Virginie Picon-Lefebvre, architecte, urbaniste et chercheuse, enseigne et mène ses recherches à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Belleville, après être passée par Harvard et autres lieux. Son livre La Fabrique du Bonheur, d’une typographie élégante et richement illustré (et néanmoins d’un prix très abordable !), étudie l’architecture, l’organisation spatiale et l’aménagement intérieur des agglomérations et bâtiments dévolus aux vacances, aux loisirs et à l’amusement : villes d’eau, stations balnéaires, parcs à thèmes, grands magasins, centres commerciaux, stations de sports d’hiver, clubs et villages de vacances, Disneyland, Dubaï... L’auteur décrit l’évolution de ces petits paradis depuis leur apparition au XVIIIe siècle à l’intention de l’aristocratie anglaise jusqu’à leur immersion dans la soupe numérique contemporaine ou dans « l’éco-tourisme responsable », en passant par l’exploitation efficace du développement de la classe moyenne au milieu du XXe siècle, sans omettre les ressorts économiques, idéologiques et thérapeutiques qui ont pu déclencher et prolonger leur essor séculaire.
Le sujet pourrait sembler futile : bien au contraire, ce livre en dit long, et profondément, sur nos sociétés et leur évolution. Et pour cause : la quête du Bonheur, pour être bien vaine, n’est-elle pas une préoccupation assez répandue parmi la gent humaine, depuis longtemps ? Madame Picon-Lefebvre confirme les pressentiments les moins optimistes de Tocqueville dans La Démocratie en Amérique. Elle ne se contente pas de nous instruire sur un plan théorique, elle nous informe de façon précise sur les destinations de vacances à éviter. Ainsi, je n’avais jamais envisagé d’aller skier à Avoriaz, mais tant qu’à faire cela semble quand même moins sinistre qu’à Flaine. Et si l’on peut regretter la destruction du Ruhl, il reste toujours le Negresco, même si l’intérieur en a été dénaturé.
S’il y a bien un endroit où je n’aurais pas idée d’aller chercher le bonheur, sauf par la force des baïonnettes, c’est Disneyland, que ce soit en Californie, en Floride ou dans la Seine et Marne, mais on ne peut qu’admirer le génie de Walt Disney et de ses successeurs : quelle finesse dans la détection des désirs de la clientèle visée, et dans le choix des moyens pour écarter celle dont on ne veut pas ! Et quelle vigilance, pour repérer les variations chronologiques et géographiques de ces paramètres !
Un chapitre est consacré aux Jeux Olympiques, qui donnent une idée assez juste « de l’état des forces économiques et politiques dans le monde » (p. 70). Certains pays organisateurs ont choisi de les utiliser comme levier de transformation urbaine (Grenoble 1968, Montréal 1976, Barcelone 1992, Athènes 2004), cependant qu’à Los Angeles en 1984 ou à Atlanta en 1996 aucune subvention publique n’était prévue : à Los Angeles on a réutilisé les installations de 1932 et mis à contribution les cités universitaires locales, tandis qu’Atlanta sous-traitait tout à Coca-Cola. Si Grenoble, Barcelone et la vallée de la Tarentaise (jeux d’Albertville en 1992) ont su utiliser l’occasion pour se moderniser, Montréal et Athènes ont subi des catastrophes immobilières dont il faudra payer les dettes pendant des décennies.
La réputation d’opulence des émirats du Golfe Persique vous dissuade peut-être d’envisager des vacances à Dubaï : erreur ! Vous pourrez vous y offrir un hébergement et des loisirs princiers à prix cassés. Ce sera certes au prix des conditions indignes de vie, de travail et de rémunération des personnels venus d’Asie du Sud, ce qui risque de troubler votre conscience, mais était-ce bien différent sur la Côte d’Azur à l’époque victorienne ? En outre le climat est insupportable et les conditions géopolitiques ne se prêtent guère à la navigation en boutre parmi les récifs du détroit d’Ormuz, paraît-il magnifiques.
Si cette quête frénétique de l’amusement et du loisir (bien différent de l’otium antique) a son origine dans les pays riches, elle déverse ses hordes vêtues de façon inconvenante dans les pays pauvres, et ce depuis l’époque des conquêtes coloniales. Certes, les premiers touristes qui visitaient le Sud marocain sur les talons des bataillons de Lyautey (p. 110) étaient moins nombreux, moins indécents et mieux habillés que leurs successeurs contemporains. Les routes tracées par les militaires français empruntaient de préférence des itinéraires dotés de larges points de vue sur les territoires, ce qui coïncidait avec les aspirations des touristes. Le tourisme serait-il la poursuite de la guerre par d’autres moyens ? En tout cas ce livre incite surtout le lecteur à rester à la maison : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », nous a appris Blaise Pascal.