Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Yoko Ogawa et la mathématique ; Jacques Roubaud
Article mis en ligne le 4 février 2007
dernière modification le 11 octobre 2017

par Laurent Bloch

La formule préférée du professeur

Ce livre raconte l’histoire d’une aide-ménagère, de son fils et d’un ancien professeur de mathématiques dont la carrrière universitaire a été interrompue par un accident de voiture, depuis lequel la portée de sa mémoire est réduite aux quatre-vingts dernières minutes.

L’aide-ménagère, qui est aussi la narratrice, est engagée chez le mathématicien, auquel elle doit chaque matin rappeler qui elle est, parce que le professeur a oublié son existence, malgré une petite note en papier épinglée à son veston qui, parmi de nombreuses autres notes épinglées, est censée lui rappeler les différents êtres, choses et événements antérieurs de plus de quatre-vingts minutes à l’instant présent.

Lorsque le professeur apprend que l’aide-ménagère a un fils de dix ans, il exige que celui-ci rejoigne sa mère chez lui, plutôt que d’aller l’attendre seul à la maison. Dès lors s’établit entre le vieil homme, la jeune mère célibataire et son fils une relation d’amitié qui repose, en fait, sur les mathématiques. Tout a commencé le premier jour de travail de l’aide-ménagère : le professeur lui a demandé sa date de naissance, qui était le 20 février, ce qui peut s’écrire 220 ; le professeur lui montre alors une médaille qu’il a reçue, au dos de laquelle est gravée l’inscription « Prix du Président de l’université n° 284 » ; or 220 et 284 sont des nombres amis, c’est-à-dire que la somme des diviseurs de 220 est égale à 284, et réciproquement, ce que le professeur avait immédiatement remarqué.

Les jours suivants, l’aide-ménagère repense aux nombres amis, et essaie d’en trouver d’autres, ce qui s’avère ardu. Elle trouve seulement que la somme des diviseurs de 28 est égale à 28, ce à quoi elle n’attache aucun prix, mais le professeur lui apprendra plus tard que cette propriété fort rare fait de 28 un nombre parfait.

Le jeune fils de l’aide-ménagère est peu à peu, et de façon il est vrai intermittente comme il convient pour un enfant qui aime bien jouer avec ses camarades, entraîné dans cette passion mathématique, par le biais notamment des exercices donnés par son instituteur et que lui explique le professeur, et où l’on apprendra comment calculer la somme des n premiers entiers, mais aussi les propriétés numériques intéressantes du base-ball, l’identité de quelques nombres premiers de Mersenne, et quelques autres choses, dont la formule préférée du professeur que je vous laisse découvrir en lisant ce livre consacré à l’amitié entre des âges différents, au naufrage de la vieillesse, au drame de la perte de certaines capacités, et aux mathématiques.

Yoko Ogawa a reçu le prix de la Société japonaise de mathématiques pour avoir révélé au lecteur la beauté de cette discipline : c’est amplement mérité. Je n’imagine pas qu’elle ait pu écrire ce livre sans avoir elle-même reçu une formation mathématique, mais après tout je l’ignore. En tout cas, par exemple lors de l’épisode de la recherche de nombres amis par l’aide-ménagère, elle évoque parfaitement l’état de malaise profond, le sentiment de nullité qui vous envahit devant un problème mathématique qui vous résiste, et l’allégresse lorsque soudain la solution apparaît, évidente. De telles émotions diffèrent de celles procurées par un échec au jeu ou dans une recette de cuisine en ceci qu’elles mettent en question l’esprit même du sujet de la démonstration, et par là quelque-chose de très profond dans son identité, d’où suinte une angoisse qui excède le dépit. La programmation des ordinateurs conduit à des expériences analogues, pour les mêmes raisons.

Il y a peu de descriptions littéraires aussi empathiques de l’activité mathématique, aussi ce livre me fait-il penser à celui-ci , fort différent :

Mathématique :

de Jacques Roubaud (les : font partie du titre). Il s’agit dans ce cas d’un ouvrage romanesque autobiographique qui narre les études de l’auteur, professeur de mathématiques et de littérature à l’université. Il y raconte notamment comment il n’entre pas à l’École normale de la rue d’Ulm, d’où étaient pourtant issus ses deux parents (à la faveur des quelques années d’avant-guerre où élèves masculins et féminins étaient réunis). Il examine l’enseignement qu’il a reçu des maîtres de l’école Bourbaki avec un oeil critique autant qu’admiratif, propre à en faire comprendre les enjeux, le caractère novateur et aussi les aspects superflus au lecteur même peu versé en mathématiques.

On a beaucoup médit de l’enseignement des mathématiques dites modernes (c’est-à-dire de la fin du XIXe siècle) aux élèves du cycle secondaire : les défauts tenaient en fait beaucoup à l’incompétence des enseignants. J’ai eu la chance de recevoir cet enseignement de bons professeurs au fait de leur discipline, non seulement c’était passionnant, mais très utile pour mon futur métier d’informaticien. Et le livre de Roubaud explique très bien pourquoi.

Ce livre a eu pour moi un effet libérateur et déculpabilisateur important : un séjour en classe de Mathématiques spéciales ne m’avait pas apporté les résultats que j’en attendais, et il me fallut bien des années pour me défaire du complexe d’infériorité qui résulta de cet échec, et encore plus longtemps pour que s’atténue mon dégoût de toute mathématique, qui me soulevait le coeur lorsqu’au détour d’une page un livre en apparence innocent exhibait un répugnant symbole d’intégrale.

L’itinéraire de Jacques Roubaud, décrit par son livre, est celui d’un échec qui n’est pas un verdict de nullité, en fait ce n’était pas vraiment un échec, c’est l’objectif qui était inadapté, et l’auteur a finalement atteint d’autres objectifs, qui n’en étaient pas au départ mais qui lui ont permis d’accomplir des tas de choses intéressantes. Il trouve dans les mathématiques des choses passionnantes, mais aussi des sommets d’ennui et de cuistrerie, comme en toutes choses, mais loin de l’image monolithique et religieuse que transmet l’enseignement français de cette science. Appliquer ces quelques leçons à mes propres expériences m’a aidé à mieux les comprendre et les accepter, et même à regarder à nouveau quelques mathématiques (pas toutes). Grâces en soient rendues à l’auteur, qui nous mène à l’idée qu’il faut chercher en mathématiques les plaisirs de l’imagination et de l’entendement.