Pour parler d’informatique les Américains ont « Computer Science » qui désigne la discipline scientifique enseignée dans les universités et la recherche qui l’accompagne, « Electronic Data Processing », un peu en désuétude, qui évoque surtout les traitements effectués dans les centres de calcul des entreprises, et qui tend à être supplanté par
« Information Technology (IT) », qui correspondrait à notre informatique, moins la « Computer Science » : si l’on consulte un site encyclopédique consacré à l’Information Technology, les têtes de chapitre sont Software, Storage (Backup, Data management, etc.), Computing Fundamentals (General Computing Terms, Standards & Organizations), Hardware, Security, PCs, Networking. On pourra consulter l’inévitable Wikipedia pour une autre nomenclature, plus détaillée mais pas très différente.
En français nous avons informatique, créé en 1962 par Philippe Dreyfus, et nous nous accorderons avec ce qu’en dit Michel Volle pour trouver à ce néologisme un bonheur certain. D’ailleurs beaucoup d’autres langues nous l’ont emprunté (allemand, espagnol, portugais, russe), et même les Anglo-Saxons parlent parfois d’« Informatics ». Le mot est donc parfaitement convenable, et si l’on suit l’article déjà cité de M. Volle il serait même le seul, entouré dans notre langue de faux amis comme
« ordinateur », « objet », « numérique », « donnée » et « information ».
Seulement voilà, l’informatique et ce que ce terme désigne sont aujourd’hui soupçonnés de ringardise, et j’y vois deux raisons, sans prétendre à l’exhaustivité : nos élites n’aiment pas l’informatique, dont la compréhension même superficielle leur imposerait l’acquisition de quelques rudiments de compétence technique qui leur semblent bien fatigants et bons pour de « simples ingénieurs et techniciens » (je leur laisse la responsabilité de leur mépris), et en outre l’industrie française y brille peu, ce qui incite managers et responsables politiques à en diluer les statistiques dans un ensemble plus vaste qui ferait apparaître la France en meilleur rang. Cette fraude statistique camouflée en glissement sémantique a été formulée, à ma connaissance pour la première fois, par le rapport au Président de la République intitulé L’informatisation de la société, publié en 1978 par Simon Nora et Alain Minc, deux représentants typiques des élites évoquées plus haut, qui ont l’un et l’autre été souvent mieux inspirés. Ce rapport lançait le néologisme « télématique », créé pour désigner la fusion des télécommunications et de l’informatique, dont la symbiose aurait caractérisé la démarche originale de l’industrie française, engagée sur une voie de développement novatrice. Les symboles de la télématique furent bien entendu le réseau Transpac et le Minitel, dont on aurait bien tort de se gausser parce qu’il est vrai qu’ils ont créé un domaine d’activité nouveau, créatif et important, qui a initié les Français à l’usage des ordinateurs et des réseaux. Ce qui fut ridicule, ce fut le refus par certains fonctionnaires qui avaient des pouvoirs industriels illégitimes de voir qu’il y avait autre chose après Transpac et le Minitel.
L’artifice télématique permit de réunir, au moins dans les discours ministériels, sinon dans les nomenclatures de l’INSEE, les résultats de l’industrie informatique française, qui existait encore, avec ceux de l’industrie des télécoms, qui était à son zénith, et de l’industrie électronique, qui en 1974 était encore au même niveau de chiffre d’affaires que son homologue japonaise (étonnant, non ?) pour donner l’illusion d’une force industrielle de première grandeur à l’échelle internationale. La suite des événements aurait dû avoir raison de cette imposture, mais les idées les plus fausses peuvent avoir la vie dure, et la télématique se prolonge aujourd’hui sous le nom de
« TIC » (technologies de l’information et de la communication), voire « NTIC » (nouvelles TIC) ou « TICE » (TIC pour l’éducation).
L’ennui, déjà pour la télématique, c’est que sa prophétie de fusion de l’informatique et des télécoms ne s’est pas réalisée. Les entreprises qui produisent des ordinateurs, ou des microprocesseurs, ou des logiciels ne produisent pas de matériels de télécoms, et quand elles ont essayé de le faire elles ont échoué, comme IBM avec le rachat de Rolm en 1984. De même, quand AT&T, pourtant l’inventeur d’Unix (à son corps défendant), a voulu lancer sa propre gamme d’ordinateurs 3B en 1983, il a échoué. Il est d’ailleurs très significatif que Motorola, producteur éminent de microprocesseurs devenu un grand industriel du téléphone portable, ait jugé bon de se séparer de son activité dans les processeurs, nommée désormais Freescale. Celui qui aurait le mieux réussi serait encore Siemens, mais on ne peut pas dire qu’il ait jamais été un acteur majeur sur la scène informatique, et en outre lui aussi s’est séparé de son activité dans le domaine des processeurs, désormais autonome sous le nom d’Infineon. Philips a fait de même, son activité dans le domaine est désormais indépendante sous le nom NXP Semiconductors.
En fait, je crois qu’un des facteurs qui expliquent que la fusion n’ait pas eu lieu réside dans le fait que dans les entreprises les gens qui s’occupent du téléphone et ceux qui s’occupent de l’informatique sont tellement différents qu’il est peu envisageable de les faire travailler ensemble, j’ai pu en faire l’expérience. Pour un informaticien comme moi, voir débarquer dans son bureau un vendeur d’autocommutateur (une assez grosse bête, il y en avait quand même pour 4 millions de francs) fut une expérience d’un exotisme ineffable dont les lois sur la presse m’interdisent de livrer ici tous les détails.
Cette disjonction entre ce que Michel Volle appelle le
Système Technique Contemporain (qui réunit informatique, microélectronique et robotique) et l’industrie des télécoms n’empêche bien sûr pas les télécoms d’être un utilisateur massif d’informatique et de microélectronique. Un autocommutateur ou un téléphone portable sont fondamentalement des ordinateurs, mais cela n’a pas entraîné la réunion de ces deux secteurs industriels.
Jusque là nous n’avons pas encore parlé des industriels français : jetons un voile charitable sur ceux du secteur informatique, dont l’agonie est sans cesse prolongée par les pouvoirs publics. Mais dans les télécoms nous avons eu un champion mondial, avec Alcatel, et quelques outsiders bien placés comme Matra. Si une entreprise de télécoms a vraiment raté le virage de l’Internet, c’est bien Alcatel, qui a été le dernier dans le secteur à incorporer la technologie IP dans ses matériels et à conclure des accords avec des entreprises de matériels de réseau informatique. Parce que si les secteurs industriels restent distincts, il faut bien quand même répondre aux aspirations des clients, qui de plus en plus ont des applications qui mélangent téléphonie et réseaux de données. Bref, pour qui l’observe depuis longtemps, les difficultés actuelles d’Alcatel étaient prévisibles il y a au moins quinze ans.
Bien, mais jusqu’ici il n’était question que de l’illusion de fusion entre l’informatique et les télécoms. Avec les TIC il est question d’encore diluer tout cela avec l’information et la communication. Comme le note très finement Michel Volle, l’ordinateur ne traite jamais que des données, qui ne donnent lieu à de l’information que lorsqu’un être humain interagit avec la machine et qu’intervient la sémantique. S’il n’est pas faux de dire que l’informatique a à voir avec l’information, la plupart du temps il y est plutôt question de données. Mais avec les TIC on mélange allègrement tout cela avec l’information au sens le plus large du terme, malgré qu’en aient des universitaires qui ont préfixé le sigle d’un S scientifique pour donner STIC, avec une définition plus élitiste.
Ce télecopage conceptuel entre informatique, électronique, télécoms, documentation et communication d’entreprise n’a pas que des inconvénients : la réalisation de cette fusion intellectuellement problématique dans les cursus de tel grand établissement d’enseignement supérieur où il m’arrive de donner des cours a entraîné une modification très favorable du sex-ratio de la population étudiante, et si cette amélioration quantitative devait être pondérée par une appréciation qualitative des tenues vestimentaires (restons dans les limites de la décence), ce serait encore mieux. Après tout, ne faut-il pas en prendre son parti, même si c’est une aporie ? Il n’y a pas que la rigueur intellectuelle dans la vie, parbleu.