Lundi dernier le ciné-club du lycée Saint-Louis proposait, à la Filmothèque du Quartier Latin, Monsieur Smith au Sénat (1939). Je sortais de Jussieu à cette heure, je suis entré. Ce n’est pas le meilleur film de Capra, mais il mérite d’être vu, et c’est lui qui a lancé la carrière de James Stewart au cinéma. Le thème qui intéressait les lycéens ce soir-là était la démocratie américaine, sujet d’actualité et effectivement nœud de l’intrigue du film.
Tout commence dans un État de l’Ouest américain, contrôlé par un homme d’affaires véreux qui manipule les élections de façon à avoir à sa botte le gouverneur et les deux sénateurs de l’État. Cette mafia a manœuvré de façon à faire acheter par des prête-noms les terrains d’une vallée qu’ils projettent de faire racheter très cher par le gouvernement fédéral sous prétexte de construire un barrage qui les inondera. Juste au moment où le projet de loi dont ce barrage est un vague paragraphe doit être voté par le Sénat, un des deux sénateurs de l’État, nommé par le gouverneur, meurt subitement, il faut lui trouver un remplaçant de toute urgence, mais ne sont disponibles que des imbéciles ou des incapables. C’est alors que les nombreux enfants du gouverneur, lors du dîner familial, mènent une campagne bruyante pour leur chef scout, Jefferson Smith, interprété par James Stewart. Après quelques péripéties, Mr Smith, grand boy-scout naïf et idéaliste, devient sénateur, et les mafieux, au nombre desquels l’autre sénateur, Joseph Paine, pensent qu’ils le manipuleront aisément.
Mr Smith est émerveillé par la découverte de Washington, lui qui voue un culte à Abraham Lincoln et à la Constitution. Il ne va pas tarder à se montrer moins naïf que ce qu’espéraient les mafieux, et à proposer au vote le rejet du projet de barrage, qui n’est qu’une manœuvre pour une escroquerie à grande échelle. Alors ses adversaires jurent sa perte, produisent des actes notariés falsifiés pour l’accuser d’avoir voulu s’enrichir par la vente des fameux terrains, et proposent au Sénat, réuni en formation judiciaire, de le révoquer de sa charge (on voit l’actualité de la situation, qui n’a pas échappé aux lycéens du ciné-club).
Le Sénat vote la révocation, Mr Smith voit tous ceux qui auraient dû être à ses côtés lui tourner le dos, refuser de l’entendre et conspirer dans son dos. Je ne divulguerai pas la suite, mais je me suis demandé pourquoi, après avoir vu ce film, au demeurant non dépourvu de faiblesses, j’avais mal dormi. Dans un cadre moins prestigieux et pour des motifs moins graves, j’ai fait l’expérience d’être mis au ban, et je crois que l’aventure de Mr Smith m’a rappelé de mauvais souvenirs.
Sans que cela ait rien à voir me viennent irrésistiblement à l’esprit ces lignes de l’avant-propos du Requiem d’Anna Akhmatova :
« Dans les terribles années de la tyrannie de Iéjov, j’ai passé dix-sept mois à faire la queue devant la prison à Léningrad. Une fois, quelqu’un m’a “identifiée”. Alors la femme aux lèvres bleues qui était derrière moi — elle n’avait évidemment jamais entendu mon nom — s’est réveillée de cette torpeur qui nous était propre à toutes et m’a demandé à l’oreille (là tout le monde parlait en chuchotant) :
— Et cela, vous pouvez le décrire ?
Et j’ai dit :
— Je peux.
Alors quelque-chose comme un sourire est passé sur ce qui autrefois avait été son visage. »
Une autre citation, qui n’a non plus rien à voir mais que j’aime bien, de l’écrivaine franco-israélienne, née à Varsovie et qui écrivait en français (elle est morte en 2014) Rachel Mizrahi, dans L’un meurt l’autre aussi (1982) :
« Grand-père promène son petit-fils à Tel-Aviv.
— Tu vois cette chaussée ? dit le grand-père au petit-fils, c’est moi qui l’ai asphaltée, de mes propres mains, quand j’étais jeune.
Ils continuent leur promenade.
— Tu vois cette maison ? dit le grand-père au petit-fils, c’est moi qui l’ai construite, de mes propres mains, quand j’étais jeune.
Ils arrivent au port.
— Tu vois ce môle ? dit le grand-père, eh bien, c’est moi qui ai posé ces briques quand j’étais jeune. Qu’est-ce que tu en dis ?
Le petit-fils le regarde d’un air perplexe :
— Mais grand-père, quand tu étais jeune tu étais arabe ? »