Au début de l’été 1967 je passe le concours d’entrée à l’Insee, qui me donne accès à deux ans de scolarité rémunérée dans la section la moins prestigieuse de son école, l’Ensae. J’aurais rêvé mieux, et je sens le goût amer de l’échec et d’une impasse intellectuelle, mais enfin je serai à Paris et indépendant économiquement, deux rêves.
En attendant, la direction marxiste-léniniste s’est occupée de mon emploi du temps estival : je suis incorporé à une délégation invitée en Albanie par le Comité central du Parti du Travail pour le mois d’août. Comme je suis mineur il faut des autorisations parentales de sortie du territoire et de demande de passeport, je les obtiens (à ma grande surprise) !
Paris-Rome par Air France, Rome-Tirana via Bari par Alitalia, c’est la première fois que je prends l’avion, à cette époque c’est encore rare et luxueux : formalités d’embarquement simples et rapides, nourriture à bord délicieuse, couverts en argent. Nous sommes une douzaine, entre vingt et vingt-cinq ans, sous la houlette de l’Envoyé, toujours le même.
De Tirana nous rejoignons directement Durrës (Durazzo en italien), au bord de la mer Adriatique. De 1939 à 1944 l’Albanie a été annexée par l’Italie, qui a parsemé le pays d’hôtels de style mussolinien, architecture pompeuse mais confortable. Celui où nous sommes logés est assez luxueux, les sols et les colonnes de porphyre et de marbre sont d’une fraîcheur agréable. Notre emploi du temps se partage entre visites d’usines et de coopératives agricoles, conférences politiques et réunions de travail avec des dirigeants marxistes-léninistes français, Gilbert Mury et Jacques Jurquet. Usines métallurgiques et textiles autour de Tirana, champs de pétrole de Fieri, usine chimique de Vlora. Nous assistons même à une séance du congrès de la Ligue des femmes albanaises, dirigée bien sûr par Nexhmije Hoxha, l’épouse du Grand Guide.
Malgré sa langue de bois stalinienne, son dogmatisme inoxydable et ses comportements de parfait apparatchik, je ne puis m’empêcher de conserver de l’estime pour Jacques Jurquet. Il n’a pas hésité à prendre des risques et à sacrifier sa vie privée pour ses idées : pendant la seconde guerre mondiale il s’est engagé dans la résistance et s’est marié avec une Juive apatride, pendant la révolution algérienne il a participé aux réseaux de soutien au FLN et s’est remarié avec une militante algérienne. Tout le contraire d’un Alain Badiou, petit perroquet dogmatique qui n’a jamais travaillé ni pris aucun risque, devenu professeur d’université sans soutenir de thèse, à l’esbroufe estampillée rue d’Ulm, petit chef d’un groupuscule dont il écrase les membres de son mépris. Les articles de Jurquet, à côté des pièces de théâtre de Badiou, sont des monuments de profondeur et de nuances intellectuelles.
Gilbert Mury était un intellectuel communiste, proche de Roger Garaudy, tenté par un rapprochement avec le catholicisme de gauche, mais, séduit par la Chine de Mao, il quitte le Parti communiste français (PCF, qui ne lui offrait sans doute pas de responsabilités à la hauteur de ses ambitions) et rejoint les marxistes-léninistes, qu’il considère comme un mouvement d’avenir. Nous avons avec Jurquet et Mury des entretiens destinés à renforcer nos convictions et notre adhésion au groupe et à sa discipline.
Gilbert Mury avait sans doute des ambitions élevées, il parlait du ton docte d’un « grand intellectuel », appelé à un rôle dirigeant ; cela ne pouvait durer bien longtemps avec Jacques Jurquet, qui se voyait bien lui-même en futur dirigeant suprême. Mury sera exclu en février 1970, avec Raymond Casas, un dirigeant ouvrier du mouvement.
Raymond Casas était un des rares véritables militants ouvriers de notre groupe, doté d’une envergure de leader. Il avait participé très jeune à la résistance, décoré de la Croix de guerre, puis, ouvrier hautement qualifié en mécanique de précision à l’usine Air Équipement de Blois, il y sera un responsable syndical et politique. Il écrivait aussi fort bien, dans un style lyrique de tribun. Esprit ouvert et curieux, il a consacré la fin de sa vie à la rédaction de ses mémoires, où le lecteur pointilleux trouvera bien sûr quelques passages discutables, mais à l’heure où des intellectuels patentés (c’est-à-dire normaliens) dégoisent des âneries tous les jours à la radio, je trouverais mesquin d’en tenir rigueur à un ouvrier qui s’est donné lui-même son savoir, sa culture et son style.
Les Albanais nous font visiter le pays : Pogradec au bord d’un beau lac, partagé avec le pays qui était alors la Yougoslavie (lac d’Ohrid en macédonien), Korça dont le lycée français était le principal établissement d’enseignement secondaire du pays avant la guerre (Enver Hoxha y fut élève), Gjirokastër et sa vieille ville bien conservée, Butrinti, la Buthrote d’Andromaque, face à Corfou, où l’on peut voir les vestiges de ce qui fut peut-être, qui sait, le palais de Pyrrhus. Nous participons à des fêtes rurales fortement arrosées de raki, malgré la religion musulmane majoritaire en Albanie (et persécutée par le pouvoir). Sur la route du retour, entre Saranda et Vlora, vers Dhërmi, la montagne plonge directement dans la mer, les bougainvillées nous enchantent, nous n’avons jamais vu de tels paysages.
Dans la bibliothèque agréablement ombragée de l’hôtel de Durrës, littérature de propagande en français. Dans un numéro de L’Albanie nouvelle je lis un article qui évoque « les liens traditionnels d’amitié entre les peuples égyptien et albanais » ; lorsque j’irai en Égypte, en février 1976, j’entendrai un autre son de cloche. Méhémet Ali, vice-roi d’Égypte de 1804 à 1849, était un officier ottoman d’origine albanaise, et les Égyptiens en ont gardé un fort mauvais souvenir. Autant les Albanais ont une tradition guerrière affirmée, autant les Égyptiens sont un peuple paysan de mœurs pacifiques, d’ailleurs lorsque les monarques égyptiens ont voulu avoir des armées ils ont généralement eu recours à des mercenaires turcs, arabes, slaves ou d’autres contrées, ce depuis l’Antiquité. Pour mener à bien sa politique de conquêtes (Soudan, Syrie, Hedjaz, Morée, Thasos et Crète), Méhémet Ali a instauré la conscription en Égypte ; les Égyptiens se mutilaient pour y échapper, alors Méhémet Ali a formé des bataillons de manchots et d’unijambistes qui marchaient en tête dans les batailles, ce qui a résorbé la propension à l’automutilation. Les Égyptiens ont finalement été délivrés des aventures guerrières de Méhémet Ali par les Anglais, qui voyaient en lui un allié des Français, et qui ont soutenu le sultan ottoman pour réduire l’agitation de ce vassal encombrant.
Le plus souvent je partage ma chambre avec Christian, un étudiant en philosophie issu d’une famille ouvrière de Picardie. Les marxistes-léninistes, évidemment, cherchent à attirer d’authentiques prolétaires, pour conforter leur prétention à former le « parti de la classe ouvrière ». Notre délégation compte deux vrais ouvriers, les autres sont des étudiants, enseignants, ressortissants des classes moyennes. Le recrutement de notre groupe sera toujours moins élitiste que celui de l’UJCML, créée et dirigée par des normaliens.
À mon retour d’Albanie, j’écrirai un article dithyrambique et plein de langue de bois qui paraîtra sur deux pages du numéro 67 (21 septembre 1967) de l’Humanité nouvelle : Révolution Culturelle et progrès économique impétueux en Albanie. C’est ainsi que ma chère famille prendra connaissance de l’étendue de mes forfaits. Mes parents, sans doute trop accablés, ne m’en parleront pas, c’est un oncle plus décontracté qui sera délégué pour aborder la question avec moi, sur un ton conciliant. Mais il n’y aura en fait pas de réconciliation.