Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Statistique
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 22 juin 2023

par Laurent Bloch

Chapitre précédent

Si les activités militantes mobilisent l’essentiel de mon temps, je n’oublie pas que ma scolarité à l’Ensae assure ma rémunération par l’Insee et de là une indépendance économique à laquelle je n’entends pas renoncer, même si c’est une attitude suspecte d’individualisme petit-bourgeois, voire de carriérisme réactionnaire. Bref, j’assiste aux cours, qui sont d’ailleurs obligatoires, je passe les examens, je travaille un minimum, le passage par la taupe m’a procuré un niveau de mathématiques et surtout une habitude de travail intensif qui me permettent de vivre sur mes acquis.

Comme j’assiste aux cours d’allemand je suis au contact des polytechniciens qui fréquentent l’Ensae (sa division plus prestigieuse) en tant qu’école d’application. Ils sont pleins de sollicitude pour moi, issu de strates moins nobles. Cela me vaudra quelques aventures surprenantes, comme d’être invité à une soirée rue Pierre Charron : après avoir demandé à ma tante et à mon oncle où cela se trouve (entre les Champs-Élysées et l’avenue George V), j’arrive devant un authentique hôtel particulier, mais à cette époque je suis peu capable de comprendre que je suis en visite dans la très haute bourgeoisie. Je côtoierai ainsi de futurs ministres, membres de cabinets ministériels, membres de la Commission européenne, Bruno Durieux, Jérôme Vignon.

Dans ma division je fais aussi des rencontres intéressantes, notamment parmi les étudiants étrangers. Le meilleur en mathématiques de la promotion, camarade charmant au demeurant, est Siméon Nteziryayo, dont rien ne pouvait laisser présager qu’après avoir été maître de conférences à l’université de Kigali, il serait un jour ministre dans le gouvernement génocidaire rwandais du général Habyarimana. Le Malgache Rabetsitonta Tovona, lui aussi bon en maths et sympathique, sera candidat malheureux à la présidence de son pays, mais il en sera un des hommes les plus riches, et lorsque, bien plus tard, j’irai là-bas, le chauffeur de l’Institut Pasteur d’Antananarivo n’aura de cesse de me désigner les nombreuses propriétés immobilières de mon ami, mais je n’oserai pas rendre visite à un homme aussi puissant. Je suis très copain avec Ali Klila, qui fera une belle carrière au ministère de l’Agriculture tunisien, et avec la Cambodgienne Maly Eap.

Je découvre le calcul des probabilités et les statistiques, ces contrées mathématiques sont très différentes de celles que j’ai arpentées en taupe. La nouveauté et le dépaysement donnent du piquant à ces enseignements, ma mobilisation militante ne me donne malheureusement pas le temps de les approfondir vraiment. Le cours d’économie est assez rudimentaire, mais approprié à mon ignorance. L’enseignement d’informatique consiste en un cours de programmation en langage Fortran, sans travaux pratiques. Si je n’avais connu que cela de la programmation je ne serais jamais devenu informaticien. Le cursus de la seconde année me la fera découvrir de façon plus heureuse, mais entre temps il y aura eu Mai 1968.

J’enjambe Mai 1968, qui fera l’objet d’un prochain chapitre. L’année universitaire commence en septembre 1968 par un stage de deux mois à plein temps au centre de calcul de l’Insee, rue Boulitte dans le 14ème arrondissement : ce stage aura une grande influence sur mon itinéraire ultérieur, je le réserve aussi pour un autre chapitre.

Après le stage informatique, les deux derniers mois de l’année 1968 sont consacrés à un stage dans un service statistique, pour moi ce sera au Ministère de l’Équipement, sous la houlette d’Alphonse Vernier, administrateur de l’Insee, chef de la Division des Statistiques du Ministère de l’Équipement et du Logement, catholique de gauche, un homme hautement estimable. Les bureaux du ministère sont assez dispersés, les statistiques sont logées avenue du Parc de Passy, entre le pont de Bir-Hakeim et la Maison de la Radio. Le bureau du ministre Albin Chalandon est là aussi, sa présence est signalée par sa Ferrari dans le parking.

Mon maître de stage est Jean-Michel Agnus, nous allons travailler à la refonte du formulaire de l’enquête annuelle d’entreprise (EAE) du Bâtiment et des Travaux publics. Les enquêtes de la famille EAE ont pour but de connaître, branche par branche, la situation des entreprises, qui sont toutes interrogées. C’est une enquête obligatoire, mais pour que les entreprises acceptent de répondre consciencieusement il convient de se mettre d’accord avec les syndicats professionnels. À cette époque le secteur du Bâtiment compte de l’ordre de 250 000 entreprises, dont 230 000 d’une seule personne. Un bon nombre d’entre elles n’ont qu’une activité saisonnière (des agriculteurs qui changent d’activité pendant les saisons creuses). Inutile de dire que ces entreprises sont rarement pourvues de services statistiques, et qu’il faut faire preuve de pédagogie dans la rédaction du questionnaire si l’on veut qu’il soit rempli. Nous avons une réunion avec l’équipe dirigeante de la Fédération française du Bâtiment, en présence de son président, je ne me rends pas bien compte à l’époque que c’est quelqu’un d’important.

Côté Travaux publics l’ambiance est assez différente, la fédération professionnelle compte quelques 10 000 entreprises, certaines grosses voire très grosses, nous avons affaire à des ingénieurs, des économistes, des statisticiens. Mais les deux fédérations sont bien d’accord sur un point : ce sont elles qui enverront le questionnaire à leurs affiliés, et qui les recevront, avant de nous les transmettre.

C’est un travail passionnant, l’article d’Économie et Statistique qui en rend compte indique qu’« une réforme profonde des modalités de l’enquête a été entreprise et appliquée », je ne comprendrai que des années plus tard ma chance de travailler à ce niveau, en apprenant des tas de choses sur le bâtiment et les travaux publics et en rencontrant toutes sortes de gens d’horizons très différents. Je crois que notre questionnaire a été utilisé par la suite pour pas mal d’enquêtes annuelles successives.

Il y a des travaux de peinture dans le bâtiment voisin du nôtre. Nous voyons les peintres, tous portugais, manger leur casse-croûte dehors sous la pluie de novembre : après Mai 68, ce n’est pas tolérable, toute l’équipe statistique fait le siège du directeur de la cantine afin qu’il les admette à déjeuner (la cuisine est excellente). Nous allons déjeuner avec eux, ils sont en France pour avoir du travail, mais aussi pour échapper au service militaire en Angola ou au Mozambique.

La division est équipée d’un micro-ordinateur Olivetti Programma 101, révolutionnaire pour l’époque (le microprocesseur n’a pas encore été inventé). Je déploie mes toutes nouvelles compétences acquises lors du stage informatique pour écrire un programme (assez naïf) de calcul d’écart-type.

Janvier 1969, reprise des cours à l’école, mais j’y serai peu assidu (sauf pour des réunions militantes), Mai 1968 a déclenché une telle effervescence que nous sommes persuadés de vivre une époque pré-révolutionnaire. J’aurai quand même un bon cours de statistique mathématique, par un professeur togolais aussi sympathique que bon pédagogue, Julien Amegandgin. L’année se termine, nous devons rejoindre nos postes à l’Insee ou dans d’autres services statistiques publics, je postule pour le département informatique de l’Insee, ne rencontre aucune concurrence et y suis affecté, rue Boulitte, mon rêve.