Deux films magnifiques et passionnants me semblent promis, si j’en juge par l’effectif du public avec qui je partageais la salle, à une disparition rapide des écrans : Miel et Les Nuits de Sister Welsh. Alors je ne saurais trop vous conseiller de profiter des jours qui restent.
Les Nuits de Sister Welsh
Les Nuits de Sister Welsh, de Jean-Claude Janer, est un très beau film qui a été éreinté par la critique : la raison en est, ce me semble, qu’il décrit très finement et très profondément le malaise d’une adolescente, et qu’ainsi à certains moments il perturbe le confort du spectateur. Cela dit ce n’est pas un film psychologisant sinistre, au contraire il est plein de fantaisie et d’humour. L’héroïne, Emma, est confrontée à une mère terrible qui réprime radicalement tout affect et toute sensualité chez elle et chez les autres : sa fille, son amant, son mari qui a fui métaphoriquement dans les espaces intersidéraux et qui apparaît à sa fille sous l’aspect d’un satellite artificiel de fantaisie. Elle dirige un club de fitness pour dames mûres auxquelles elle inflige des punitions sadiques selon un cérémonial hiératique.
Pour se libérer du poids de cette figure maternelle, Emma lui invente des aventures romantiques inspirées des sœurs Brontë et des autres romancières anglaises célébrées par Jacques Roubaud : des ciels dramatiques surplombent des falaises noires du haut desquelles l’héroïne éplorée maudit l’homme qu’elle a aimé et qui s’éloigne à bord d’un voilier chahuté par la tempête ; plus tard, enfermée dans un cachot vouté en compagnie d’une étrangleuse et d’une empoisonneuse, elle séduit l’officier de garde pour lui dérober les clés et s’évader ; reprise et vouée à la pendaison, elle se mourra de consomption, mais son amant finalement reviendra la sauver.
Ne manquez pas ce film !
Miel
Miel, de Semih Kaplanoğlu, est le troisième film d’un trilogie élégiaque et rurale ; cela se passe dans les forêts des montagnes qui dominent la Mer Noire aux environs de Çamlıhemşin, entre Trabzon et la frontière turco-géorgienne, une région rurale assez reculée. Les paysages sous la pluie sont magnifiques, la vie pauvre mais pas misérable.
Yusuf a six ans, et comme pour Emma dans le film précédent, les choses ne vont pas comme il voudrait : il n’arrive pas à apprendre à lire, il n’obtient pas les petits badges rouges qui récompensent les bons élèves, il ne descend pas jouer avec les autres à la récréation, il est taciturne et ses parents s’inquiètent. Il est en adoration devant son père, apiculteur et paysan. La technique apicole locale est exigeante, dangereuse : les ruches sont perchées dans les arbres des forêts, à plus de dix mètres du sol, les troncs sont lisses, droits, sans branches.
Cette enfance solitaire et mélancolique est poignante. J’ai été frappé de la similitude entre la vie de cette famille turque et celle d’une famille rurale française des débuts de notre troisième république, telle que restituée par la littérature, et telle aussi que j’ai pu en observer les traces encore nombreuses dans mon enfance. L’instituteur du film n’aurait pas détonné parmi ses collègues contemporains de Jules Ferry, l’allure générale, le comportement des élèves et la décoration de la salle de classe non plus : une époque où l’école était une ardente obligation pour tous. Voilà qui plaide pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.