Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Critiques juives de la politique israélienne :
Charles Enderlin et Sylvain Cypel
Contre la politique de colonisation
Article mis en ligne le 9 mars 2020
dernière modification le 10 mars 2020

par Laurent Bloch

Charles Enderlin et Sylvain Cypel sont des juifs français de ma génération (l’après-guerre), ils ont l’un et l’autre vécu des années en Israël, le premier en a obtenu la nationalité et y était correspondant de la chaîne de télévision France 2. Comme beaucoup de Juifs de notre génération, ils ont fondé de grands espoirs dans la création de cet État, qui apparaissait comme un refuge après les années du génocide. Ils viennent de publier chacun un livre, Les Juifs de France entre république et sionisme pour Enderlin, L’État d’Israël contre les Juifs pour Cypel. Le premier donne un tableau vivant et contrasté des relations des juifs français ou résidents français avec leur pays et avec Israël (sans oublier, pour les juifs algériens, leur histoire avec l’Algérie), le second évoque plutôt les développements récents de la politique israélienne. Tous les deux ont décelé dans les agissements de l’État israélien et dans l’approbation inconditionnelle que lui accordent la plupart des institutions du judaïsme français des aspects révoltants à propos desquels le silence n’était pas une option acceptable, d’autant plus qu’ils étaient accomplis plus ou moins explicitement en leur (notre) nom. Ils se sont donc exprimés, et ce faisant ont encouru l’ire des organes juifs « officiels », qui en France ne se conçoivent guère autrement que sous l’espèce d’une agence de propagande du gouvernement israélien. Et cette ire ne va pas sans conséquences, il y a des groupes pro-israéliens qui n’hésitent pas à agir brutalement contre leurs contradicteurs, et il n’y a rien qu’ils détestent plus que les juifs qui critiquent Israël.

Le 19 juillet 2018, Benjamin Netanyahu a fait voter une loi définissant l’État d’Israël comme l’État-nation du peuple juif « qui y exerce son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination. La réalisation de ce droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est réservée au seul peuple juif […]. L’hébreu est la langue de l’État d’Israël. La langue arabe est dotée d’un “statut spécial” dans l’État ; l’usage de l’arabe dans et par les institutions sera réglé par la loi. […] ; L’État voit le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale, encouragera et promouvra son développement et sa consolidation ».

Charles Enderlin note : « le texte discrimine clairement les citoyens non juifs, la minorité arabe, y compris la communauté druze qui a pourtant fait serment d’allégeance à l’État et dont les fils servent au sein de l’armée israélienne. Il contredit en cela la Déclaration d’indépendance promulguée en mai 1948 par David Ben Gourion, qui stipulait : “[L’État] sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ; il assurera la sauvegarde et l’inviolabilité des Lieux saints et des sanctuaires de toutes les religions et respectera les principes de la Charte des Nations unies.” »

Parmi les rares voix qui s’élèvent en Israël contre une telle politique de ce qui est désormais un apartheid à visage découvert, il faut citer l’historien Shlomo Sand, et aussi le journaliste de Haaretz Gideon Levy, dont Sylvain Cypel cite la réaction amère à cette loi : « Enfin, une loi dit la vérité. […] Désormais, Israël appartient aux seuls Juifs, et c’est inscrit dans la loi [1]. »

Il ne suffit pas à l’administration israélienne de résorber les droits des Palestiniens : elle encourage de plus en plus explicitement les colons des territoires occupés de Cisjordanie dans la voie de l’annexion pure et simple. Sylvain Cypel énumère, en une litanie déprimante, de multiples exemples d’exactions où des colons ont ravagé des exploitations agricoles palestiniennes, détruit des maisons, pris possession par la force de propriétés privées, et pour finir commis des assassinats, sous la protection de l’armée israélienne, et sans que jamais une plainte en justice contre ces crimes aboutisse à la moindre condamnation.

On pourra m’objecter que certains groupes palestiniens n’hésitent pas à commettre des attentats contre des populations civiles juives : c’est exact. Cela dit, les exactions des uns ne justifient pas celles des autres, d’autant plus qu’en général les représailles israéliennes sont assez disproportionnées et atteignent des gens qui ne sont impliqués dans aucune action violente. L’armée israélienne est infiniment plus puissante que les groupes armés palestiniens, ce qui devrait l’obliger à une certaine mesure.

Ces persécutions ont lieu quotidiennement, elles minent la vie de ceux qui les subissent. Mais il y a aussi des opérations de plus grande ampleur, surtout à Gaza : « À partir du 30 mars 2018, chaque semaine et durant plus d’un an, des tireurs d’élite israéliens protégés dans des blockhaus ont tiré à Gaza sur de jeunes Palestiniens désarmés manifestant à cent ou cent cinquante mètres d’eux devant le “mur” barbelé qui les enferme, tuant chaque fois un, deux ou dix d’entre eux, dans une sécurité et une impunité absolues. Pour la seule période qui va du 1er avril au 20 septembre 2018, soit un peu moins de six mois, Amnesty International a recensé 180 morts par balles et 10 000 blessés. » Il y a aussi les opérations de bombardement, où l’aviation détruit de préférence les hôpitaux, les écoles, les infrastructures d’approvisionnement en eau et en électricité (souvent construites avec des subventions de l’Union Européenne), sans parler des morts et des blessés.

Je pourrais continuer cette énumération, rappeler d’autres crimes contre les populations civiles, autant renvoyer le lecteur au livre de Sylvain Cypel. La dérive des sociétés en guerre vers la banalisation de la violence est malheureusement un phénomène courant.

Je voudrais citer aussi le beau texte de la journaliste et auteur libanaise Dominique Eddé, qui rend compte du livre de Sylvain Cypel.

Le livre se termine quand même sur une note d’espoir : si les institutions juives françaises, dans leur majorité, suivent inconditionnellement la ligne colonialiste du gouvernement israélien, la jeune génération juive des États-Unis se reconnaît de moins en moins dans ce gouvernement corrompu et ultra-nationaliste. Espérons que des auteurs comme Charles Enderlin et Sylvain Cypel seront lus et entendus, et qu’ils contrebalanceront l’influence des organisations pro-israéliennes sur les Juifs de France.