par Laurent Bloch
Simone Bitton est une cinéaste française et marocaine née à Rabat, qui réalise des films documentaires. De sa filmographie je citerais sa trilogie sur les grandes voix de la chanson arabe, Oum Kalsoum, Mohamed Abdelwahab, Farid El Atrache (disponibles en DVD), ses films sur la Palestine (Palestine, histoire d’une terre, Mahmoud Darwich, et la terre comme la langue, Mur, Rachel), sur le Maroc (Ben Barka, l’équation marocaine). À l’âge de onze ans avec sa famille elle émigre en Israël, dont elle possède également la nationalité et où elle a fait son service militaire. Puis elle est venue en France faire des études de cinéma, à l’issue desquelles elle a obtenu le diplôme de l’IDHEC (rebaptisé depuis La Femis). Elle enseigne le cinéma à l’Université de Paris 8 et à Marrakech.
J’ai vu son dernier film, Ziyara, en avant-première à l’Institut du Monde arabe, dans le cadre de l’exposition intitulée Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire. Le mot arabe Ziyara signifie visite, et dans ce cas particulier il désigne plus précisément un voyage sur des tombes familiales, ou au mausolée d’un saint, puisque Juifs et Musulmans partagent le culte des Saints, dont certains sont communs aux deux religions, et ce malgré les prescriptions contraires des sources religieuses [1]. Ce sont surtout les femmes qui visitent le tombeau des Saints, pour obtenir la guérison d’un enfant, ou l’issue heureuse d’une grossesse.
La plus ancienne trace archéologique de la présence juive au Maroc remonte au IIe siècle de notre ère, mais elle est sans doute antérieure ; elle a été augmentée de l’arrivée des juifs d’Espagne chassés par Isabelle la Catholique à la fin du XVe siècle. En 1948 l’effectif de cette population était estimé à 265 000 personnes, la plus importante du monde arabe, mais les vicissitudes politiques de la seconde moitié du XXe siècle (surtout les guerres israélo-arabes) vont la réduire à quelques centaines de familles.
Par son film Simone Bitton a entrepris littéralement une Ziyara, une visite des lieux juifs du Maroc, cimetières, synagogues, mausolées de saints... Comme les juifs sont partis, ces lieux sont gardés et entretenus par des musulmans, généralement avec le plus grand soin, on comprend que les autorités locales y tiennent. Certains de ces sanctuaires sont visités aussi par des musulmans. Et nombreux sont les juifs de par le monde qui viennent périodiquement revoir les lieux de leur enfance, ou les tombes de leurs ancêtres, et ces gardiens les accueillent. On note que le Maroc est un pays arabe qui n’a jamais fermé la porte aux visiteurs juifs, fussent-ils venus d’Israël.
Le film prend des allures de road movie par les endroits les plus variés du Maroc, et l’on voit comme le pays est beau, des plages de l’Atlantique aux gorges de l’Atlas et à la bordure du désert, et dans tous ces lieux vivaient des juifs, dont les habitants les plus âgés ont gardé des souvenirs qu’ils confient volontiers à la cinéaste. J’ai été particulièrement impressionné par un village [2] abandonné visiblement depuis longtemps, avec des ruines de bâtiments en terre crue, dans un paysage de bout du monde, décrit par un homme qui semble lui aussi surgir d’un passé immémorial. Vous pouvez en voir quelques images dans la bande annonce.
La réalisatrice n’a pas voulu faire un film sur les Juifs du Maroc, ni sur les conditions de leur départ, tâches qu’elle laisse aux historiens, mais plus simplement, sur « ce qui reste de nous au Maroc, maintenant que nous l’avons quitté », et sur ceux qui en sont les gardiens. À côté des modestes gardiens des sanctuaires, il y a aussi la conservatrice du Musée du Judaïsme marocain à Casablanca, Zhor Rehihil, dont on perçoit l’émotion cependant qu’elle enveloppe les rouleaux de la Torah. Il faut aussi mentionner Aomar Boum, qui raconte comment, né dans une petite ville (M’Hamid El Ghizlane) des confins sahariens du Maroc, de parents illettrés, il a subi la discrimination dans son enfance parce qu’il était Noir, et qui est maintenant titulaire d’une chaire prestigieuse à l’Université de Californie à Los Angeles, où il se consacre à l’étude des minorités dans les États du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, Juifs, Baha’is, Chrétiens, Chiites...
Simone Bitton a raconté, dans l’émission de Tewfik Hakem Affinités culturelles, comment elle a voulu voir la tombe de son grand-père ; elle a constaté qu’elle était légèrement endommagée, le gardien l’a réprimandée : « bien sûr, la tombe est abîmée, il y a 50 ans que personne n’est venu la voir, où étais-tu ? À Paris ? Ce n’est pas loin, Paris, les autres ils viennent ! ». On peut aussi écouter Simone Bitton sur RFI et sur France Culture. Elle a dédié son film (qui sort ce mercredi en salle, pour Paris au Mk2 Beaubourg) « aux gardiens musulmans de ma mémoire juive ».