’est quand même pas fameuse, lorsque s’ouvre une issue de secours. Dans le cadre de la politique industrielle nationale issue du Plan Calcul et pilotée par la Délégation générale à l’informatique, chaque ministère est doté d’une Commission de développement de l’informatique (CDI, puis CDIB avec la bureautique...) chargée d’examiner tous les projets informatiques du ministère et de bloquer ceux qui ne seraient pas conformes à ladite politique, destinée pour une bonne part à réserver des parts de marché à l’industrie nationale, essentiellement la CII (Compagnie internationale pour l’informatique). La CDI dont relève l’Insee est commune aux ministères de l’Économie (René Monory) et du Budget (Papon). Cette commission a besoin de se renforcer, ce pourquoi son vice-président, Noël Aucagne, prie chacune des principales directions (à l’époque la Direction de la Comptabilité publique, la Direction générale des Impôts, la Direction générale des Douanes et des droits indirects et la Direction générale de l’Insee) de mettre un fonctionnaire à sa disposition. Je me précipite pour poser ma candidature, qui d’ailleurs n’aura à affronter aucune concurrence. En effet j’ai la plus haute estime pour Noël Aucagne, administrateur civil issu de la même promotion de l’ENA que Jacques Chirac : je suis un lecteur avide de ses avis, rédigés dans un style littéraire magnifique, digne de grands polémistes à la Léon Bloy, qui en plus ont pour moi le charme de rouler dans le ridicule toute la hiérarchie informatique de l’Insee pour finalement les renvoyer mettre leur copie au propre.
La Commission de développement de l’informatique (CDI) est une petite équipe plutôt technique, ses rapporteurs ne sont pas placés très haut dans la hiérarchie, mais nous sommes près du pouvoir, les chefs de cabinet de l’un ou l’autre ministre assistent régulièrement aux séances plénières, présidées par le Directeur du personnel et des services généraux, véritable éminence grise et exécuteur des basses œuvres des administrations économiques et financières, qui agissent imperturbablement sans aucunement se soucier de leur découpage variable en ministères et secrétariats d’État. Nous sommes en contact permanent avec les sous-directeurs chargés de l’informatique, qui savent être aimables quand ils attendent des rapports favorables, les directeurs viennent en séance pour défendre leurs dossiers importants.
Les fournisseurs aiment bien nous faire visiter leurs usines, c’est ainsi que je verrai pour la première fois une usine de semi-conducteurs, celle d’IBM à Corbeil-Essonnes, plus tard exploitée par Infineon, consortium entre IBM et Siemens, puis revendue à CS sous le nom Altis Semiconductor, et malheureusement abandonnée à un groupe germano-belge, ce qui a mis fin à la seule production européenne de composants de qualité militaire et aéro-spatiale, en mesure de résister aux rayonnements cosmiques et nucléaires. Nous visiterons aussi une usine d’imprimantes Bull à Londres ; en effet le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing a organisé la fusion CII-Honeywell-Bull, et la nouvelle entreprise possède cette usine où a été conçue l’imprimante magnétographique Mathilde, une technologie sans impact qui n’a connu qu’un succès d’estime. Soit dit en passant, cette réorganisation de la filière informatique par le gouvernement Giscard a ravagé le paysage industriel français du secteur, en donnant le coup d’arrêt au réseau Cyclades développé par Louis Pouzin, en sabordant l’entente Unidata où Siemens, Philips et la CII avaient uni leurs efforts pour produire une série d’excellents ordinateurs de moyenne gamme, et en abandonnant le plus gros de la production de semi-conducteurs (ce qui en reste et qui est aujourd’hui STMicro, seule entreprise européenne à ce niveau technique, n’aura dû sa survie qu’au fait qu’elle n’intéressait personne à l’époque).
Travailler avec un homme de la qualité de Noël Aucagne donne une haute idée du Service Public. C’est un fonctionnaire weberien, mieux, confucéen : défendre jusqu’au bout l’idée du bien public, dût pour cela l’Empereur vous faire couper la tête. Naturellement sa carrière sera sabotée ; un jour où nous prenons le café avec le chef de cabinet, qui lui avait succédé à la vice-présidence de la Commission, nous évoquons l’hypothèse que pour sa fin de carrière Noël Aucagne pourrait être nommé trésorier-payeur général, une sinécure lucrative : « vous n’y pensez pas ! ». Il finira contrôleur financier de l’Office national de l’immigration, un travail ingrat à tous points de vue, dans des locaux épouvantables. Il restera quand même vice-président de la Commission spécialisée des Marchés d’informatique (CSMI) au sein de la Commission centrale des marchés de l’État (CCM), devant laquelle j’aurai l’occasion d’être rapporteur quelques années plus tard.
Puisqu’il fallait trancher de questions d’informatique, Noël Aucagne avait voulu savoir vraiment de quoi il s’agissait, et il s’était donné la peine, seul de sa corporation à ma connaissance, d’apprendre à programmer vraiment. Il donne même des cours de Cobol à l’ENST (Sup’Télécom). Il fume comme un pompier, et lorsque, en séance, un dossier lui semble inacceptable (peu de dossiers sont acceptables à ses yeux), il tape du poing sur la table si fort que le cendrier s’envole à des altitudes improbables et répand son contenu sur le haut bout de la table, dont mon grade modeste me tient à l’écart.
La CSMI organise sur des sujets techniques des groupes de travail auxquels participent les représentants des industriels. C’est ainsi que je fais la connaissance de Monsieur Amigorena, responsable des marchés publics chez IBM, excellent connaisseur du Code des marchés et redoutable argumenteur, dont les passes d’armes avec Noël Aucagne sont de grands moments de théâtre. J’apprendrai aussi beaucoup grâce à lui.
Cela dit, hormis ces deux personnalités brillantes auxquelles j’aurais pu ajouter une ou deux autres, ce monde des « hauts fonctionnaires », comme ils s’auto-intitulent, me frappe surtout par sa médiocrité, sa suffisance qui n’a d’égale que son incompétence béate. Un jour de séance plénière rue de Rivoli (c’était avant la relégation à Bercy) un jeune administrateur civil, chef de bureau, servile devant ses supérieurs et petit roquet envers son personnel, arrive cinq minutes en retard ; je suis à côté de la porte, je le vois se mettre à genoux pour enlever son manteau et gagner sa place à quatre pattes en espérant que son chef et le chef de son chef ne le remarqueront pas ; ce piètre personnage accédera un jour à un des plus hauts postes de l’administration française, où il se conduira de la même façon avec son ministre. Voir ces gens dans leurs œuvres me donnera un jour le courage de prendre la responsabilité de départements informatiques, en me disant que même en commettant beaucoup d’erreurs, je ne saurai faire gaspiller autant d’argent public que ce que je leur en aurai vu dilapider.
À certaines périodes je dois partager mon temps entre le ministère et l’Insee, ce qui ne va pas sans me poser des problèmes vestimentaires : au ministère, sans cravate on est pris pour un intrus, alors que l’Insee est déjà passé au stade jeans-baskets. Si je vais le matin au ministère cravaté et dois aller l’après-midi à l’Insee, je ne puis guère changer de vêtements dans l’autobus, et mon accoutrement prête à rire auprès de mes collègues statisticiens.
Bon. Après plus de deux ans à la CDI, il est temps d’arrêter : le milieu des administrations centrales est hautement toxique, si l’on s’y attarde on risque de devenir semblable à ses résidents permanents, et le plus grave est que la transformation s’opère de façon insensible. Je reviens à plein temps à l’Insee, mais j’y suis un peu marginalisé à la suite de mes démêlés avec la hiérarchie évoqués ci-dessus. Je dois beaucoup aux quelques collègues qui m’ont soutenu à moment là, surtout Jean-Jacques Kasparian, JJK pour les collègues, un véritable saint, excellent ingénieur mais aussi penseur et moraliste. Après McKinsey et la CDI, libéré par les conversations avec JJK, je fixe ce qui sera désormais ma ligne de conduite : mon employeur véritable, c’est le citoyen, le contribuable, c’est à lui que je dois rendre des comptes. Si mon chef du moment est de la qualité d’un Noël Aucagne, il incarne le citoyen et je reconnais son autorité. S’il est de qualité moindre, j’agis selon ma conscience.
C’est à cette époque que l’Insee acquiert quelques machines qui préfigurent ce que seront les micro-ordinateurs, des Wang 2200. Elles coûtent quelques 100 000 francs chacune (soit près de 70 000 euros de 2019), possèdent 4096 octets de mémoire, un lecteur de disquettes et un interpréteur BASIC microprogrammé, c’est sommaire mais on peut faire des calculs avec de petits volumes de données. Les conséquences peuvent être imprévues : à ce moment les opérateurs et pupitreurs des centres de calcul de l’Insee déclenchent une grève totale qui durera près de trois mois. Tous les centres de calcul sont à l’arrêt. Les grévistes misent sur un moyen de pression qu’ils pensent irrésistible : la publication de l’indice des prix, qui à l’époque est très important, parce qu’il est utilisé pour indexer les salaires des fonctionnaires, le SMIC, les retraites et beaucoup d’autres choses ; chaque mois sa parution est l’occasion d’une conférence de presse. Mais le chef du service des prix, muni d’un micro-ordinateur Wang, réussira à calculer un indice provisoire, à partir de données partielles et d’extrapolations des périodes précédentes, la conférence de presse aura bien lieu, la grève échouera. Cet événement annonce la fin de l’hégémonie de l’informatique centrale et l’arrivée de l’informatique des utilisateurs.
Comme on le verra dans un prochain chapitre, le moment approche où je quitterai l’Insee pour l’Institut national d’études démographiques (Ined), en septembre 1981. Pendant les six mois qui s’écoulent entre la décision de mon détachement et mon départ effectif, je n’ai pas grand chose à faire, alors je lis Le Capital, en fait le Livre I, le seul qui soit vraiment de la plume de Karl Marx. Je conseille vivement cette lecture, elle est passionnante, même si ce livre est moins drôle que L’Idéologie allemande, mais ce n’est pas ce que croient ceux qui s’en réclament sans l’avoir lu. Certes, Karl fait un peu ce que les chercheurs contemporains appellent du cherry picking, choisir dans la documentation et dans les observations les faits qui viennent à l’appui de ses thèses, et glisser sous le tapis ceux qui ne lui conviennent pas. Mais les faits sont rapportés avec éloquence et analysés avec acuité. On peut lire ce livre comme un roman dont l’héroïne serait la Reine Victoria (oui oui) et les héros secondaires les inspecteurs du travail de l’administration britannique. En tout cas cette lecture sonne pour moi le glas des dernières séquelles d’idées révolutionnaires, laminées par celui qui est censé en être le prophète.